Il serait temps de s’intéresser à cette guerre oubliée qui pourrait avoir des conséquences sur les pays voisins
Agrégé et docteur en philosophie, Jean-Loup Bonnamy souligne dans une tribune la gravité d’un conflit un peu oublié des médias, selon lui : la guerre civile au Soudan, née du coup d’État militaire ayant porté au pouvoir deux généraux, Abdel Fattah al-Burhan et Mohamed Hamdan Dogolo, surnommé « Hemetti ». S’ouvre alors une guerre entre les deux hommes, révélant une fraction ethnique profonde entre les populations nubiennes et les Bédouins arabes. À cela s’ajoutent des ingérences étrangères, qui viennent compliquer la situation.
On consacre beaucoup de temps au conflit israélo-palestinien. Disparu des radars médiatiques entre fin 2014 et 2023, ce serpent de mer a effectué son grand retour à la faveur des pogroms terroristes menés par le Hamas le 7 octobre 2023 et de la guerre à Gaza déclenchée ensuite en représailles par Israël. L’immense attention qu’il reçoit est pleinement justifiée en raison de ses conséquences géopolitiques. Toutefois, un autre conflit passe, lui, inaperçu, et ce malgré l’ampleur des désastres : la guerre civile au Soudan.
Revenons sur le calendrier des faits. En 1989, le général Omar el-Béchir, appuyé par les islamistes, prend le pouvoir. Il mène deux guerres meurtrières. La première a lieu au Darfour, où la population noire (pourtant aussi musulmane) est massacrée par le régime arabe d’el-Béchir. Le bilan s’élève à 300 000 morts et trois millions de déplacés. La deuxième est menée contre les séparatistes noirs (chrétiens et animistes, eux) du sud du pays.
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Elle aboutit à l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, privant l’État soudanais d’une grande partie de ses revenus pétroliers. En 2019, el-Béchir est finalement renversé par une vague de manifestants fatigués de la dictature militaire. Un gouvernement de transition mi-civil mi-militaire se met alors en place. Des espoirs de démocratisation voient le jour. Las ! En 2021, l’armée reprend la totalité du pouvoir par un coup d’État. Exit le rêve démocratique soudanais.
Derrière le conflit entre deux hommes, une division ethnique
Les deux hommes forts de cette nouvelle junte sont des généraux : Abdel Fattah al-Burhan, patron de l’armée régulière, devient chef de l’État, tandis que le général Mohamed Hamdan Dogolo, surnommé « Hemetti », chef des milices paramilitaires janjawid (utilisées précédemment par le gouvernement soudanais pour massacrer la population du Darfour), devient le numéro deux. Mais les deux alliés ne tardent pas à devenir rivaux. Hemetti se verrait bien en numéro un, calife à la place du calife. Il refuse l’intégration de ses milices janjawid à l’armée régulière.
En 2023, Hemetti prend les armes : s’ouvre alors une guerre entre les deux généraux, dans laquelle les milices janjawid d’Hemetti affrontent l’armée régulière. Très vite, ces milices tribales nomades, même si elles sont dépourvues de chars lourds et d’aviation, apparaissent comme plus combatives, remportent de nombreux succès et s’emparent d’une bonne partie de la capitale, Khartoum, contraignant le gouvernement à se réfugier dans la ville de Port-Soudan, sur la mer Rouge. Mais depuis le début de l’année 2025, la situation s’est retournée : l’armée régulière tend à reprendre l’avantage grâce à l’appui militaire turc qui se révèle décisif.
Derrière ce conflit entre deux hommes se cache en fait une division ethnique. Comme le souligne l’africaniste Bernard Lugan, l’armée régulière représente des populations nubiennes (arabophones), vivant sédentairement le long du Nil, et qui forment la colonne vertébrale de l’État. Par contre, les milices janjawid sont composées de Bédouins arabes qui nomadisent dans les déserts de l’ouest du pays, évoluant entre Soudan, Tchad et Libye. Pour les protagonistes, il s’agit de s’emparer des richesses du pays : l’ancien chamelier Hemmeti possède d’ailleurs déjà une bonne partie des mines d’or du Darfour, ce qui lui permet de s’offrir les onéreux services de communicants pour tenter de séduire les opinions occidentales.
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Dans cette guerre entre généraux, qui met aux prises deux factions, la population reste inerte. Elle vit un véritable cauchemar : 160 000 morts depuis 2023, 8,5 millions de déplacés (dont 1,5 million dans les pays voisins), bombardements, guérilla urbaine à Khartoum, exécutions et détentions arbitraires, viols de masse, tortures… Il faut lire les reportages de Bastien Massa dans Le Figaro et Marianne pour mesurer l’ampleur du drame. Si les deux camps se complaisent dans la barbarie, il semble que les milices d’Hemetti soient à l’origine de la majorité des atrocités.
Ingérences étrangères
Les ingérences étrangères ne manquent pas. La Turquie, très active en Afrique, n’oublie pas que l’Empire ottoman joua jadis un rôle en mer Rouge et soutient le gouvernement contre les rebelles. Il en va de même pour l’Iran, l’Égypte et l’Arabie saoudite. Cela illustre bien la complexité de la région puisque l’Iran et la Turquie, opposés sur de nombreux sujets (par exemple les dossiers arménien ou syrien) se rejoignent dans leur soutien au gouvernement régulier soudanais. De même, la Turquie et l’Égypte s’affrontent sur de nombreux points : le dossier libyen ou la question des Frères musulmans, mais partagent une même ligne concernant le Soudan.
