Enquête. Les « autoroutes » de la cocaïne d’Amérique du Sud jusqu’en France

Ce qu’il faut savoirMis à jour le 6 mai 2024

L’immense majorité de la cocaïne consommée en France par près de 2 % de la population provient de Colombie.

La coke voyage sur des navires marchands comme les vraquiers, dans des conteneurs, dans les coques de voiliers, dans les cales de bateaux de pêche, dans des narco-sous-marins…

En France, 75 à 80 % de la cocaïne est saisie sur le vecteur maritime, le reste arrive par avion.

L’Europe est le premier marché mondial de la cocaïne et la France est une des destinations privilégiées par les narcotrafiquants. Si la production de coca, et donc de cocaïne, a explosé depuis 2014, en Colombie, Bolivie et Pérou, c’est aussi que la demande s’est massifiée. Selon Michel Gandilhon, auteur de Drugstore (éd. Du Cerf), « la cocaïne est devenue la deuxième substance la plus consommée derrière le cannabis ». Dans l’Union européenne, « le nombre d’usagers dans l’année tourne autour de 3,5 millions », d’après ce spécialiste de la criminalité internationale.

Le marché aux États-Unis est en passe d’être saturé ; les organisations criminelles recherchent donc d’autres débouchés et des marchés solvables. Elles se tournent vers l’Europe où la cocaïne s’est largement démocratisée.

Yves Bourlieux, directeur des Douanes de Bretagne.

Relire la première partie de notre enquête

Le gouvernement de Gabriel Attal plastronne et tente d’endiguer le phénomène avec ses opérations « place nette » menées partout en France.

En 2022 (les chiffres pour 2023 n’ont pas encore été rendus publics par le ministère de l’Intérieur), 28 tonnes de cocaïne avaient été saisies. 55 % de la coke interceptée à l’entrée de la France métropolitaine, provenaient des Antilles et de Guyane. Ces zones sont utilisées comme zone de rebond et de stockage pour la drogue avant d’être envoyée en France métropolitaine.

Mais tout cela ne représente qu’une infime partie de ce qui entre sur notre territoire. Ceux qui contrôlent le marché européen sont les Colombiens. Aujourd’hui, le gang le plus puissant de Colombie est le Clan del Golfo, aussi appelé AGC (Autodefensas Gaitanistas de Colombia), Gaitanistas ou Urabeños. Il est conçu comme un réseau, ce qui lui permet de ne pas être trop impacté lorsqu’un de ses leaders est tué ou arrêté. Une leçon apprise des chutes du Cartel de Medellin et des AUC (leur chef Carlos Castaño est mort en 2004), deux organisations dans lesquels ce groupe trouve ses racines.

Une donnée a radicalement changé le trafic de drogue mondial : la production quasi-infinie. Les superficies de cultures de coca n’ont cessé d’augmenter. Désormais, face à l’abondance de cette plante, les cartels latino-américains n’ont plus peur de perdre de grandes quantités, que ce soit en raison d’accidents ou de saisies douanières.

Un sel venu d’Amérique du Sud

La cocaïne est un psychoactif recherché pour ses effets stimulants, physiques et cognitifs, et désinhibants. C’est un alcaloïde qui provient des feuilles du cocaïer, un arbuste cultivé en Amérique du Sud (Colombie, Pérou, Bolivie principalement). L’extraction de celui-ci s’effectue en plusieurs étapes pour obtenir un sel, le chlorhydrate de cocaïne. C’est sous cette forme que la cocaïne est sniffée ou injectée. (Source : OFDT)

En Bolivie, la production de coca est officiellement légale depuis 1988. En tant qu’ancien cultivateur, le président Evo Morales (2006–2019) est devenu un fervent partisan de l’industrie de la culture de la coca. En 2017, il a promulgué une loi qui a presque doublé la superficie de la production légale dans le pays.

