Face à la percée du RN aux législatives, Sénégalais et binationaux restent circonspects


La percée historique du Rassemblement national au premier tour des élections législatives françaises, qui reste à confirmer au second tour dimanche, place le parti de Marine Le Pen aux portes du pouvoir. Ces résultats ont été particulièrement scrutés au Sénégal par les résidents français et les nombreux binationaux. La population sénégalaise reste interrogative sur l’avenir des relations entre les deux pays mais aussi persuadée que la réalité du pouvoir et la mondialisation empêcheront la mise en application des promesses du RN, notamment celles sur l’immigration.

« Le RN court depuis des années derrière le pouvoir mais je ne suis pas certaine qu’ils gagneront, juge Adji, commerçante. Les Français ne sont pas bêtes ! La France n’est pas un petit pays, il ne faut pas le donner à n’importe qui… Marine Le Pen va le gâter ! » Cette mère de famille de 43 ans ne comprend toujours pas pourquoi Marine Le Pen s’était rendue au Sénégal en janvier 2023. La cheffe de fil du RN y avait alors défendu un « authentique codéveloppement euro-africain ».

Point d’orgue du déplacement, elle avait rencontré le président Macky Sall. Un échange tenu secret jusqu’au dernier moment qui avait fait réagir le monde politique sénégalais ainsi que la société civile.

La question migratoire, interrogation centrale

Les discours xénophobes et islamophobes du parti d’extrême droite font particulièrement réagir au Sénégal et interrogent au regard des résultats obtenus dimanche dernier. « La France ne peut pas avancer sans les Africains : nous avons les ressources, les opportunités… Et puis plus de la moitié des Français sont d’origine étrangère ! Comment ils feront avec l’équipe de France de football ? On est tous mélangés. S’ils ne veulent garder que les “purs” Français, ils ne seront que cinq ! La France sera perdante », assure-t-elle, rappelant aussi que les étrangers « contribuent au développement de la France en travaillant, notamment dans les emplois que les Français ne veulent pas exercer, en payant leurs impôts… ».

Attristée par les scores obtenus, Camélia n’est néanmoins pas choquée par ces résultats. « Depuis des années, il y a une stigmatisation en France à travers les médias et les réseaux sociaux, des étrangers, des Arabes, des musulmans. Cette désinformation qui appuie l’idée que tous les problèmes viennent de l’étranger monte depuis un moment. C’est plus facile d’avoir un bouc émissaire », déplore cette Franco-Marocaine résidant au Sénégal et vivant hors de France depuis 2017. Elle constate une tendance générale, en Europe mais pas uniquement, au repli sur soi.

C’est cet aspect nationaliste du RN qui séduit Daouda, Sénégalais dans la cinquantaine, persuadé qu’une victoire du parti de Marine Le Pen serait « bien pour la France ». « Elle aime la France et veut le développement de son pays », argumente-t-il, séduit par son discours souverainiste. Dans un contexte sénégalais où Macky Sall a longtemps été accusé de brader le pays et ses ressources aux étrangers, particulièrement à la France, la défense des intérêts nationaux prônée par le RN en séduit certains.

L’idée qu’une fois le RN au pouvoir, cela pourrait signifier la fin de l’ingérence française sur le continent attire également. À l’inverse, pour lui comme pour beaucoup d’autres, les promesses de fermeture des frontières pour empêcher la migration ne sont que de la « démagogie pour gagner des voix » et se heurteront à la réalité. « L’immigration ne va pas s’arrêter. Mais ce qui risque d’arriver, c’est qu’à cause du rejet des étrangers, la fuite des cerveaux vers la France s’orientera désormais vers d’autres pays. Par contre la migration illégale persistera bien, au détriment de la France », avance Mamadou, franco-sénégalais de 40 ans.

Vers une redéfinition des relations Sénégal-France ?

Au Sénégal, où résident plus de 20 700 Français selon le recensement de 2023, le Nouveau Front populaire (NPF) est arrivé en tête (53,22 %) tandis que le RN apparaît en troisième position avec 13,32 % des voix. « Les Français expatriés qui ont voté RN, avec tous les avantages qu’ils ont ici, transposent les inquiétudes de leur famille en France, note Mamadou. Il y a un fort communautarisme des Français au Sénégal. »

Les liens entre les deux pays sont historiques et toujours très forts, économiquement, culturellement et diplomatiquement. « Nous avons une histoire commune qui remonte à la colonisation, à l’esclavage. On ne peut pas l’effacer ni la réécrire », insiste-t-il.

