En 2009, Arbab, un homme grand et mince de 35 ans, conduisait un pick-up dans la province du Darfour Nord, au sein d’un convoi rebelle entré au Soudan depuis le Tchad. À l’exception d’un petit cercle sur le pare-brise au travers duquel on pouvait voir la route, le véhicule était couvert de boue, jurant avec son uniforme parfaitement propre. Le convoi tentait de rester inaperçu des avions de chasse de l’armée soudanaise (ou SAF, Forces armées soudanaises), qui le bombardaient néanmoins quotidiennement1.
Le conflit au Darfour, une région de l’ouest du Soudan de la taille de la France, a commencé en 2003. Il oppose alors deux forces rebelles, principalement issues des communautés non arabes locales, au gouvernement central du président Omar El-Béchir. Plutôt que de s’appuyer sur l’armée pour répondre à ce soulèvement dans une zone reculée, El-Béchir forme les Janjawid (« les cavaliers du diable »), des milices largement composées d’Arabes du Darfour, qui dévastent la région et attaquent les populations civiles non arabes dans le cadre d’une campagne d’épuration ethnique. On estime généralement le nombre de victimes à 400 000 personnes, mais ce décompte ne concerne que la période la plus violente (2003-2005) d’une guerre qui n’a jamais réellement cessé.
Au moment où le convoi d’Arbab pénétrait au Darfour, la Cour pénale internationale émettait un mandat d’arrêt contre El-Béchir pour crimes contre l’humanité (un chef d’inculpation pour génocide fut ajouté par la suite)2. Les Nations unies et l’Union africaine déployèrent une force commune de maintien de la paix, sans grand effet. Cependant, la situation n’était pas alors complètement désespérée. L’armée soudanaise quittait rarement ses garnisons et les Janjawid s’aventuraient peu souvent dans les zones rebelles du Darfour Nord. Certains Arabes du Darfour étaient de plus en plus frustrés par le régime d’El-Béchir ; une poignée d’étudiants arabes avaient rejoint la rébellion. Arbab et les combattants appartenant à la communauté massalit, une tribu non arabe indigène du Darfour, restaient à l’écart de ces recrues inhabituelles et ne s’approchaient pas d’eux sans une arme à la main.
Cette année-là, l’un d’entre nous (Jérôme Tubiana) s’entretint avec Arbab et ses camarades, rebelles massalit, qui lui racontèrent comment les Janjawid avaient rasé leurs villages et occupé leurs terres. Certains essuyaient des larmes en parlant. Ils exécutèrent ensuite spontanément des danses massalit, en souvenir de leur mode de vie anéanti.
« Ils sont presque tous morts »
Quatorze ans plus tard, en octobre 2023, Jérôme Tubiana croisa à nouveau Arbab dans un hôpital de Médecins sans frontières (MSF) à Adré, une ville poussiéreuse du Tchad située près de la frontière soudanaise. En regardant les photographies des danseurs de 2009, Arbab indiqua qu’ils étaient presque tous morts : certains avaient été tués lors de combats contre le gouvernement soudanais, d’autres comme mercenaires en Libye, et un dernier, plus récemment, lors d’une bataille contre des milices arabes dans la capitale du Darfour Ouest, El-Geneina, durant laquelle Arbab avait été blessé par balles aux deux jambes – il marchait depuis avec des béquilles. Il fit aussi le bilan de ses trois décennies de guerre – huit voitures qu’il conduisait avaient été brûlées, la dernière à El-Geneina par tir de lance-grenades, lors des combats ayant entraîné ses blessures.
Les heurts à El-Geneina font partie d’un nouveau conflit qui a commencé le 15 avril 2023, opposant l’armée soudanaise à ses anciens supplétifs des Forces de soutien rapide (RSF), la dernière version des Janjawid, formée dix ans auparavant. C’est la première guerre civile à avoir lieu dans la capitale du Soudan, Khartoum, où les belligérants se disputent le pouvoir. Mais les combats se sont étendus à l’ensemble du pays et des dizaines de milliers de civils ont été tués, principalement à cause des tirs et des bombardements aveugles des deux parties, mais aussi de violences ethniques ciblées menées en particulier par les RSF. D’avril 2024 à janvier 2025, 12 millions de personnes ont été déplacées par le conflit. Les violences ont été particulièrement fortes au Darfour Ouest, où les tensions étaient déjà importantes entre les Arabes et les Massalit suite à des meurtres réciproques en mars 2023.
En avril, l’attaque d’un convoi de l’armée régulière par les Forces de soutien rapide à El-Geneina a mis le feu aux poudres. Les milices arabes alliées aux RSF ont pillé le marché de la ville avec l’aide de civils (des marchands ont dû piller leur propre boutique afin de conserver leurs marchandises). Les forces arabes ont également pilonné les quartiers et les camps de déplacés massalit. Comme l’armée n’a pas protégé les civils, des forces rebelles et d’auto-défense massalit sont entrées dans la bataille : « Nous ne pouvions pas abandonner notre peuple », explique Arbab. « Mes collègues, des commanders comme moi, la moitié d’entre eux ont été tués, d’autres blessés ». Lui-même fut blessé fin avril, mais les combats continuèrent pendant un mois et demi. Début mai, des centaines de personnes avaient été tuées, leurs corps enterrés dans des fosses communes de nuit pour éviter les tirs de snipers.