Dans la Constitution bolivienne — réécrite en 2009 — il est stipulé que « l’État protège la coca, une plante ancestrale et indigène, comme un patrimoine culturel, une ressource naturelle de la biodiversité de la Bolivie, et comme un facteur d’unité sociale ».

Le président colombien Gustavo Petro a déclaré à la tribune de l’Organisation des nations unies (ONU), le 20 septembre 2022, qu’il envisageait de suivre le même chemin.

Au Pérou, le gouvernement a annoncé en 2022, souhaiter acheter l’intégralité de la récolte de feuilles de coca des producteurs clandestins, dans le but de combattre le trafic de drogue.

Mais désormais, la Colombie, le Pérou et la Bolivie n’ont plus le monopole de la coca. Des souches de coca peuvent pousser dans différentes conditions. Des cultures très modestes, ont été détectées dans d’autres pays, comme l’Équateur et le Venezuela, et aussi en Amérique centrale (Guatemala, Honduras, Panama) et au Mexique.

« Faire en sorte que la cocaïne n’arrive pas jusqu’en Europe »

En plus de cette production de coca qui augmente, selon Laurent Laniel, analyste à l’observatoire européen des drogues, les rendements s’améliorent : « Il y a eu une efficientisation de la production de cocaïne, c’est-à-dire qu’avec moins de coca on arrive à produire plus de cocaïne par kilo de feuille de coca parce que les processus d’extraction sont devenus meilleurs. »

« Le plus important pour nous est de faire en sorte que la cocaïne n’arrive pas jusqu’en Europe », appuie Camille Miansoni, procureur de la République de Brest. Pour cela, le parquet breton travaille en étroite collaboration avec la préfecture maritime de l’Atlantique. Depuis Brest, les deux institutions pilotent des opérations menées dans le golfe de Guinée. « Cette zone se trouve sur une route importante : elle est juste en face du Brésil et est très fréquentée par ceux qui transportent de la cocaïne destinée au marché européen », explique le magistrat breton.

La Marine nationale a intercepté 900 kg de cocaïne sur un voilier de 15 mètres de long dans le golfe de Guinée. (©Marine nationale)

En 2023, 13 tonnes ont été saisies. Rien qu’en mars 2024, déjà 11,5 tonnes de cocaïne ont été interceptées au large du Nigéria. Le 4 mars, 900 kg se trouvaient sur un voilier de 15 mètres. Dix jours plus tard, la Marine nationale intercepte 10,6 tonnes dans un bateau de pêche brésilien de 20 mètres. « Dans ce domaine, on est à fond. On peut agir vite. Par exemple, pour la saisie début mars de 900 kg, on a eu l’information le samedi, on s’est réuni et concerté le dimanche et l’intervention a eu lieu le lundi », démontre Camille Miansoni.

La voie maritime est privilégiée

90 % du commerce mondial passe par la mer et le trafic de drogue ne fait bien sûr pas exception. En France, 75 à 80 % de la cocaïne est saisie sur le vecteur maritime.

Depuis les années 1990, au moins, la mafia italienne, pionnière de cette méthode, cache de la drogue dans les porte-conteneurs. Aujourd’hui, grâce à la diversité et au renouvellement constant des moyens d’acheminement de marchandises (navires de plaisance, ferries, vraquiers, porte-conteneurs, etc.), les trafiquants disposent d’un large éventail de solutions pour livrer leur poison.

En 2021, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), les principaux pays de provenance de la cocaïne interceptée en Europe étaient le Brésil (en partance du port de Santos), la Colombie (ports de Buenaventura et de Carthagène) et l’Équateur (port de Guayaquil).

Au Brésil, c’est surtout le groupe criminel le plus redouté du pays, le Premier commandement de la capitale (Primeiro comando da capital, PCC), qui tire les bénéfices du trafic de drogue. Ce gang contrôle notamment l’itinéraire qui part de la Bolivie et traverse le Paraguay pour atteindre le port de Santos.

