« Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage » : par cette déclaration restée célèbre, Sékou Touré rejetait en 1958 le projet de Communauté française proposé par le général de Gaulle, inscrivant la Guinée comme le premier pays d’Afrique francophone à affirmer une rupture nette avec la France. Plus de soixante ans plus tard, le général Mamadi Doumbouya, à la tête du Comité national du rassemblement pour le développement, semble vouloir raviver ce geste fondateur dans son style et son positionnement international : affirmation de la souveraineté, discours de rupture, alliances alternatives.
Pourtant, contrairement à d’autres pays de la région sahélienne, la Guinée n’a pas quitté l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Elle a été suspendue à la suite du coup d’État du 5 septembre 2021 avant d’être réadmise de plein droit peu avant le sommet de Villers-Cotterêts le [24 septembre 2024]). Elle ne fait pas partie non plus de la Confédération des États du Sahel. La Guinée occupe ainsi une position intermédiaire, marquée par la prudence et une diplomatie de souveraineté tempérée.
Une relation historique ambivalente
La trajectoire historique de la Guinée vis-à-vis de la France et de la Francophonie est marquée par une tension constante entre affirmation nationale et réintégration pragmatique. Le célèbre « non » de 1958 éloigne durablement la Guinée des structures de coopération francophones naissantes. Alors que d’autres anciennes colonies africaines s’intègrent progressivement à l’Agence de coopération culturelle et technique (ancêtre de l’OIF), la Guinée reste longtemps à l’écart, privilégiant une coopération avec les pays du bloc socialiste et les réseaux du Tiers-Monde.
Ce n’est qu’en 1981, sous Sékou Touré lui-même, que la Guinée intègre l’OIF, adoptant une posture plus pragmatique fondée sur la reconnaissance de l’importance croissante des cadres multilatéraux, y compris ceux liés à la Francophonie, dans les relations internationales.
Depuis lors, la langue française, déjà bien implantée, reste la langue officielle de l’administration et de l’enseignement. Mais cette adhésion tardive et les hésitations récurrentes des autorités guinéennes quant à leur engagement effectif au sein de l’OIF – comme en témoignent une implication souvent limitée dans les programmes de coopération, une participation fluctuante aux sommets et une posture ambivalente face aux conditionnalités démocratiques – montrent que la Francophonie n’est jamais devenue en Guinée un pilier de l’identité politique ou diplomatique.
L’OIF avait déjà fait état de ses inquiétudes quant à l’évolution politique de ce pays comme en témoigne le rapport 2008-2010 de son secrétaire général.
En effet, le coup d’État après la mort de Lansana Conté a conduit l’OIF à suspendre ses relations avec les autorités guinéennes en attendant la transition.
Souveraineté, prudence et repositionnement
L’arrivée du colonel Doumbouya au pouvoir en septembre 2021, à la suite d’un coup d’État contre Alpha Condé, s’inscrit dans une logique de refondation de l’État guinéen, avec une rhétorique très appuyée sur la souveraineté, la dignité nationale et la lutte contre la corruption. Dans ce contexte, les relations avec les partenaires internationaux sont redéfinies. Pourtant, la Guinée adopte une posture mesurée : elle ne souhaite quitter aucune organisation multilatérale, y compris l’OIF.
La réadmission de la Guinée comme membre de plein droit à l’automne 2024 est un signal éloquent. Contrairement au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, qui s’en sont retirés, Conakry choisit une ligne de crête : faire entendre sa voix sans rompre. Cette stratégie de prudence diplomatique reflète une volonté d’équilibre entre affirmation de souveraineté et maintien de canaux de coopération utiles.
Diversification des partenariats stratégiques
Dans le même temps, la Guinée renforce ses relations avec des partenaires non occidentaux : Russie, Turquie, Chine, pays du Golfe.
Avec la Russie, la coopération s’intensifie depuis le sommet Russie-Afrique de Saint-Pétersbourg en 2023, où la Guinée a exprimé sa volonté de renforcer les liens dans les domaines militaire, minier (notamment la bauxite) et énergétique. Des accords ont été évoqués concernant des livraisons de céréales et un appui logistique dans le secteur de la sécurité. La Russie est un partenaire économique majeur de la Guinée, en particulier dans le secteur minier. La société russe Rusal exploite des mines de bauxite en Guinée, qui représentent une part significative de l’approvisionnement mondial en aluminium. Les autorités guinéennes ont ainsi choisi une position de neutralité dans le conflit en Ukraine.