Plus tard dans le mois, des soldats massalit de l’armée régulière ont finalement abandonné leurs postes pour se battre aux côtés des membres de leur communauté. Cela a davantage mobilisé les Arabes, soutenus par des renforts des RSF de Khartoum. À la mi-juin, les Massalit ont dû abandonner la plus grande partie d’El-Geneina aux milices arabes, à l’exception du quartier d’Ardamata, où se trouve la garnison des SAF. On a alors estimé que jusqu’à 5000 personnes, pour la plupart des civils massalit, avaient été tuées au cours des combats et dans leur fuite vers le Tchad – l’épisode le plus meurtrier de la nouvelle guerre. La situation est ensuite restée calme jusqu’en novembre, quand les RSF et les milices arabes qui sont leurs alliées ont pris Ardamata, là encore sans grande résistance de l’armée et en massacrant des civils massalit. Selon un rapport qui a fuité du comité des sanctions des Nations unies, entre 10 et 15000 personnes auraient été tuées à El-Geneina entre le 15 avril et novembre, soit à peu près autant que les estimations de l’Organisation des Nations unies (ONU) dans le reste du pays3.
Près de 550 000 réfugiés, le plupart massalit, ont fui au Tchad. Beaucoup d’autres ont été abattus lors de leur fuite. En juin 2023, l’hôpital de MSF Adré a admis 1 028 blessés de guerre en une seule semaine. L’hôpital a eu du mal à gérer l’arrivée des blessés, dont beaucoup avaient besoin d’une opération. L’établissement de deux cents lits est une enfilade de tentes rectangulaires blanches entourées de milliers d’abris de fortune, où quelque 100 000 nouveaux arrivants ont trouvé refuge, en attendant que le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) les enregistre et les transfère dans des camps de réfugiés officiels dont la construction peine à suivre le rythme des arrivées. Avant de s’installer dans de véritables abris, les réfugiés, forts de leurs expériences de déplacement passées, ont rapidement construit leurs propres tentes : c’est un univers fais de branchages reliés entre eux par des morceaux de chiffons, recouverts de bâches en plastique portant le logo de l’ONU, de vêtements de femmes et de cartons. Adré, autrefois petit poste frontière tchadien, ressemble aujourd’hui à une ville. Il semble que tous les habitants d’El-Geneina – du moins tous les Massalit, la majorité de la population de la ville – ont déménagé à Adré. La frontière est si proche que depuis le camp, on voit les premiers reliefs qui sont en territoire soudanais.
En novembre, une enquête rétrospective de mortalité, conduite par MSF dans les nouveaux camps de réfugiés de l’est du Tchad, a établi que dans le camp Ourang, où la plupart des réfugiés sont originaires d’El-Geneina, le taux de mortalité a été multiplié par vingt depuis le début des combats4. Parmi les morts, 83 % sont des hommes – ce chiffre est corroboré par les récits de réfugiés, selon lesquels les forces arabes accusent les hommes et les garçons massalit d’être des combattants et les prennent pour cibles. Vingt ans plus tôt, des études similaires avaient poussé le gouvernement américain à qualifier les opérations contre-insurrectionnelles d’El-Béchir au Darfour de génocide.
« Ce qui est arrivé fait partie d’un projet », expliquait en octobre 2023 un chef massalit d’un camp de déplacés désormais désert. « Nous avons d’abord été forcés de quitter nos villages pour aller dans les camps de déplacés, puis de ces camps vers des sites de regroupement [des bâtiments publics d’El-Geneina, où quelque 100 000 personnes déplacées ont trouvé refuge en 2021] et finalement de ces lieux vers des camps de réfugiés. Ce projet a été planifié depuis longtemps. Maintenant, ils le mettent en œuvre et prennent notre terre. »
Depuis juin 2023, la rue principale d’El-Geneina, autrefois pleine de monde, autrefois bondée, est vide, à l’exception de quelques passants en tenue civile mais avec une kalachnikov en bandoulière, et de pick-up équipés d’armes plus lourdes qui gardent les stations-service abandonnées et les principaux carrefours. Arbres et véhicules carbonisés bordent les rues. Les sites de regroupement qui étaient autrefois remplis de huttes construites à la hâte avec des branches et de la paille habitées par des personnes déplacées sont désormais vides, leurs murs criblés d’impacts de balles, brisés par des munitions de plus gros calibre (ils ont été ciblés par des tirs d’obus) ou noircis par le feu.
Les Forces de soutien rapide
Depuis l’indépendance en 1956, l’élite arabe de Khartoum et de la vallée du Nil plus au nord a monopolisé le pouvoir au Soudan, laissant les zones rurales de l’intérieur dans une situation de sous-développement, tout exploitant leurs ressources et leur main-d’œuvre à bas prix. Les périphéries du pays, ethniquement diverses, n’ont longtemps eu qu’une représentation limitée au gouvernement, quel que soit le groupe politique ou militaire qui détenait le pouvoir. Des groupes rebelles, principalement issus des provinces méridionales, se sont affrontés aux gouvernements successifs à Khartoum au cours de deux guerres civiles, la première entre 1956 et 1972 et la seconde entre 1983 et 2005. Cette dernière a abouti à un processus de paix qui a conduit à la sécession du Soudan du Sud.
Le gouvernement soudanais mène rarement ses guerres civiles avec la seule armée nationale : il utilise également des milices locales. Au Sud-Soudan, il a dressé l’un contre l’autre les deux principaux groupes ethniques, les Dinka et les Nuer. Au Darfour, il a favorisé les éleveurs nomades arabes au détriment des paysans sédentaires non arabes. De nombreux Arabes se sont établis au Darfour Ouest, notamment à cause des sécheresses sur leurs terres traditionnelles au Darfour Nord et au Tchad dans les années 1970 et 19805. Ils se sont ensuite disputé la terre avec les Massalit, dont les ancêtres avaient fondé un puissant sultanat précolonial.
