«Vous êtes confortable, vous êtes certain?»
Le grand gaillard de 88 ans me sourit, me rassure.
«Moi, je suis confortable partout.»
C’est l’entraînement de toute une vie, m’explique-t-il en me parlant d’abord de son enfance. Une enfance dans «l’ancien temps».
«Je suis très conscient que j’ai connu une époque qui n’existe plus. Je suis né en 1935, je suis le premier d’une famille de 15 enfants. Avant 1940, le quotidien était à des années-lumière de celui qu’on connaît maintenant. Mais il n’était pas si différent de celui des années 1840 ou même 1740.»
— Gaston Michaud
Je comprends qu’il évoque le quotidien d’avant la modernité. Celui des chevaux, des bogueys, des lampes à l’huile, du chauffage au bois. Celui de la ruralité, des moyens rudimentaires, de la nécessaire entraide.
Je comprends aussi que j’ai devant moi un formidable conteur lorsqu’il m’apprend tout de go qu’il était un enfant chétif, le plus petit de la classe, avant que sa génétique «de famille d’hommes forts » se manifeste. Il est sorti de l’enfance avec une carrure athlétique, avant de se découvrir redoutable lanceur de baseball.
Son secret, c’est d’avoir appris à jouer avec des patates. Les plus rondes qu’il pouvait trouver dans la réserve de la cave.
«On n’avait à peu près rien, alors on se débrouillait. On se faisait des gants avec des peaux de vache. Moi, je suis devenu bon parce que j’avais intérêt à bien lancer si je ne voulais pas blesser mon petit frère.»
Conteur, je vous dis. Auteur, aussi. C’est d’ailleurs un peu le motif de notre rencontre. Gaston Michaud a une feuille de route longue comme ça. Il continue de promener ses conférences là où on l’invite, partout au Québec. Il a été le coeur et l’architecte de 1001 projets, dont le marché Locavore et la coop d’habitation La Brunante, à Racine. Mais là, maintenant, on se jase parce qu’il vient de publier Fais-leur construire une tour, son quatrième livre, dans lequel il parle de sa vision, de ce qui l’anime.
Le titre qu’il a choisi est à l’image de sa vie. Depuis 60 ans, il « construit des tours » à échelle humaine avec les communautés dans lesquelles il s’enracine.
«Je ne suis pas un écrivain, même si j’ai signé quatre livres. Mon talent à moi, c’est d’avoir du leadership, de partager ce que je sais. Tout ce que j’ai fait dans ma vie, c’est de créer de l’enthousiasme pour des projets.»
De mobiliser les forces vives d’un milieu pour qu’elles construisent ensemble, qu’elles mettent au monde un projet. En donnant du temps, en investissant leur talent.
Là, ne lui parlez surtout pas de bénévolat. Ça ne fait pas partie de son vocabulaire.
«Le bénévolat, moi, je n’emploie jamais ce mot-là. Je parle d’entraide, plutôt.»
— Gaston Michaud
Et ce n’est pas la même chose, martèle le bâtisseur.
«Quand on s’investit collectivement dans un projet, on travaille tous pour le même mieux commun. Et dans cet ordre d’idées, on ne fait pas, non plus, la charité aux pauvres. Quand on aide, on le fait pour nous aussi, pour la société qu’on se souhaite.»
La société fascine Gaston depuis longtemps. Il a lu des piles et des piles d’ouvrages de sociologie.
«Ça, tu vois, ça remonte à loin. À l’âge de 12 ans, on m’a envoyé étudier à l’Île verte. Je vivais chez de vieux oncles, je me suis terriblement ennuyé de mes frères.»
Pour contrer l’ennui, il lisait constamment, tout ce qu’il y avait à sa disposition sur les rayons.
«J’ai épuisé la bibliothèque du collège. J’ai fini par tomber sur des livres de sociologie, sur Géopolitique de la faim, de Josué De Castro, qui traitait des effets néfastes du colonialisme. Je m’en souviens encore.»
Et d’aussi loin qu’il se souvienne, justement, il s’est préoccupé de l’avenir de l’humanité, de géopolitique, d’histoire, de société.
«Je m’intéresse aux gens. Depuis tout le temps.»
C’est un peu le fil conducteur de son parcours éclectique. Parce qu’avant d’être père et puis grand-père, l’Estrien a d’abord été curé pendant 10 ans, chez les Dominicains.
C’était le rêve de sa mère, «qui voulait un prêtre dans la famille».
«J’ai été ordonné en 1964, je suis sorti de l’église en 1974, quand j’ai réalisé que la méthode religieuse était néfaste, qu’elle n’aidait pas les pauvres parce qu’elle agissait dans la charité. Un problème d’injustice, ça se règle par la justice. Pas par la charité.»
Et lui, il avait envie de justice. Pour tous.
«À cause de mes idées, on m’appelait le vicaire communiste ou le vicaire rouge. Je m’étais installé dans un quartier très pauvre, je vivais avec les gens, dans un esprit de communauté.»
— Gaston Michaud
À Montréal, une ruelle porte d’ailleurs le nom Gaston Michaud, en référence à cette époque où il a fait la différence pour la collectivité.
«Ça m’a beaucoup touché quand ils ont fait l’inauguration des lieux. Ça m’émeut encore d’y penser. Des gens sont venus partager leurs souvenirs heureux. Ils parlaient de beaux moments alors que c’était une époque où ils n’avaient rien.»
Rien d’autre que la solidarité qu’il a contribué à tricoter. Une maille à la fois.