Selon Douwe Den Held, enquêteur Insight Crime, organisation à but non lucratif pour le journalisme d’investigation sur le crime organisé en Amérique latine, « les trafiquants sont constamment en train de chercher de nouvelles routes, c’est pour cela qu’il y en a autant ».

Les flux de la cocaïne vers la France.
Les flux de la cocaïne vers la France. (©Enquêtes d’actu)

Le rôle essentiel des porte-conteneurs

« La majorité de la drogue est transportée via les routes de commerce légales, dans des conteneurs », assure Douwe Den Held. En 2020, 55 % des quantités de cocaïne saisies par les services antidrogues français sur des vecteurs maritimes, l’étaient sur des porte-conteneurs.

Le rôle capital des ports et des voies maritimes n’est pas nouveau, mais la forte augmentation du commerce international, dans le sillage de la révolution de la logistique inaugurée par le porte-conteneurs, a encore intensifié le phénomène.

Michel Gandilhon,Drugstore (éd. Le Cerf)

Dans le cadre de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France, dont les conclusions seront connues courant mai 2024, le sénateur Étienne Blanc (LR) et ses collègues se sont rendus au port d’Anvers, ils ont « vu le plus gros porte-conteneurs actuellement au monde ; il transportait 14 000 conteneurs qu’il décharge en 24 heures et 14 000 sont rechargés ensuite. On ne peut pas tous les contrôler ».

Seuls 2 % des conteneurs sont contrôlés dans le monde, mais 10 % le sont lorsqu’ils proviennent d’Amérique du Sud. « La drogue voyage dans des conteneurs légaux, de cargaisons organisées par des sociétés d’import-export, dont les patrons sont souvent tout à fait au courant qu’ils transportent de la cocaïne dans leurs ananas, leurs boîtes de conserve, leur marbre, leurs outils de chantier, leurs tuyaux… », indique Fabrice Rizzoli, politologue, enseignant et chercheur sur le crime organisé, fondateur de Crim’HALT.

Le « rip-off », technique la plus utilisée

Cette technique consistant à camoufler la cocaïne dans de la marchandise légale, baptisée « inside cargo » ou « rip-off » par les autorités, est la plus répandue. Les trafiquants peuvent créer une société écran ou en racheter une ayant déjà un nom dans l’export.

Afin d’éviter le profilage, ils cassent le scellé du conteneur légal, y introduisent leur « came », et remplacent le scellé par un autre, identique, cloné auparavant. Cette opération, ils ne la font évidemment pas eux-mêmes, puisqu’il faut pénétrer sur le port pour y arriver. Ils recrutent donc des dockers et agents portuaires, en France comme en Amérique latine.

Mais ils ne se contentent pas uniquement de cacher la drogue dans le fret. Leur imagination n’a pas de limites. Ils sont même en mesure de transformer la cocaïne en engrais ou en produits pour animaux. Elle peut aussi être dissoute dans des liquides et imprégnée dans des vêtements ou mélangée à du plastique fondu. Charge ensuite aux laboratoires de seconde extraction, bien présents en Europe, de luis redonner son aspect initial.

La drogue peut aussi être cachée non pas dans la marchandise, mais dans le conteneur lui-même, c’est-à-dire dans sa structure. Les parois, les plafonds, les portes, les équipements de refroidissement et l’isolation peuvent donc être truffés de briques de cocaïnes. Avec cette méthode, il n’y a plus besoin de briser les scellés, mais il faut la complicité d’employés de compagnies maritimes ou d’opérateurs de parcs à conteneurs. Ou alors carrément créer son entreprise de maintenance de conteneurs, comme cela s’est déjà vu.

Yves Bourlieux, directeur des Douanes de Bretagne.
Yves Bourlieux, directeur des Douanes de Bretagne. (©Matthieu Gain / Côté Brest)

En février 2023, à Brest, 178 kg de cocaïne ont été retrouvés par la gendarmerie maritime sur le vraquier Nord Capella, dissimulés dans la coque. « Ces méthodes sont sophistiquées, puisqu’elles demandent des moyens importants, dont des plongeurs pour fixer les ballots de cocaïne sous la ligne de flottaison du bateau », remarque Yves Bourlieux directeur des Douanes de Bretagne.