El-Béchir s’est rangé aux côtés des nomades parce que les Massalit étaient proches de l’opposition politique et des groupes rebelles. En 1994, il donne à neuf chefs arabes le titre d’émir, les autorisant ainsi à attribuer des territoires, une remise en cause du pouvoir des autorités traditionnelles massalit. Arbab, alors un étudiant de 20 ans, s’est engagé dans une milice d’autodéfense massalit cette année-là ; deux ans plus tard, il prête serment sur le Coran et reçoit sa première arme à feu – un vieux fusil. Il est rapidement nommé chef des opérations d’un important commandant massalit, Khamis Abbakar.
Un équilibre relatif régna entre forces arabes et massalit jusqu’en 1999, quand El-Béchir envoya un général de confiance, Mohamed Al-Dabi, comme son représentant à El-Geneina (le secrétaire d’Al-Dabi était un jeune officier du nom d’Abdelfattah Al-Burhan – désormais le commandant des SAF). Al-Dabi s’avéra efficace : quelques mois seulement après son arrivée, Arbab et Khamis étaient arrêtés et mis en prison, pour deux et quatre ans respectivement.
En 2003, les groupes non-arabes ont compris qu’ils devaient affronter le régime d’El-Béchir, et non plus seulement les forces arabes locales, et que pour ce faire, ils devaient s’unir militairement. En avril de cette année-là, les deux mouvements rebelles originels – avec seulement treize camions et trois cent dix-sept combattants à eux deux – détruisirent deux avions et cinq hélicoptères de l’armée sur l’aéroport d’El-Fasher, la capitale du Darfour Nord. Le gouvernement réagit violemment à cette humiliation. Les avions de l’armée pilonnèrent les villages non arabes, avant que les Janjawid, souvent accompagnés de soldats de l’armée régulière, ne les envahissent. Les hommes accusés d’être des insurgés étaient tués, les femmes violées, le bétail et les maisons pillés, et les villages rasés. Entre 2003 et 2005, quelque deux millions d’habitants du Darfour ont été déplacés de force. Mais cela n’a pas arrêté la rébellion. Au contraire, elle grossit considérablement, passant de quelques douzaines à des milliers de recrues, souvent de jeunes rescapés des massacres, assoiffés de vengeance.
Les forces de défense massalit ont été parmi les premières à rejoindre la rébellion, mais elles n’ont joué qu’un rôle limité dans le commandement. Libéré en 2003, Khamis n’est devenu que le vice-président de l’Armée de libération du Soudan (SLA, Sudan Liberation Army) nouvellement créée, et son influence était faible. Par ailleurs cette union des rebelles non arabes servit à justifier les violences de masse commises contre les communautés civiles du Darfour par les milices janjawid locales, désormais pleinement soutenues par le régime et l’armée de Khartoum.
Les rebelles massalit ont été facilement vaincus. Ceux qui ne sont pas retournés à la vie civile ont rejoint d’autres factions rebelles non arabes et ont dû se battre loin leur zone d’origine. Une grande partie de la communauté Massalit a fui, soit vers les camps de déplacés autour d’El-Geneina, soit en traversant la frontière vers le Tchad. Ceux qui sont restés ont dû accepter la domination des milices arabes sur leurs terres. À la fin des années 2000 et dans les années 2010, alors que le reste de la région était en guerre, le Darfour Ouest semblait relativement paisible, mais c’était une paix des vainqueurs.
Le contrôle des Janjawid par El-Béchir n’a jamais été absolu. Il leur avait donné carte blanche pour tuer, violer, piller et s’emparer des terres, ainsi que des armes en quantité. Mais au fil du temps, de nombreux Arabes étaient de plus en plus insatisfaits de n’être que des supplétifs : ils ont réclamé de meilleurs salaires, leur intégration dans des forces armées régulières, ainsi que des écoles et des hôpitaux pour leurs communautés. De son côté, El-Béchir s’inquiétait du risque d’une révolution de palais qui serait le fait de ses propres services de sécurité. En 2013, il fit d’une pierre deux coups en donnant un statut plus officiel à certaines milices janjawid sous le nom de RSF, avec uniformes, salaires et structure de commandement. Cette force devint la garde prétorienne d’El-Béchir, en charge de le protéger de ses propres généraux. Initialement dotés de seulement 6 000 combattants, les effectifs des RSF augmentèrent rapidement. Les estimations de leur nombre depuis 2023 varient grandement, mais diverses sources internes évoquent 200 000 hommes immédiatement avant le conflit actuel, alors même que les RSF étaient en train de recruter 100 000 soldats de plus.
El-Béchir mit à la tête des RSF Mohamed Hamdan Daglo, plus connu sous son surnom de Hemetti. Ce jeune commandant arabe du Darfour s’était avéré plus fiable que des chefs des Janjawid plus anciens, à l’exception d’une mutinerie qu’il avait menée pendant six mois en 2007, lors de laquelle il avait établi des liens avec la poignée d’Arabes éduqués qui faisaient partie de la faction rebelle d’Arbab. Hemetti eut également plus de succès sur le champ de bataille, infligeant une série de défaites aux groupes rebelles du Darfour entre 2015 et 2017. « Nous avons d’abord vaincu Hemetti dans le Kordofan du Sud en 2013, puis il nous a vaincus lorsque nous avons tenté de retourner au Darfour en 2015 », se souvient Arbab. Les rebelles rescapés se réfugièrent au Soudan du Sud et en Libye, où Arbab combattit comme mercenaire pour Khalifa Haftar, le chef militaire dissident de l’Est libyen, entre 2015 et 2021.
