«Initialement, je ne voulais pas tant évoquer le Bataclan que le mode de vie qui a été frappé ce jour-là»
Comment raconter l’horreur, le funeste ? Dans Terrasses, son nouveau récit, l’écrivain sonde l’effroi qu’ont suscité les attaques terroristes de 2015 à Paris. Une œuvre chorale déchirante autant qu’un hommage aux Parisiens.
Une mère laisse son bébé au père, l’espace de quelques heures, pour aller danser, deux sœurs vont fêter leur anniversaire, deux amoureuses vont se retrouver… Et c’est là, au cœur de la légèreté, que frappera l’horreur. Avec Terrasses, qui sera également mis en scène par Denis Marleau au Théâtre de la Colline *, à Paris, Laurent Gaudé s’attache à restituer de l’intérieur les attentats de novembre 2015 dans la capitale : on suit tour à tour victimes, sauveteurs et passants tout au long d’une nuit de douleur et d’atrocités, mais aussi d’héroïsme. L’auteur de Salina et de Chien 51 fait œuvre de mémoire dans un récit tragique doublé d’un chant polyphonique.
À lire aussiNicolas Mathieu : «Au départ, mes posts Insta étaient une manière de témoigner mon amour à une personne, parce que c’était impossible dans la vraie vie»
Madame Figaro. – «L’Histoire fera le récit des faits, mais qui fera celui des âmes ?» : l’exergue de Terrasses est-il son motto , sa raison d’être ?
Laurent Gaudé.– J’ai mis du temps à trouver la place qui convenait pour parler des attentats. Le travail des historiens a été amorcé, celui des journalistes fait et bien fait – Le Monde et Le Parisien ont consacré des portraits à chaque victime. Comment s’emparer des attentats en tant qu’écrivain désireux de rester sur le déroulé chronologique de cette nuit-là ? Les dernières pensées des personnes avant de mourir, les sensations des foules, victimes directes ou témoins, ce qui nous a traversés, nous, collectivement, m’est apparu comme le seul espace possible. Il y a eu des actes héroïques, mais il y a eu des pensées héroïques, aussi, parce qu’elles parvenaient à s’affranchir de l’horreur. Une femme qui ne survivra pas, mais qui parvient, aux derniers instants, à effacer le sang et les cris autour d’elle pour convoquer un paysage qu’elle a aimé, un enfant qu’elle va laisser orphelin, me semble héroïque, car elle parvient à rester digne, et, cela, seul le récit des âmes pouvait en rendre compte.
Aviez-vous depuis longtemps le désir d’écrire sur les attentats ?
J’y avais dédié quelques pages dans la première version de Paris, mille vies (en 2020 chez Actes Sud, puis en 2023 chez Babel, NDLR), mais elles écrasaient tout : c’était trop intense, décalé par rapport au ton du texte, et j’ai coupé ces passages en songeant qu’un jour j’y reviendrais. Je pense qu’il faut une certaine distance temporelle. Cela fait partie du geste d’hommage et de mémoire qu’est Terrasses, que de revenir, dix ans après, sur les attentats. Une version théâtrale va être donnée à la Colline, et j’ai été frappé, lors des discussions avec les plus jeunes comédiens, de voir à quel point les attentats de 2015 étaient devenus un événement historique. Pour moi, l’événement reste récent, et je fais face à des jeunes gens qui se souviennent avoir vu cela à la télévision avec leurs parents…
Quand cette structure polyphonique vous est-elle apparue ?