Le récent retournement de situation au Soudan n’aurait jamais été possible sans le soutien turc et constitue un nouveau succès pour Erdogan. En même temps qu’il appuie le gouvernement soudanais, Erdogan livre des drones à la Somalie voisine pour l’aider à vaincre les rebelles djihadistes, les shebabs. Déjà en 2021, la Turquie avait sauvé de justesse le gouvernement éthiopien, qui était sur le point de tomber, et lui avait permis d’écraser les rebelles du Tigré. Tout cela indique que la Turquie – comme la Russie – a de grandes ambitions sur le continent africain, y déployant une activité intense.
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Au contraire, les Émirats arabes unis et le régime du général Haftar, qui tient l’est de la Libye, ont pris le parti d’Hemetti. Cette divergence sur le dossier soudanais est d’ailleurs l’un des nombreux points de friction entre les alliés émirati et saoudien, qui ont de plus en plus de mal à s’entendre. De plus, les récents déboires d’Hemetti constituent un nouveau revers géopolitique pour les Émirats arabes unis. Au Yémen, Saoudiens et Émiratis se sont enlisés et n’ont pas réussi à venir à bout des rebelles houthis. Au Qatar, le blocus saoudo-émirati a été un échec (du fait de l’appui turc apporté à la monarchie qatarie).
En Libye, la tentative de prise de Tripoli par le général Haftar, soutenu par les Émirats et combattu par la Turquie, n’a pas abouti. En Syrie, la normalisation émiratie avec le régime de Bachar el-Assad a été rendue obsolète par la victoire des rebelles, victoire orchestrée par la Turquie. Et c’est donc maintenant au tour du Soudan d’enregistrer un nouveau revers émirati et un nouveau succès turc.
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Quant à la Russie, elle semble entretenir des intelligences dans chaque camp. Hemetti est ainsi réputé pour ses liens avec Moscou et avec Wagner, qui lui aurait livré des missiles. Mais la Russie a également livré des armes au gouvernement régulier soudanais. Si la Russie ménage ainsi les deux parties et multiplie les appels au cessez-le-feu, c’est parce qu’elle cherche à prendre pied durablement au Soudan et a donc intérêt à ce qu’il soit le plus stable possible.
Depuis quelques mois, plus le gouvernement régulier progresse, plus la Russie se rapproche de lui. En février 2025, la Russie et le gouvernement soudanais ont conclu un accord pour l’installation d’une base navale russe au Soudan. S’installer au Soudan permettra également à l’influence russe de s’inscrire dans une continuité territoriale stratégique en plein cœur de l’Afrique : partie orientale de la Libye contrôlée par Haftar, Centrafrique (pays entièrement sous la coupe de la Russie), Soudan.
Les mers chaudes, convoitées par la Russie
Depuis plusieurs siècles, la Russie – quel que soit son régime politique : tsariste, soviétique ou poutinien – nourrit un objectif constant et obsessionnel : l’accès aux mers chaudes. Après la chute de son allié Assad, elle n’est pas sûre de conserver ses bases navales méditerranéennes de Tartous et Lattaquié en Syrie et les a évacuées pour le moment. En plus de reprendre pied en Méditerranée en s’installant chez son allié Haftar dans l’Est libyen, la marine russe se réjouit de ce nouveau débouché soudanais sur la Mer rouge, aubaine géopolitique, militaire et commerciale.
Car le Soudan est riverain des « mystères de la Mer rouge », pour reprendre l’expression de l’écrivain et aventurier Henry de Monfreid. Cette étroite mer est l’une des artères du commerce maritime mondial, permettant un passage direct de l’océan Indien à la mer Méditerranée, via le canal de Suez, sans avoir besoin de contourner toute l’Afrique. Au sud se trouve le bien nommé détroit de Bab el-Mandeb (en arabe : « la porte des larmes »). Sur sa côte orientale se tiennent l’Arabie saoudite, puis plus au sud le Yémen, où les rebelles houthis mènent une guerre sans répit contre le commerce maritime depuis 2023.
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En face, sur sa côte occidentale se trouvent l’Égypte, Djibouti – où la France et la Chine possèdent chacune une base militaire –, le Soudan ou encore la Somalie, ces deux derniers pays étant plongés dans la guerre civile et l’anarchie. Récemment, Donald Trump a évoqué la possibilité de reconnaître l’indépendance du Somaliland, province séparatiste située sur la côte nord de la Somalie, et ce afin d’endiguer l’influence chinoise dans la région.
Il serait donc grand temps de s’intéresser à cette guerre oubliée, qui, en plus de plonger la population soudanaise dans l’horreur, pourrait avoir bien des conséquences sur les pays voisins, à commencer par la Libye, le Tchad et le Soudan du Sud (lui-même déchiré par une guerre civile entre deux ethnies – les Nuers et les Dinkas – depuis son indépendance en 2011) et changer les équilibres en mer Rouge, zone stratégique de première importance.
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