Au sein de l’élite de Khartoum, peu nombreux étaient ceux qui voyaient l’ascension d’Hemetti d’un bon œil. Ayant abandonné l’école au niveau primaire, ancien marchand de chameaux, issu de la tribu marginale des Mahariya, il faisait figure de parvenu au sein de la coterie de familles qui règne depuis l’indépendance sur le Soudan. Des intérêts matériels étaient également en jeu : Hemetti avait investi son capital politique croissant dans diverses affaires à travers une holding familiale, Al-Jineid. Il s’est assuré d’importants actifs dans le secteur aurifère soudanais en plein essor, renforcés après que les RSF ont pris le contrôle de la mine du Jebel Amir, au Darfour Nord, en 2017. Une grande partie de cet or est exporté aux Émirats arabes unis, le principal soutien étranger d’Hemetti. Sa richesse croissante a bousculé les réseaux clientélistes établis du Soudan, y compris celui de l’armée, qui possède son propre empire économique, notamment des usines, des banques, des exploitations agricoles et des biens immobiliers.
Civils et militaires
El-Béchir arbitrait les tensions entre services de sécurité rivaux, s’érigeant ainsi en pivot indispensable, au cours de trente ans de dictature. Mais il se révéla incapable de s’extirper des manifestations qui éclatèrent en 2018, dans le contexte d’une crise économique provoquée par une grave pénurie de devises étrangères. Les manifestations commencèrent dans les périphéries, notamment à El-Geneina, mais elles gagnèrent rapidement Khartoum et paralysèrent la capitale. Le 11 avril 2019, des officiers supérieurs, craignant pour leur avenir, déposèrent El-Béchir ; Hemetti joua un rôle moteur dans l’autogolpe. L’éviction d’El-Béchir ne suffit cependant pas aux manifestants, qui maintinrent leur sit-in devant le quartier général des forces armées.
Les manifestations étaient orchestrées par les « comités de résistance » : des groupements acéphales, structurés par quartiers, qui organisent aussi bien la solidarité que la mobilisation politique. L’armée et les RSF dispersèrent violemment le sit-in le 3 juin. À la fin de cette journée, au moins 128 manifestants avaient été tués. Après ce massacre, devant une pression internationale croissante, un accord fut signé en août 2019, menant à un gouvernement de transition. Une coalition civile, les Forces de la liberté et du changement, partagèrent le pouvoir avec les militaires. La prétendue transition vers un gouvernement civil et démocratique qui suivit était néanmoins présidée par Al-Burhan, avec Hemetti comme vice-président et des politiciens civils à des postes ministériels, sous un strict contrôle de l’armée. Au cours des trois années suivantes, le Soudan a vécu dans un état permanent de négociations pour le partage du pouvoir, le plus visiblement entre les camps militaires et civils, mais ces derniers étaient aussi divisés en leur sein. Les héritiers d’Al-Bashir, ses fils légitimes dans l’armée et son fils illégitime (selon l’armée), Hemetti, étaient aussi en compétition.
C’est dans ce contexte qu’Hemetti devint peu à peu un acteur politique. Depuis, il tente gauchement de jouer trois rôles à la fois : celui d’un entrepreneur à la tête d’une entreprise transnationale, celui d’un chef militaire qui dirige une machine de guerre violente, et celui d’un homme politique qui cherche à se faire accepter dans son pays comme à l’étranger, notamment en se rapprochant des politiciens civils soudanais et en envoyant des troupes au Yémen dans le cadre de la coalition dirigée par l’Arabie saoudite pour combattre les Houthis. Ces rôles ont souvent été en contradiction, mais il ne peut en abandonner aucun. Sans son armée, son empire économique fait faillite ; sans fonction politique, il ne peut conserver son armée ; sans argent, il risque de perdre des amis.
Au début, Hemetti a essayé de regarder au-delà du Darfour et de se présenter comme un dirigeant national. Il prétend que les RSF sont une force authentiquement multi-ethnique, à l’inverse de l’élite sclérosée qui dirige l’armée soudanaise (en réalité, les RSF sont restées une affaire de famille : des membres de la famille d’Hemetti en contrôlent le commandement). Il tente de transformer ses faiblesses en atouts, présentant son manque d’éducation, moqué par l’élite, comme la preuve qu’il est un dirigeant populiste issu d’une nouvelle génération, un self-made man au service du peuple, un révolutionnaire et un laïc opposé à l’ancien régime islamiste. Mais cela n’a convaincu ni les manifestants ni les politiciens de Khartoum.
Rejeté au centre, Hemetti a tenté de se réconcilier avec ses anciens ennemis, les groupes rebelles du Darfour. Les négociations qui ont abouti à la création du gouvernement de transition avaient négligé les négociations avec les périphéries du Soudan, notamment le Darfour, le Kordofan du Sud et le Nil bleu, qui auraient pu donner aux groupes rebelles de ces régions une raison de déposer les armes. Cela offrit une opportunité à Hemetti. Il mena des pourparlers informels avec les rebelles, dans l’espoir de créer un bloc du Darfour à même de faire contrepoids à l’élite civile et militaire de Khartoum. Des rebelles arabes, anciens camarades d’Arbab, progressivement rappelés à l’ordre par leurs tribus et dont certains avaient même rejoint les RSF, jouèrent un rôle d’intermédiaire.
En octobre 2020, six groupes ou coalitions d’opposition signèrent l’accord de paix de Juba, un accord de partage du pouvoir grâce auxquels certains d’entre eux entrèrent au gouvernement. Les Massalit étant sous-représentés parmi les rebelles, Hemetti choisit Khamis Abbakar, alors homme d’affaires exilé en Ouganda, pour diriger une nouvelle coalition.
