ENTRETIEN. « Elles vont toujours être à la recherche de bonnes affaires » : la sociologue Fanny Hugues s’est intéressée à trois Ariégeoises et leurs modes de vie « écolos »
Fanny Hugues, doctorante au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS) finalise actuellement une thèse provisoirement intitulée « Vivre de peu en zone rurale : récupérer, réparer, autoproduire » dans laquelle elle s’est intéressée à trois femmes ariégeoises et à leurs modes de vie « écolos ». Pourtant, ces femmes ne se définissent pas comme telles. Entretien.
Vous avez mené votre enquête dans six départements français et notamment en Ariège. Pour quelles raisons ?
Ça s’est fait assez naturellement, je viens du sud de Toulouse en Haute-Garonne, et on m’a donné le contact de bénévoles dans un Secours catholique d’une antenne en Ariège. C’est là que j’ai rencontré deux femmes des classes populaires précarisées qui ont une cinquantaine d’années, qui ont vécu avec des hommes avec lesquels elles ont eu des enfants mais ne sont plus avec depuis une quinzaine d’années.
Ces femmes ont été ouvrières et sont désormais au chômage ou au RSA et aimeraient bien retrouver un emploi. L’une vit dans un petit bourg avec 300 habitants, elle n’a pas de jardin donc ne peut pas faire de potager. Avant, elle était propriétaire d’une maison avec son conjoint, mais c’est ce qui arrive à beaucoup de femmes qui se séparent, c’est qu’elles perdent la propriété de leur habitation, qu’importe la classe sociale. Elle ne peut pas proposer de garde d’animaux non plus, ne peut pas stocker de bois, donc elle est obligée d’avoir recours à un poêle qui coûte plus cher.
La deuxième vit dans l’une des communes les plus peuplées de l’enquête, d’environ 3 000 habitants, et habite dans une maison HLM en bordure de village avec un jardin et même une forêt à proximité.
Puis j’ai obtenu le contact d’une troisième femme, que j’ai nommé Violaine. Elle a une soixantaine d’années et appartient plutôt aux petites classes moyennes du fait de son diplôme puisqu’elle a été infirmière et à un certain capital culturel. Elle touche désormais une retraite de 1 000 euros et vit dans une cabane en bois sur un terrain prêté par son beau-frère. Il y a plus une dimension de politisation de son mode de vie face à un quotidien qui ne lui convenait pas.
Pour Violaine, vivre de la débrouille, c’est plutôt un choix de mode de vie finalement ?
Violaine fait partie des gens qui politisent leur mode de vie mais qui va en réalité requalifier des pratiques qu’elle faisait depuis toujours. Elle a grandi à Toulouse dans un petit appartement, sa mère était institutrice et son père était militaire, mais ils n’étaient pas propriétaires. Elle fait partie de ceux qui ont intériorisé le moins de dispositions à la débrouille dans l’enfance, et qui les ont davantage acquises sur le tas. Socialisée au bricolage dans l’enfance, elle a rénové une ruine, seule dans l’Hérault, et elle a construit sa cabane en bois cordé. Même quand les gens politisent leur mode de vie, ce n’est pas une bifurcation, on retrouve toujours ces traces de débrouille dans le passé.
Comment ces femmes se débrouillent-elles alors au quotidien ?
Les deux femmes précarisées ressentent vraiment la contrainte financière du fait déjà de leur loyer à payer. Elles vont constamment faire attention à l’énergie, chauffer au minimum, trier aussi, donner une seconde vie aux vêtements. Tous ces « éco gestes » sont, dans leur cas, en grande partie contraints. C’est l’argument économique qui va d’abord être mis en avant plutôt que l’argument « écolo ».
Elles vont aussi toujours être à la recherche de bonnes affaires, des promotions, aller au Secours populaire. Elles vont aussi avoir accès à des légumes frais par leur entourage. Celle qui n’a pas de jardin a une voiture de collection qui a maintenant trente ans et c’est son fils qui l’aide à la réparer, d’autant que les routes en Ariège sont assez sinueuses et nécessitent plus d’essence. Ce qui est important de préciser, c’est que ces ménages sont situés dans la plaine ariégeoise et pas du tout en haute montagne.
À travers votre thèse, l’idée c’est de visibiliser ces pratiques dites « écolos » qui finalement ont toujours existé ?
Ces femmes vont mettre en avant le fait de trier et d’avoir d’autres pratiques en ce sens mais ça ne va jamais être lié au fait que c’est écolo. Elles ne vont pas le revendiquer, – même si leurs pratiques le sont. Pour elles, il s’agit plus d’un « bon sens » puisque ça fait pleinement partie de leur économie domestique depuis très longtemps.
Ce qui m’intéresse effectivement à travers cette thèse, c’est de savoir comment ces modes de vie tiennent dans le temps et se reproduisent à l’échelle de plusieurs générations. Dans mon travail, je parle notamment de « débrouilles rurales » au pluriel en tant que modes de vie car ce ne sont pas juste des pratiques isolées comme elles peuvent l’être chez les classes favorisées qui restent malgré tout dans des modes de vie marchands.
Ces femmes dites précaires ont envie justement d’évoluer économiquement ?
Celle qui vit dans la grande maison HLM aimerait payer un loyer moins cher mais elle se sent bien car elle a un jardin; l’autre aimerait disposer d’un jardin, mais s’entend bien avec le propriétaire, et c’est compliqué de changer d’habitation du jour au lendemain. Ces deux femmes souhaitent que leur situation économique soit un peu moins difficile sans pour autant aspirer à une ascension sociale.
Est-ce que ce mode de vie de la débrouille est plutôt répandu en Ariège ?
Si on extrapole ce qu’on sait de ce département, peut-être qu’effectivement, ce mode de vie de la débrouille est répandu. C’est un département qui à la fois s’est précarisé d’un point de vue ouvrier et s’est désindustrialisé dans la plaine projetant des personnes au chômage ou au RSA; l’une de ces femmes a été d’ailleurs concernée par les fermetures d’usines textiles. De l’autre, on sait que l’Ariège attire des populations dites alternatives, qui se réfugient en montagne mais, à l’heure actuelle, je ne dispose pas de chiffres pour pouvoir quantifier ce phénomène.
Vous avez été vous-même socialisée à ces pratiques ?
Je ne viens pas d’un milieu populaire, ma mère appartient aux classes supérieures mais bricole depuis sa jeunesse et fait des choses par elle-même. Donc j’ai été socialisée à ces pratiques mais dans un contexte différent puisqu’il n’y avait aucune contrainte économique alors que c’est ce qui caractérise la grande majorité des personnes que j’ai rencontrées au cours de cette enquête.
La sociologue Fanny Hugues présentera sa thèse à l’automne prochain.
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