Guadeloupe et Martinique : après deux ans de lutte, les victimes du chlordécone espèrent faire plier l’État français
De 1972 à 1993, l’État français a permis l’empoisonnement de la Martinique et de la Guadeloupe. Le chlordécone, pesticide massivement utilisé dans les bananeraies pour combattre le charançon – un insecte ravageur – a contaminé des milliers d’hectares de terres agricoles et empoisonné les populations locales. Le tout par dérogation ministérielle. Alors que le pesticide a provoqué une pollution importante et durable des sols, des nappes phréatiques et des milieux marins, il avait pourtant été interdit en France métropolitaine dès 1990.
L’État fait face à ses responsabilités, mardi 11 mars, alors que la cour administrative d’appel de Paris doit se prononcer à propos du recours sur les demandes d’indemnisation de 1 286 plaignants, et trois associations, pour leur exposition au chlordécone. Ces derniers, qui ont défendu leur cas le 3 février dernier, souhaitent obtenir une indemnité de 15 000 euros chacun au titre du préjudice d’anxiété.
Des « négligences fautives »
Pour rappel, l’affaire s’était enfin retrouvée sur le devant de la scène lorsque le tribunal administratif avait reconnu, en juin 2022, les « négligences fautives » des services de la France, « en autorisant la poursuite des ventes au-delà des délais légalement prévus en cas de retrait de l’homologation » du chlordécone.
Mais les demandes d’indemnisation pour préjudice d’anxiété avaient été rejetées – d’où cette procédure en appel. « Les requérants ne (font) état d’aucun élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d’anxiété dont ils se prévalent » à part leur présence en Martinique ou en Guadeloupe pendant au moins douze mois depuis 1973, avait ainsi justifié la justice.
Les magistrates ont aussi relevé que « l’état des connaissances » au début des années 1990 « ne permettait pas de dire que le lien de causalité certain exigé par le droit pénal entre la substance et l’impact sur la santé était établi ». Une version contredite par une enquête de la cellule investigation de Radio France, qui affirme que les alertes sur la dangerosité du pesticide ont commencé dès 1981.
La rapporteure publique avait demandé à ce que soient apportés « des éléments personnels et circonstanciés pertinents » de manière à établir que l’exposition au chlordécone fait encourir « un risque élevé » de développer une pathologie grave et de voir son espérance de vie diminuer. Or, « seul un petit nombre de requérants », atteints ou ayant été atteints d’un cancer de la prostate, remplit ces conditions, soit neuf hommes, à qui elle propose d’allouer 5 000 ou 10 000 euros.
« La perte massive de proches »
Les avocats des requérants ont demandé que soit également reconnu le préjudice moral, dont les conditions d’indemnisation sont « plus souples », selon Jérémy Bousquet, l’un des deux avocats. « La perte massive de proches » de cancers notamment de la prostate, « les déménagements avérés pour fuir la contamination », la nécessité d’adapter son alimentation et l’atteinte au droit à vivre dans un environnement sain justifient notamment que soient reconnus ces deux préjudices, a-t-il considéré.
Outre les risques de cancer de la prostate, l’exposition à ce pesticide, un perturbateur endocrinien, entraînerait des troubles neurologiques et une prématurité des naissances entre autres, a souligné Christophe Lèguevaques, autre avocat de parties civiles. « Et ça n’est pas une cause d’angoisse ? », a-t-il plaidé, demandant que ne soient pas oubliées « les ouvrières qui ont répandu du chlordécone à mains nues dans les bananeraies ».
Au total, plus de 90 % de la population adulte en Guadeloupe et Martinique est contaminée par le chlordécone, selon les données de Santé publique France et un rapport publié par l’Agence française de sécurité sanitaire (Anses) en 2023. Les hommes présentent enfin un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.
La lutte contre les effets du chlordécone, elle, se poursuit. « Notre priorité reste la lutte contre l’exposition à ce pesticide pour toutes les personnes concernées », a estimé Edwige Duclay, ingénieure agronome spécialisée dans la protection de la santé humaine face aux atteintes environnementales. Selon elle, « si beaucoup de chemin a été parcouru » depuis le premier plan Chlordécone en 2008, « l’heure n’est pas à l’auto-satisfecit ».
Doté de 130 millions d’euros sur six ans contre 92 millions pour le précédent, le plan Chlordécone IV (2021-2027) du gouvernement a déjà engagé 36 millions. Pour limiter l’exposition, qui se fait par l’alimentation, plusieurs dispositifs existent : analyses sanguines et de sols gratuites, prévention ciblée pour les femmes enceintes ou les personnes au taux de contamination dépassant 0,4 microgramme par litre de sang, le seuil de surexposition fixé par les autorités.
« On a aussi renforcé les contrôles des aliments et de l’eau potable et l’accompagnement des éleveurs et des pêcheurs », assure Edwige Duclay. Le fonds d’indemnisation des victimes a commencé à fonctionner, avec treize dossiers acceptés fin janvier, selon l’association de défense des victimes des pesticides Phytovictimes.
Les résultats restent néanmoins limités. « On constate que la colère, compréhensible, autour de ce sujet est un frein aux actions de prévention », déplore Edwige Duclay. Moins de 5 000 personnes ont effectué un test de chlordéconémie en Guadeloupe et seuls vingt éleveurs ont rejoint le programme en 2024. Une condamnation de l’État apparaît donc comme un cap majeur à franchir, tant symboliquement que politiquement.
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