Toutefois, l’accord échoua à produire le bloc du Darfour dans lequel Hemetti plaçait ses espoirs. Au lieu de cela, les mouvements rebelles suivirent chacun leur propre chemin : certains s’associèrent aux militaires, tandis que d’autres s’allièrent avec des éléments de la coalition civile, de plus en plus fragmentée. Tous les Arabes du Darfour n’accueillirent pas non plus favorablement la stratégie d’Hemetti. À El-Geneina, en particulier, les chefs arabes avaient bénéficié du soutien d’El-Béchir et étaient nostalgique de son régime et du chef originel des Janjawid, Musa Hilal – le grand rival d’Hemetti, emprisonné entre 2017 et 2021 par les RSF. Ils en voulaient à Hemetti d’avoir négocié avec leurs ennemis et s’inquiétaient des revendications des Massalit quant au droit au retour des déplacés sur leurs terres d’origine. Pour leur part, les comités de résistance du Darfour associaient les slogans démocratiques des militants de Khartoum aux revendications locales en faveur de la justice et des droits fonciers.
La situation au Darfour Ouest était particulièrement tendue. Peu après la chute d’El-Béchir, des dirigeants massalit, dont d’anciens rebelles, relancèrent leurs forces d’autodéfense, sentant que c’était le moment ou jamais de tenter de récupérer leurs terres. Des milices arabes, dont des membres des RSF, répondirent en attaquant les villages et les camps de déplacés massalit, une campagne qui culmina avec l’attaque du camp de Kirinding en janvier 2021, provoquant le déplacement de 50 000 personnes vers El-Geneina. Deux semaines avant l’attaque, la mission de maintien de la paix des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour commençait sa fermeture prévue de longue date, ayant conclu que la région était enfin en paix.
À la suite de l’attaque, dans une imitation cynique des manifestations qui avaient provoqué la chute d’El-Béchir, un « sit-in des tribus arabes » fut organisé à El-Geneina, réclamant l’expulsion des déplacés massalit de leurs camps autour de la ville et la démission du gouverneur massalit, l’avocat Mohamed El-Doma.
Après El-Béchir, personne au Soudan n’avait l’intention d’abandonner les tactiques et le lexique révolutionnaire aussi populaire que ceux de la « résistance » et de ses comités. Les Massalit rebaptisèrent leurs milices d’autodéfense « résistance populaire », un nom malheureusement détourné par les SAF pour désigner les milices, notamment islamistes, que l’armée commença à recruter dans l’est du Soudan6. Un détournement encore plus spectaculaire fut le fait des milices arabes du Darfour Ouest qui, en plus d’organiser un sit-in, se rebaptisèrent « les hommes de la résistance ». Comme l’écrit Adam Shatz dans un article sur ses propres interrogations de journaliste couvrant les conflits au Moyen-Orient : « Quelles ambitions, quels objectifs se cachent derrière des signifiants flottants comme celui de résistance ? Qu’espèrent atteindre ceux qui brandissent son drapeau7 ? » Tout en se présentant comme des révolutionnaires (de toujours ou fraîchement convertis), les milices arabes surnomment péjorativement tous les combattants massalit comrades(« camarades » en anglais), le nom que les rebelles utilisent pour se saluer, un vestige de la guerre froide, quand les rebelles soudanais penchaient vers le marxisme.
Le gouverneur El-Doma fut effectivement remplacé, mais le choix de son successeur ne calma pas les communautés arabes, puisqu’il s’agissait de Khamis Abbakar, nommé en vertu de l’accord de paix de Juba. L’accord devait aussi permettre aux groupes rebelles signataires d’intégrer de nouvelles forces de protection, qui étaient censées remplacer les Casques bleus désormais partis. La violence encouragea les rebelles à rentrer au Darfour pour protéger leurs communautés. Ils recrutèrent aussi de nouvelles troupes. Avec peu de soldats sous ses ordres, Khamis fit appel à ses anciens combattants rebelles et aux forces d’autodéfense massalit ; Arbab ramena de Libye onze pick-up armés de mitrailleuses.
Compétition à somme nulle
Ses plans au Darfour ayant échoué, Hemetti se sentit isolé. À la fin de l’année 2020, il affirmait incarner le centre de l’échiquier politique soudanaise, mais aussi être une « une cible à la fois pour la gauche et pour la droite ». Par « la gauche », il entendait les politiciens civils, depuis les communistes jusqu’au parti religieux Umma. La « droite » faisait référence aux islamistes et aux membres de l’ancien régime d’El-Béchir, dont certains sont toujours actifs dans l’armée. Attaqué verbalement des deux côtés, Hemetti jugeait plus facile de se tourner d’abord contre la gauche désarmée. En octobre 2021, Al-Burhan et lui s’unirent pour destituer le Premier ministre civil, Abdalla Hamdok, lors d’un coup d’État soutenu par la moitié des groupes rebelles du Darfour qui ont signé l’accord de paix de Juba. Pour un temps, il semblait que les civils se trouvaient à nouveau face à une oligarchie militaire unie.
Mais le coup d’État n’accoucha pas d’un régime militaire stable. Les militaires ne trouvaient plus de personnalité civile à qui faire porter la responsabilité des difficultés économiques du pays ; et des pressions internationales croissantes les poussaient à un nouvel accord avec l’opposition civile. En décembre 2022, les deux parties signèrent l’accord-cadre, un document vague qui devait ouvrir la voie à un gouvernement dirigé par les civils. Hemetti saisît l’occasion pour faire machine arrière au sujet du coup d’État, qu’il qualifia publiquement d’erreur, tout en se rapprochant des politiciens civils qu’il venait de renverser, dont une grande partie accueillit favorablement le rapprochement : les RSF, pensaient-ils, pouvait constituer la force militaire qui leur manquait cruellement.