D’emblée. J’ai souvent utilisé la forme chorale, j’aime la pluralité des regards. Je voulais ouvrir Terrasses au maximum : il me fallait une infirmière, un médecin, un membre des commandos d’intervention, un policier, un pompier, des passants… Le livre comprend des personnages frappés par l’événement et des personnages convoqués par l’événement, qui ont le devoir d’y aller et que j’ai voulu appréhender, comme les autres, par la sensibilité et l’émotion, pour aller voir sous l’uniforme la fêlure intérieure. Ce n’est pas parce qu’ils ont été formés à intervenir sur des scènes d’urgence qu’ils n’ont pas été sidérés et traumatisés eux aussi. Rentrer dans les fonctions m’intéressait, tout comme la question du «nous» : quand peut-on dire qu’il y a expérience du «nous» ? La pandémie, certaines manifestations et cette nuit-là, aussi, me semblent en témoigner. Nous avons tous été liés par les mêmes peurs, les mêmes réflexes, on a tous employé les mêmes phrases. Le nous, c’est le chœur, et le chœur, c’est aussi la tragédie…
Il est plusieurs fois fait mention du hasard et du destin, comme dans la tragédie grecque, justement, et les prises de parole des personnages sont autant de monologues. N’êtes-vous pas autant romancier que dramaturge ?
Je pense que mon travail se situe à l’intersection. J’ai écrit beaucoup de monologues théâtraux – avec, donc, la problématique du récit sur un plateau –, et mes romans sont traversés par l’oralité, comme on peut le voir avec l’exploration des légendes et de la mythologie. Outre l’épisode de Paris, mille vies, il y a aussi à l’origine de Terrasses le désir de retravailler avec Denis Marleau. Je savais que le texte serait mis en scène, même s’il ne s’agit pas d’une pièce mais d’un récit choral : dans certaines pages, on sait qu’on est avec une infirmière ou un policier, dans d’autres on ignore qui parle, et c’est ce qui me plaisait. Naturellement, la mise en scène impose «d’attribuer» les mots à une personne précise : on a dix-sept comédiens, et il a bien fallu désigner celui ou celle qui allait incarner telle ou telle voix, dispositif qui offre en soi une interprétation du texte.
Mes romans sont traversés par l’oralité
Laurent Gaudé
D’où est venu le titre ?
Dans « terrasses », il y a «terrassé», ce qui résumait le parcours de la nuit… Initialement, je ne voulais pas tant évoquer le Bataclan que le mode de vie qui a été frappé ce jour-là, symbolisé par le fait de boire un verre à une terrasse de café – ce qu’on a tous fait, alors que tout le monde ne va pas forcément au concert. Cela me paraissait plus universel. Les attentats à Moscou, et ceux en Israël, m’y ont ramené : l’attaque s’est produite lors d’une rave party, et quel hasard fait qu’on y échappe ou non ? Ces trois événements ont des significations géopolitiques différentes, mais à hauteur d’hommes et de femmes ce sont les mêmes : c’est au cœur du divertissement – danser, boire un coup… – que les uns et les autres ont été frappés. Et entendre ce texte dans une salle de théâtre sera sans doute d’autant plus vertigineux.
Peut-on dire que, dans votre œuvre, le poétique rejoint le politique ?
Je suis un auteur engagé dans la mesure où je nourris mon écriture de l’actualité et de ce qui se passe dans le monde. Dans des livres comme Salina ou La Mort du roi Tsongor, c’est au lecteur de faire des ponts avec l’histoire politique récente, quand dans Chien 51, Terrasses ou Eldorado, c’est moi qui les établis. Il y a quelque chose, à chaque fois, du monument mémoriel. Je veux que ce qui s’est passé à Paris en 2015 intègre mon panthéon personnel, tout comme la question des migrants ou de la guerre. J’espère que l’émotion ressentie par le lecteur soit une pierre de plus déposée au pied d’une stèle… Dans Nous, l’Europe. Banquet des peuples, j’ai tenté d’insuffler un peu de passion dans un sujet aride. Avec Terrasses, il s’agissait, à travers ce «nous», de construire un vœu politique qui soit aussi un chant. Car je crois que chez moi, c’est la célébration qui tisse poétique et politique. Au-delà de la dureté, de l’horreur, du tragique, il y a souvent dans mes textes la célébration, selon les cas, de l’humanisme, de la fraternité, d’une forme de lumière, de la transmission ou d’une saine colère. Célébrer, donc chanter.
* Terrasses, mise en scène de Denis Marleau, du 15 mai au 9 juin, au Théâtre de la Colline, à Paris. colline.fr
Crédit: Lien source
Les commentaires sont fermés.