Des débris, la prison, une coop
«Il y avait eu des maisons brûlées et rien n’avait été nettoyé. Ça faisait un amoncellement dangereux où il y avait des rats, des coquerelles. C’était dangereux. Un enfant a fini par se blesser en jouant là.»
Il fallait faire quelque chose. Mais quoi? Le père Michaud a fait le tour du quartier et des tavernes. Il a mobilisé tout le monde pour nettoyer la place.
«Ensemble, on a tout ramassé, on a tout mis dans la rue. Tout le monde travaillait ensemble, ça riait, ça chantait, ça mangeait du melon d’eau.»
Mais la montagne de débris dans la rue, ça ne faisait pas l’affaire de la Ville.
La police est arrivée et a arrêté Gaston Michaud. Les gens du quartier se sont rendus au poste, il a été libéré.
«La Ville a déplacé les trucs sur le terrain, mais nous, on s’est remis ensemble pour nettoyer à nouveau. Cette fois, ils sont venus ramasser et ils ont passé un règlement. Avec cette opération d’équipe, les citoyens du quartier ont senti qu’ensemble, ils pouvaient agir, et ils pouvaient gagner.»
La misère n’était plus une fatalité devant laquelle ils ne pouvaient rien faire.
«À la gang, on a acheté un immeuble à logements décrépit, on l’a retapé ensemble. On a créé une coop, un comptoir alimentaire, on a mis sur pied toutes sortes de services qui profitaient à tout le quartier.»
— Gaston Michaud
Gaston Michaud a d’heureux souvenirs rattachés à cette période de sa vie. Après avoir quitté l’église, il a gardé contact avec les familles dont il avait partagé le quotidien. Il a compris que ce qu’il avait réussi à générer dans son quartier, il pouvait le faire ailleurs.
Il s’est marié, il a eu un fils, des petits-enfants, une famille qui fait sa fierté. Toujours, il a continué à vouloir insuffler du mieux autour de lui.
Son mot-clé c’était, et c’est encore, l’entraide.
«Parce que lorsque tu es dans l’entraide, tu agis, tu es partenaire.»
Lui, il a compris ça tôt. Très tôt.
«Quand j’étais petit, on était ultra-pauvres, mais on avait toujours des projets. Mon père était agriculteur, il avait toujours devant lui la perspective du temps long.»
Labourer, semer, entretenir la terre, récolter enfin les fruits de son labeur, c’est se projeter au fil des mois, des saisons.
«La pauvreté absolue, c’est l’absence de futur. La misère tue la mémoire.»
Parce qu’elle entame notre capacité à s’imaginer demain.
«Mais la mémoire, ça se rebâtit. De projet en projet. On reprend confiance dans nos habiletés quand on participe à quelque chose qui nous prouve qu’on peut y arriver. On expérimente la réussite.»
On se tisse alors une mémoire de possibles. On se découvre «capable».
« L’effet soudure »
«C’est pour ça que dans tout ce que j’ai lancé, en équipe, j’ai toujours pris soin de fêter nos réussites. C’est important. J’appelle ça l’effet soudure. Quand on construisait le marché Locavore, par exemple, on terminait tous les soirs autour de 16h30. Et là, ensemble, on s’assoyait, on prenait un verre, on jasait une petite demi-heure.»
C’était un temps d’échange, un temps qui permettait de voir ce qui existait ce soir qui n’était pas là le matin, un temps qui donnait à mesurer le fruit du travail collectif.
Le fruit de son travail à lui a été récompensé l’an dernier, à Calgary, lorsque La Brunante a remporté le prix annuel de Coopératives et Mutuelles Canada (CMC) dans la catégorie petite coopérative de l’année.
Une joie et une fierté pour celui qui voit dans le modèle coop une façon de «mettre ensemble les capacités de tous, dans le respect de chacun.»
«Parce que créer une coopérative, c’est donner une structure légale à l’entraide. S’il n’y a pas d’entraide, on n’est pas dans une coop, mais plutôt dans une business, une bâtisse ou un service. Une coopérative, fondamentalement, ce sont des gens qui se retrouvent pour bâtir et se donner du mieux-être ensemble.»
La Brunante de Racine, qui fêtait ses 20 ans cette année, a été la toute première coopérative de solidarité en habitation au Québec. Elle accueille les ainés de 75 ans et plus.
«La première question qu’on pose aux gens qui arrivent à la coop, c’est : qu’aimez-vous faire? On sait bien que les personnes âgées n’ont pas toutes les mêmes capacités, mais elles ont néanmoins le souhait d’être utiles, de contribuer. On leur offre ce plaisir de savoir et de ressentir qu’elles peuvent encore apporter quelque chose à leur collectivité.»
L’entraide, c’est aussi ça. Être capable d’ajouter sa touche, savoir accueillir le talent des autres.
«Tout ça, ça se passe d’abord à petite échelle, et ça grandit ensuite. C’est un feu qu’on allume, qu’on nourrit. Et ça commence autour de soi, toujours. J’utilise souvent l’image de la chaleur qu’on répand, et je l’aime beaucoup parce qu’elle est éloquente. Si un poêle ne réchauffe pas ce qui est proche, il ne pourra pas projeter sa chaleur ailleurs, plus loin.»
Tout ça, ça fait aussi partie des choses qui n’ont pas changé. Entre l’ancien temps qu’a connu Gaston Michaud, et celui dans lequel il évolue aujourd’hui, l’entraide est une constante. Et elle est toujours au goût du jour.
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