Al-Burhan et Hemetti se sont ainsi retrouvés dressés l’un contre l’autre dans une compétition à somme nulle. Les Forces de la liberté et du changement se rapprochèrent d’Hemetti, alors que certains groupes rebelles du Darfour – inquiets du statut de l’accord de paix de Juba, qui garantissait leur présence au gouvernement – se rangèrent aux côtés d’Al-Burhan. Pour ne rien arranger, l’accord-cadre prévoyait un délai de négociation absurdement court : la question complexe de la réforme du secteur de la sécurité, notamment l’intégration des RSF dans l’armée nationale, étaient censée être réglée en quelques semaines à peine. En mars 2023, Al-Burhan expulsa les représentants des RSF d’une réunion sur la question, suite à quoi Hemetti renforça ses forces autour de Khartoum en prévision de futurs affrontements. La guerre éclata le mois suivant.
En quelques jours, les RSF prirent le dessus dans la capitale, où elles reprirent de nombreuses habitudes acquises au Darfour et dans d’autres régions périphériques : extorquer les civils aux check-points, piller et installer des combattants dans les maisons de ceux qui ont fui ou été tués. L’ONU affirma avoir été prise par surprise, mais des membres des RSF avaient depuis longtemps prévenu que la prochaine guerre les opposerait à l’armée et qu’elle se déroulerait non pas au Darfour, mais à Khartoum8.
Violences ethniques
La plupart des habitants du Darfour, qu’ils soient arabes ou non, espéraient que la guerre resterait limitée à Khartoum, mais elle s’est rapidement propagée vers l’ouest. Les RSF prirent le contrôle des axes de communication depuis l’est et privèrent les garnisons des SAF situées à l’ouest du Nil de matériel et de vivres, tout en profitant de lignes d’approvisionnement depuis le Tchad, la Libye, la République centrafricaine et le Soudan du Sud. Ces routes ont permis aux RSF de se procurer des armes anti-aériennes, des drones et de l’artillerie lourde, provenant probablement en grande partie des Émirats arabes unis. En novembre 2023, presque toutes les principales villes du Darfour étaient tombées aux mains des RSF, notamment El-Geneina, Nyala, Zalingei et Ed-Da’ein. Dans chacune d’elles, les résidents ont fait état de pillages massifs et de destructions des ressources humanitaires et des institutions de l’État. Dans la plupart des cas, l’armée n’a pas tant perdu des batailles qu’elle s’est retirée, négociant avec ses anciens alliés.
Les attaques des RSF sur les villes du Darfour Est, du Darfour central et du Darfour Sud ont toutes été caractérisées par une violence extrême, mais aucune mais aucune n’a égalé de près ou de loin le niveau des massacres ethniques à El-Geneina. En mars, alors qu’il était clair qu’une guerre était sur le point de commencer, la mission de l’ONU à Khartoum a livré vingt-cinq véhicules aux forces de sécurité conjointes de la ville, qui comprenaient des éléments des RSF, des SAF et des hommes de Khamis. Une tentative de l’armée de les réquisitionner a été l’étincelle qui a mis le feu au Darfour Ouest. Après les premiers affrontements, les SAF, dirigées par des officiers du centre du Soudan, sont essentiellement restées dans leurs casernes, tandis que les RSF, avec l’assistance de milices arabes, ont attaqué les quartiers massalit, apparemment avec des listes de membres de l’élite massalit, tels que des avocats et des intellectuels, à éliminer.
Le nom de Khamis Abbakar figurait probablement en tête de liste. Le 14 juin, après deux mois de combats, le gouverneur accusa les RSF de génocide lors d’un entretien sur une chaîne de télévision saoudienne. Khamis fut arrêté le jour même. Une vidéo le montre en train de se faire emmener dans les bureaux du commandant des RSF pour le Darfour Ouest, Abderrahman Juma’. Quelques heures plus tard, d’autres images montrant son cadavre mutilé circulaient sur les réseaux sociaux. Ce fut le signal de la défaite des Massalit, qui déclencha leur fuite en masse en particulier vers le Tchad. Arbab, handicapé, était du nombre – d’abord porté sur le dos d’un neveu, puis laissé dans un village dont les habitants étaient trop effrayés pour l’accueillir, puis caché pendant cinq jours sous des arbres avec seulement de l’eau de pluie à boire de temps à autre, et finalement amené par des villageois plus courageux, sur une charrette tirée par un âne, jusqu’à la frontière tchadienne.
L’adjoint de Khamis, Tijani Karshom – un Arabe qui avait combattu aux côtés d’Arbab en 2009 – devint gouverneur par intérim. Dans tout le Darfour, les rares Arabes pouvant afficher un passé de rebelle et non de Janjawid ont constitué le noyau de l’administration parallèle que les RSF ont tenté de mettre en place dans les zones qu’ils contrôlent, même si leurs leviers sur les forces armées semblent souvent limités. Karshom s’installa d’abord dans les bureaux abandonnés d’une compagnie aérienne (faute d’aéroport) sur le marché, pour convaincre les civils qu’il n’était pas dangereux de revenir au centre-ville, avant de reprendre possession du gouvernorat sur la rue principale. Il appela à la réconciliation et Hemetti publia une déclaration condamnant l’assassinat de Khamis, mais les attaques continues des RSF sur le terrain contredirent leur engagement en faveur de la paix. Plusieurs officiels affirmèrent ainsi dès la mi-2023 que les Massalit pouvaient revenir. Mais pas en ville, ajoutaient certains chefs arabes, spécifiant que les Massalit devaient désormais ne pas habiter à moins de dix kilomètres d’El-Geneina. Sur la route d’Adré, les civils retournant à El-Geneina, ne serait-ce que pour récupérer des affaires, étaient fouillés et ceux soupçonnés d’être Massalit interrogés. Seuls des femmes et des enfants se risquaient sur cette route, les hommes risquant toujours d’être tués.
