Guerre d’Algérie : France Télévisions revient sur sa décision de déprogrammer un documentaire sur l’usage des armes chimiques par la France

L’annonce par communiqué de France Télévisions de déprogrammer le documentaire, Algérie, Sections Armes Spéciales, a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Dans le contexte diplomatique entre la France et l’Algérie et des graves polémiques suscitées notamment par l’affaire Apathie, le choix de ne pas diffuser le premier film qui révèle la guerre chimique menée par la France posait en effet de sérieuses questions.

Dans son communiqué, France Télévisions a justifié la déprogrammation des documentaires initialement prévus en soirée le 16 mars, par la nécessité de se consacrer à l’actualité entre les États-Unis et la Russie. Mais alors que le film d’Édith Bouvier, qui devait passer en prime time sur France 5, Syrie : la chute du clan Assad, a reçu dans la foulée une nouvelle date de diffusion, le 23 mars prochain, la boîte de production du documentaire Algérie, Sections Armes Spéciales est restée, elle, sans aucune proposition.

Après une journée de pression exercée par l’ensemble de l’opinion française et algérienne, le service de l’audiovisuel public a finalement pris la décision de mettre le film gratuitement sur sa plateforme France.tv. Il sera disponible dès ce 12 mars. Selon nos informations, il devrait le reprogrammer à l’antenne prochainement, la date reste encore inconnue.

À l’origine de ce travail l’historien, Christophe Lafaye et la documentariste, Claire Billet ont mené l’enquête ensemble. Le chercheur, qui était aussi officier de réserve, se consacre à ce sujet d’étude depuis le début des années 2010.

Comment avez-vous découvert que l’armée française a recouru aux armes chimiques, interdites par le protocole de Genève, pendant la guerre d’Algérie ?

Christophe Lafaye

Historien, réalisateur et ancien officier réserve dans l’armée française

Tout a commencé durant la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui utilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entraînement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. J’ai découvert l’existence des sections « armes spéciales » qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre.

Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques.

Pourquoi et comment la France a-t-elle mené cette guerre chimique ?

En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’Armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques.

Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation, à partir de 1956, à son autorisation politique par le gouvernement français, suivie du développement sauvage des unités de sections armes spéciales et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre. L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les Moudjahidines à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible.

Pouvez-vous estimer le nombre de morts ?

J’estime entre 5 000 et 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été assassinés par intoxication. Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés à cause de l’usage de ce gaz. Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : « On a tué par les gaz et ça me tue encore maintenant. »

Comment expliquez-vous le fait que cette histoire soit restée méconnue ?

Les raisons sont multiples. Les premiers à avoir rompu le silence sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteur. Mais les historiens ne s’en sont pas saisis à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du secret-défense.

Le premier historien à avoir réellement approfondi l’usage des armes chimiques en Algérie s’appelle Romain Choron. Cet officier de l’armée a dû cesser ses recherches après avoir été perquisitionné par la DGSI. Il n’a jamais été mis en examen et son affaire s’est terminée par un non-lieu. J’ai repris ses recherches et je peux affirmer désormais qu’une véritable guerre chimique a été menée en Algérie.

Est-ce que vous militez pour obtenir la reconnaissance de ce crime de guerre ?

Je me considère avant tout comme un historien. Mon travail est de trouver des sources et de les confronter pour établir des faits au plus proche de la vérité. Mais oui, d’une certaine manière, lorsqu’on travaille sur l’Algérie, il faut être militant parce que ce n’est pas un travail facile. Les portes vous sont fermées, les archives souvent aussi. Le sujet est toujours jugé sensible.

Malgré tout, depuis près de trente ans, des historiens ont montré toute la spécificité du système des violences coloniales en Algérie. La révélation de l’emploi des armes chimiques est un nouveau pas vers la mise en lumière de la nature réelle de cette guerre. Mais je suis préoccupé : le savoir produit par le monde universitaire n’imprime pas la sphère publique. Nous montrons que la Terre est ronde, mais dans les discours on a l’impression qu’elle est toujours plate.

À ce sujet, le débat public a été agité récemment par la déclaration de Jean-Michel Aphatie : « En Algérie, il y a des milliers d’Oradour-sur-Glane ». Comment analysez-vous cet épisode ?

C’est une évidence historique, pas un historien sérieux ne le contredira. En Algérie, il y a eu des massacres depuis les débuts de la conquête coloniale jusqu’à l’indépendance. Mais ce type de prise de parole médiatique permet-elle pour autant d’avancer dans le débat ? Elle a fait hurler l’extrême droite et a fait réagir l’extrême gauche, mais elle ne permet pas d’améliorer la compréhension des Français sur la nature réelle de cette guerre coloniale.

Il faudrait pour cela détailler le type de crime, à quel moment, avec quelle motivation et méthode. Là, on avancerait. Cela nécessiterait de donner la parole dans l’espace public aux spécialistes qui travaillent sur ce sujet. Ce n’est pas le cas. Si le débat se concentrait sur le fond, nous comprendrions à quel point cette guerre coloniale a été horrible. Parce que dès l’origine, elle se fonde sur un racisme et sur une considération moindre, et c’est un euphémisme, pour les Algériens.

Comment considérez-vous votre place en ce moment dans l’espace public ?

Les historiens et les historiennes critiques sont accusés d’être des islamo-gauchistes jusqu’au sommet de l’État. Il faudrait cesser de décrédibiliser constamment nos recherches en les politisant. Les vrais débats concernent les sources utilisées, la méthodologie et les conclusions obtenues.

Est-ce justement dans l’objectif de mieux pénétrer l’espace public que vous êtes passé de la forme écrite au documentaire ?

Il est primordial de vulgariser les travaux scientifiques pour les rendre accessibles au plus grand nombre. Les résultats des recherches peuvent permettent de faire bouger la perception de la guerre d’Algérie et du colonialisme en France. Il faut savoir à ce sujet que si les États se chicanent entre eux, ce n’est pas du tout le cas des sociétés civiles. Entre universitaires algériens et français, nous échangeons sans cesse.

Les témoins algériens qui interviennent dans le documentaire, lorsqu’on leur demande « qu’attendez-vous de la France ? », répondent : « Ni excuses ni argent, simplement la vérité. Nous sommes prêts à tourner la page. » Les petits pas de la France dans la reconnaissance de ces crimes de guerre ne suffisent plus. Je crois sincèrement dans le génie des sociétés civiles en France et en Algérie et dans la fraternité des peuples pour réaliser cette tâche de réconciliation.

Une avant-première à Paris est prévue le jeudi 13 mars 2025 à 20 heures au cinéma « Écoles cinéma club » au 23 rue des écoles 75005 Paris.

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