« Une autoroute de voiliers entre les Caraïbes et la France »

En raison de la présence de plus en plus importante des autorités dans les grands ports comme Le Havre ou Marseille, dans le cas de la France, avec l’utilisation de scanners à conteneurs, les narco-trafiquants se rabattent vers des ports plus petits, peu connus pour servir de point d’arrivée de cocaïne. C’est ce qu’on appelle les « routes froides ».

C’est ainsi que tous les ports de France sont concernés par cet afflux, puisque les bateaux empruntent de plus en plus les fleuves, comme la Seine. L’axe Le Havre-Rouen-Gennevilliers d’ailleurs est fondamental pour irriguer la cocaïne dans le pays.

Dans les années 2000, les trafiquants français installés dans les Caraïbes ont créé de véritables « autoroutes de voiliers », Fabrice Rizzoli. « Les criminels font appel à des particuliers qui ont besoin d’argent et qui ont un voilier, complète le politologue, fondateur de Crim’HALT. Ils leur demandent de convoyer 50, 100, 200 kilos de cocaïne, moyennant telle somme. Ils traversent l’Atlantique et s’ils coulent ou s’ils sont arrêtés par la Marine française, ou si la marchandise est saisie, le trafiquant français a perdu sa cargaison, mais les Colombiens ont été payés, ce n’est plus leur problème. »

La marchandise, sous forme de paquet, peut être lancée à la mer depuis un navire. Munie d’une balise GPS, les équipes à terre sont chargées de la récupérée lorsque les ballots se rapprochent des côtés. C’est la technique du « drop-off », dont nous avions parlé dans notre précédent article consacré à la diffusion de la poudre dans le pays.

Les narco-sous-marins

Les cartels mexicains et colombiens ont importé en Europe la technique des « narcoplongeurs » ou « narcosubmersibles ». Le trafiquant de drogue colombien Diego Pérez Henao, alias « Diego Rastrojo », du groupe Los Rastrojos, est l’un des pionniers de cette technique. C’est aujourd’hui en Espagne et aux Pays-Bas qu’elle est la plus observée.

D’après Insight Crime, au cours des sept premiers mois de l’année 2020, 27 narco-sous-marins ont été confisqués, 14 dans les eaux colombiennes et 13 dans les eaux internationales, avec plus de 31 tonnes de cocaïne à l’intérieur.

Les mules depuis la Guyane

L’Amérique du Sud voit aussi partir des avions chargés de cocaïne par l’intermédiaire de « mules » qui ingèrent chacune 1 à 3 kg de cocaïne conditionnée dans des boulettes. Ces « bouletteux » s’envolent pour la métropole depuis l’aéroport de Cayenne. Le nombre de mules interceptées en Guyane française a augmenté de 75% entre 2017 et 2021, passant de 608 à 1 065, avec un pic à 1 349 mules interceptées en métropole ou en Guyane en 2018.

Selon Michel Gandilhon, membre du conseil scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales de l’Iris (ObsCi), « 20 % de la cocaïne qui arrive en métropole passe par la Guyane ».

Et si le marché se retournait ?

Les flux de cocaïne sont si importants que l’expert Michel Gandilhon prédit une « crise de sur-production », c’est-à-dire qu’un jour ou l’autre, selon lui, le marché n’absorbera plus les quantités produites.

« En France et en Europe, il y a une dynamique certaine, mais un jour ou l’autre le marché se retournera. C’est ce qu’il s’est passé aux États-Unis dans les années 1990, c’est pour cela que les trafiquants ont mis le paquet sur l’Europe. » Un retournement qui serait suscité par des « problèmes sanitaires, d’hospitalisations » de plus en plus récurrents et cassant ainsi l’image de « drogue glamour au sein de la population ».

Une enquête réalisée avec Matthieu Gain et Victor Massias

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