En novembre, Ardamata était le dernier bastion massalit à El-Geneina. Des civils et des combattants avaient trouvé refuge autour de la garnison des SAF. Les RSF utilisèrent des drones pour attaquer les SAF avant de s’en prendre aux civils massalit vivant autour de la base militaire. Les rescapés interrogés par Reuters ont raconté avoir vu des hommes massalit rassemblés et abattus, ou bien tués à la hache ; des violences sexuelles ont également été rapportées, et probablement sous-estimées9. Comme dans d’autres zones urbaines prises par les RSF, le quartier a été pillé et des habitations rasées.
Une violence d’une telle ampleur au Darfour Ouest a pu satisfaire les milices arabes locales, mais elle compromet les ambitions nationales d’Hemetti. Les violences ethniques commises sous sa responsabilité, tout particulièrement à El-Geneina, ont grandement contribué à l’hostilité des Darfouriens non arabes et des civils de Khartoum envers les RSF, et ont déclenché des condamnations internationales, y compris des sanctions américaines, notamment contre le gouverneur Karshom, Abderrahman Juma’, Abderrahim Daglo (le frère et numéro deux d’Hemetti), puis Hemetti lui-même en janvier 2025, en même temps que Washington qualifiait les violences d’El-Geneina de « génocide ». Comme El-Béchir l’avait fait en 2003, les RSF, notamment Abderrahman Juma’, ont nié les faits ou les ont imputés à des forces échappant à leur contrôle, ce qui soulève des questions sur la possibilité de parler de l’armée d’Hemetti comme d’une seule entité. Neuf jours après Hemetti, Washington sanctionnait aussi Al-Burhan dans un souci évident d’équilibre.
Une grande partie de la couverture médiatique de la guerre en a fait un combat entre « deux généraux ». Mais les RSF ont massivement recruté au sein de milices locales sur lesquelles Hemetti n’exerce pas un contrôle total. Ces milices ont pillé des villes et revendu leur butin dans des marchés surnommés « Daglo » : des boutiques d’objets volés, nommées d’après la famille d’Hemetti, qui ont éclos à travers tout le pays, et jusque dans les pays voisins. À El-Geneina, les milices ont bénéficié du soutien logistique et du matériel des RSF pour poursuivre leurs propres objectifs et régler de vieux comptes. Les dirigeants arabes de la ville indiquent clairement que les milices locales sont autonomes, plus fortes que les RSF et capables d’imposer leur ordre du jour local et tribal en échange de leur soutien en hommes.
Certaines des forces qui se battent pour le compte des RSF ont hérité de l’idéologie suprémaciste arabe des Janjawid. Dans tout le Darfour, même les Arabes qui s’opposaient autrefois à Hemetti et soutenaient Musa Hilal affichent un soutien inédit aux RSF. Si certains paraissent motivés par l’argent ou le pillage, la propagande sur les réseaux sociaux relative à une « guerre existentielle » pour les communautés arabes a pu aussi jouer.
Les tentatives symétriques des Massalit de s’aligner sur les SAF n’ont pas connu le même succès. Dirigée par des officiers du centre du Soudan, l’armée, comme avant le conflit actuel, n’a pas réagi aux violences au Darfour et est plutôt restée dans ses garnisons lors des attaques.
Seul le Darfour Nord est resté relativement paisible pendant la première année du conflit, grâce aux groupes rebelles qui tiennent El-Fasher. Quand les RSF ont menacé d’attaquer la ville une première fois fin 2023, ces groupes ont mobilisé des milliers de combattants non arabes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du pays, dans une démonstration d’unité sans précédent depuis 2003. Confrontées à la résistance d’El-Fasher, les RSF ont déplacé l’épicentre de la guerre vers l’est. En décembre, elles se sont emparées de la capitale de l’État de Gezira, Wad Medani, et ont lancé des offensives dans les États du Nil blanc et de Sennar, les greniers du Soudan dans le Sud-Est.
Puis ils repensèrent à El-Fasher. En mars 2024, ils commencèrent à bombarder la ville et à brûler des villages non arabes aux alentours, puis en avril à l’assiéger et à lancer des incursions terrestres meurtrières. Depuis lors, El-Fasher est devenu le second épicentre de la guerre, à côté de Khartoum et du centre du Soudan, ou peut-être plutôt l’épicentre d’une deuxième guerre, non pas tant entre les SAF et les RSF, mais entre les communautés arabes et non arabes du Darfour, poursuivant la guerre d’il y a vingt ans. Des observateurs extérieurs, dont le laboratoire de recherche humanitaire de l’école de santé publique de Yale, qui utilisent des satellites pour surveiller la situation depuis l’espace, n’ont cessé de prédire la chute imminente de la ville. Mais tous les pronostics ont été déjoués par une résistance sans précédent, peut-être la première du genre à laquelle les RSF ont été confrontés depuis le début de la guerre. Les communautés locales non arabes ont pris les armes, aux côtés de leurs anciens groupes rebelles et de certaines unités des SAF, sous de nouvelles appellations telles que Khashin (« dur » en arabe, également un acronyme pour « Forces populaires d’autodéfense »). Parmi les motivations de cette mobilisation, on trouve les violences des RSF à El-Geneina et la conviction largement répandue que si El-Fasher tombait, des massacres ethniques similaires se produiraient fatalement, ainsi qu’un désastre humanitaire qui pourrait entraîner le déplacement d’environ un million d’habitants.