Je n’ai pas envie de retrouver la France de VichyMamadou

Une victoire du RN interroge sur une potentielle reconfiguration des relations bilatérales, d’autant que la France est le premier investisseur étranger au Sénégal avec notamment plus de 200 entreprises françaises implantées. Adji craint ainsi que cela ne puisse se répercuter sur les rapports entre les États, et que des malentendus et conflits n’émergent, fragilisant les liens.

Pour autant, elle ne doute pas qu’« il n’y aura pas de problème entre les Sénégalais et les Français ». Alors que la présence française est en perte de vitesse au Sahel (Mali, Burkina Faso et Niger), le maintien de bons rapports avec les pays alliés sur le continent apparaît comme un enjeu diplomatique. « La diminution de son pouvoir sur le continent peut s’accentuer avec les résultats des élections. D’autres pays attendent pour venir prendre sa place ici… », souligne-t-elle. Dans le cas d’un « refroidissement » des relations franco-sénégalaises, notamment dans l’octroi de visas, nombreux sont ceux à prôner la réciprocité et la politique du « donnant-donnant ».

Autre inquiétude : le débat sur la binationalité. « Je trouve que c’est un débat stupide ! » s’agace Camélia avant de développer : « La réalité, c’est qu’il y a un manque de personnes qualifiées dans beaucoup de corps de métier en France. On est venu chercher mes cousins ingénieurs au Maroc pour qu’ils viennent travailler en France, sans qu’ils ne demandent rien. La France vient piocher des cerveaux en Afrique. Les emplois difficiles, eux aussi, sont largement réalisés par des étrangers. Il y a beaucoup de choses que les Français ne réalisent pas. »

Crainte d’une division de la société française

Selon Mamadou, la mesure accentuerait le « sentiment d’être un Français de seconde zone », des Français d’origine étrangère. Pour lui, ce qui se passe actuellement « est un signal inquiétant et alarmant », d’autant plus dans le « pays de la démocratie et de la liberté ». « Je n’ai pas envie de retrouver la France de Vichy… C’est ouvrir la boîte de Pandore en stigmatisant les musulmans, mais aussi les juifs, etc. », appuie celui qui travaille pour une entreprise française au Sénégal.

Il se désespère de la « dégradation du vivre-ensemble » qui pousse notamment certains binationaux à revenir au pays. « Il y a une multiplication des repats ces dernières années car ils refusent de vivre dans un pays où ils sont rejetés alors qu’ils en sont citoyens », explique-t-il. Pas de doute pour Camélia : si politiquement, elle doute de la faisabilité du programme du RN, en revanche elle juge « très dangereux socialement parlant » la victoire du parti et espère qu’ils ne « transformeront pas l’essai » au second tour des législatives.

« Je suis triste pour la France, de voir cette société très polarisée, divisée et je m’inquiète pour ma famille et mes amis racisés. J’ai peur du racisme ordinaire car si un politicien à un haut poste a de tels propos, il donne le droit à tous d’agir de même », dit la jeune femme de 36 ans, précisant que son inquiétude concerne aussi les droits des femmes, « car il y a un vrai recul à prévoir si le RN l’emporte ».

Bien qu’en désaccord avec les résultats, le Franco-Sénégalais voit aussi dans ces résultats l’expression de la démocratie. « Il y a une volonté profonde d’essayer le RN depuis de nombreuses années en France, dans toutes les classes et tous les âges. Peut-être qu’il faut cela malheureusement pour tourner cette page ? » interroge-t-il. Il y voit surtout une réflexion plus générale : « La question qui se pose, c’est : qu’est-ce qu’est la France en 2024 ? qu’est-ce qu’on veut qu’elle soit ? Le Sénégal est souvent cité en exemple pour son dialogue islamo-chrétien. La France pourrait peut-être s’en inspirer… »


Crédit: Lien source

Les commentaires sont fermés.