La Turquie, par le biais de sa politique d’ouverture en Afrique lancée dans les années 2010, a accru sa présence économique en Guinée, en investissant dans les infrastructures (aéroport de Conakry), l’éducation (écoles turques Maarif) et le commerce. L’ambassade turque à Conakry est très active, et plusieurs visites bilatérales ont renforcé la coopération.
En ce qui concerne la Chine, cette dernière est un acteur historique en Guinée, avec des projets emblématiques comme le barrage de Kaléta et l’exploitation du minerai de fer du mont Simandou, via des consortiums sino-guinéens. Pékin soutient également des projets d’urbanisme et de télécommunications.
Les autorités guinéennes ont assuré leur engagement à maintenir et à renforcer ces partenariats stratégiques. La Guinée ne rejoint pas pour autant la Confédération des États du Sahel (AES). Ce positionnement intermédiaire peut être lu comme un calcul stratégique : garder toutes les portes ouvertes, tout en affirmant une identité politique désormais déliée des héritages coloniaux.
Opportunité et prudence stratégique
Dans ce paysage mouvant, l’appartenance à la Francophonie constitue pour la Guinée davantage un outil qu’un horizon politique. Le français y reste la langue officielle, vecteur d’unité nationale dans un pays aux multiples langues (malinké, peul, soussou, etc.). Mais il est de moins en moins au centre des discours officiels, y compris dans le champ culturel.
Peu d’initiatives guinéennes sont portées dans le cadre de l’OIF. L’organisation n’est pas activement mobilisée pour la diplomatie ou les politiques publiques, même si certains programmes (notamment en éducation et numérique) y sont relayés. Le rapport à la Francophonie reste fonctionnel, sans passion ni rejet. Cette posture distingue la Guinée d’une rupture à la nigérienne.
En parallèle, la reconnaissance progressive des langues nationales et la valorisation du patrimoine culturel local (musique, conte, théâtre populaire) traduisent une volonté d’élargir l’horizon linguistique du pays. Le français reste utile, mais il n’est plus exclusif même si l’actuelle Première Dame de Guinée est française.
Vers une nouvelle diplomatie linguistique et culturelle ?
La Guinée, par sa position intermédiaire, pourrait jouer un rôle de pont ou de laboratoire d’une Francophonie repensée : plurielle, non hégémonique, en dialogue avec les langues nationales. Pour cela, elle pourrait valoriser davantage les initiatives de multilinguisme, de création artistique ou d’éducation interculturelle à l’échelle de la sous-région.
L’avenir de la Francophonie en Guinée dépendra aussi de l’implication des jeunes générations et de la place donnée aux diasporas, nombreuses et très actives aux États-Unis, en France et en Côte d’Ivoire et représentées par un Haut Conseil des Guinéens établis à l’étranger. La diplomatie culturelle guinéenne pourrait s’enrichir d’une double dynamique : locale (par les langues et savoirs endogènes) et globale (par le français comme langue de dialogue international).
Enfin, si la Guinée souhaite faire entendre sa voix dans un monde multipolaire, elle pourrait utiliser la Francophonie comme levier d’influence, à condition de sortir d’une posture réactive pour proposer une vision. Cela suppose de rompre avec une diplomatie trop souvent silencieuse ou passive dans les grandes enceintes multilatérales.
La Guinée occupe une place singulière dans la cartographie francophone actuelle. Fidèle à un geste fondateur d’indépendance, mais soucieuse de maintenir des ponts utiles, elle adopte un positionnement d’équilibre : ni rupture ni alignement. Dans un moment où la Francophonie se cherche un avenir en Afrique, cette posture guinéenne pourrait inspirer une refondation : moins centrée sur la langue comme identité imposée, plus ouverte à la pluralité des voix, des cultures et des aspirations du continent africain.
La Déclaration de Bamako (2000), pierre angulaire de l’engagement politique de l’Organisation internationale de la Francophonie, consacre la démocratie, l’État de droit et les droits humains comme principes essentiels de l’espace francophone. En ce sens, la Francophonie se veut un partenaire des transitions politiques, y compris dans les contextes post-coup d’État, à condition que celles-ci s’orientent vers un retour à l’ordre constitutionnel.
[L’annonce d’un référendum constitutionnel] pour l’automne 2025 est à suivre pour observer la manière dont la transition vers un régime civil sera aménagée.
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