La résistance d’El-Fasher a donné une bouffée d’air aux SAF qui, depuis septembre 2024, ont peu à peu regagné du terrain dans le centre du pays, au point que certains observateurs pensent que le vent est en train de tourner. Néanmoins, face aux contre-attaques réussies de l’armée et à la résistance de la population locale, les RSF ont réagi avec davantage de violence ou, comme à El-Fasher, par des déclarations dépeignant les civils comme des combattants ennemis, justifiant ainsi le blocage de l’approvisionnement humanitaire.
Le siège n’a fait qu’aggraver une situation déjà précaire, en particulier dans un camp appelé Zamzam, où habitent près de 500 000 personnes déplacées aux portes d’El-Fasher. En janvier 2024, une étude de MSF y avait constaté un taux de 2, 5 morts pour 10 000 personnes par jour, largement supérieur au seuil d’urgence (un mort pour 10 000 personnes), principalement pour des raisons de santé. Parmi les causes de mortalité, la malnutrition aiguë sévère affectait plus de 7% des enfants de moins de 5 ans (le seuil d’urgence est 2%). En avril, immédiatement avant l’assaut des RSF sur El-Fasher, un dépistage de masse de 46 000 enfants révélait près de 30% de malnutrition, dont 8% sévère10. En août, ces données permirent au Comité d’évaluation de la famine, le groupe d’experts indépendants qui fait autorité en la matière, d’estimer que la famine à Zamzam était « plausible » et que « des conditions similaires prévalaient probablement » dans les deux autres camps de déplacés près d’El-Fasher (Abu Shok et El-Salam).
« Famine » est devenu un terme technique, en fait la cinquième et dernière phase de la « classification de la sécurité alimentaire » qui sert de cadre international en la matière, mais les données ne sont pas faciles à collecter dans un contexte de guerre, ce qui explique qu’en août, Zamzam était le seul endroit du Soudan, et du monde, où une famine était reconnue. Ce n’est que la troisième fois qu’une famine est déclarée dans le monde entier au cours des vingt années d’existence du système. En septembre, un nouvel examen de 29 000 enfants de Zamzam a montré que la situation ne s’était pas améliorée, avec 34% de malnutrition, dont 10% sévère. Elle n’est sans doute pas meilleure dans de nombreuses autres parties du Soudan. Le 24 décembre, le Comité d’évaluation de la famine a reconnu une famine non seulement à Zamzam, mais aussi dans les camps d’Abu Shok et El-Salam, ainsi qu’à l’extérieur du Darfour, dans les monts Nuba11. Mais les RSF ont continué de resserrer leur siège, et, en février, sont entrés dans Zamzam où ils ont incendié le marché.
Les souffrances infligées au Darfour seront longues à soulager. « Khamis était un combattant, expliquait Arbab en octobre 2023, mais qu’en est-il des femmes et des enfants ? Des milliers d’innocents ont été tués. Nous avons été pris pour cible sur une base raciale. Nous ne pouvons pas vivre ensemble avec ceux qui veulent nous tuer ». Au moins d’accord sur ce point, les chefs arabes d’El-Geneina disent aussi que la coexistence semble désormais impossible.
Cet article est issu de deux articles publiés en anglais en février 2024 et février 2025 dans la New York Review of Books. La traduction par Jonathan Chalier a été revue par Jérôme Tubiana.
- 1. Voir Jérôme Tubiana, Chroniques du Darfour, Paris, Glénat et Amnesty International, coll. « Un peuple, un regard », 2010.
- 2. Voir Cour pénale internationale, Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir, ICC-02/05-01/09.
- 3. Voir “Final report of the Panel of Experts on the Sudan” [en ligne], Dabanga Sudan, janvier 2024.
- 4. Voir Pascal Ouedraogo, Erica Simons et Emmanuel Grellety, « Enquêtes transversales de mortalité rétrospective, de nutrition et de couverture vaccinale contre la rougeole auprès des réfugiés soudanais et retournés tchadiens dans les camps de Toumtouma, Ourang et Arkoum, province du Ouaddaï, Tchad (août-septembre 2023), Rapport Final » [en ligne], Epicentre-Médecins sans frontières, novembre 2023.
- 5. Voir J. Tubiana, “Land of Thirst: Climate migration in Darfur” [en ligne], The Baffler, no 60, novembre 2021.
- 6. Voir “RSF leader visits Rwanda genocide memorial: Dagalo says, ‘We must learn from Rwanda’” [en ligne], Sudan War Monitor, 6 janvier 2024.
- 7. Voir Adam Shatz, “Writers or Missionaries? A reporter’s journey involves writing with a sense of history and without false consolation”, The Nation, 4-11 août 2014.
- 8. Voir J. Tubiana, “In Darfur”, London Review of Books, vol. 43, no 11, 3 juin 2021.
- 9. Voir Maggie Michael et Ryan Mcneill, “Sudan refugees detail second wave of bloody ethnic purge by Arab forces” [en ligne], Reuters, 22 novembre 2023.
- 10. Voir “Urgent response needed amid high death rates and malnutrition crisis in North Darfur” [en ligne], Médecins sans frontières, 5 février 2024 ; Voir “Hunger behind the headlines”, Alert, vol. 25, no 2, hiver 2024.
- 11. Voir Famine Review Committee Sudan Report [en ligne], IPC Info, juillet et décembre 2024.
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