«Kanaval»: Ode à l’imaginaire haïtien

Au milieu des années 1970, Rico (Rayan Dieudonné), 9 ans, est contraint de fuir le régime Duvalier, en Haïti. En compagnie de sa mère (Penande Estime), il est accueilli à bras ouverts par un couple d’un village rural du Québec. Or, l’exil et les traumatismes ont semé quelque chose que Rico ne parvient pas à saisir chez sa mère, et entre eux, la distance ne cesse de se creuser.

Pour combler cet écart tout en s’intégrant à la culture dans laquelle il est plongé, le garçon fait équipe avec un Lwa, un esprit ancestral issu de la mythologie haïtienne, qui le guide et lui rappelle sans cesse d’où il vient, et l’importance de l’honorer.

Henri Pardo s’est inspiré du vécu de sa famille pour imaginer le récit de son premier long métrage de fiction, Kanaval, celui d’un enfant brutalement déraciné de sa terre natale et forcé de se réinventer et de s’adapter au monde inconnu que représente pour lui le Canada.

À travers le parcours du petit Rico, le cinéaste — qui a notamment réalisé la série Afro Canada (ICI Radio-Canada, 2022), retraçant la présence afrodescendante au pays — témoigne de la migration perpétuelle de la diaspora haïtienne et africaine, des traumatismes et oppressions qui la traversent, ainsi que des imaginaires particuliers qu’elle a semés et partagés sur les territoires qu’elle arpente depuis des décennies.

Bien plus qu’un récit de résilience et d’intégration, Kanaval, tourné en français et en créole, est avant tout un vibrant hommage à la culture, l’imaginaire et l’héritage haïtien. Dès les premières minutes, qui se déroulent au coeur du Carnaval de Jacmel, le spectateur est propulsé au coeur de la fougue, du savoir-faire, de la tradition, de la mémoire et de la mythologie du peuple haïtien.

« C’est un immense privilège de pouvoir replonger dans un Haïti qui n’existe pratiquement plus, celui de 1975, raconte Henri Pardo. Les Haïtiens essaient depuis des années de rebâtir l’île, et ça ne fonctionne pas, pour toutes sortes de raisons. Avec le cinéma, j’ai l’impression que j’apporte une modeste contribution à cette entreprise de reconstruction. Au Festival international du film de Toronto, une femme est venue me voir après la projection pour me dire : “Ma mère disait vrai, Haïti existe bien. J’ai vu Haïti.” Ça m’a énormément touché. »

Un film sur le choc post-traumatique

En choisissant d’adopter le point de vue d’un enfant, Henri Pardo célèbre aussi avec justesse le pouvoir de l’imagination, tant dans le processus d’adaptation que dans l’importance de conserver un lien avec ses racines, son passé et son héritage. « L’enfance permet d’être honnête, en quelque sorte, et d’observer les mensonges des plus vieux. L’enfant navigue entre l’incompréhension, la volonté de se fondre dans la masse, les répercussions du choc post-traumatique chez lui et les autres et la difficulté de laisser son pays derrière. Ça offre une grande liberté, un grand terrain d’exploration, tout en me donnant la chance de rester fidèle, aussi, au vécu des adultes. »

En plus de devoir composer avec l’hiver, une nouvelle culture, de nouvelles moeurs et une mère qui se coupe de plus en plus du monde, le jeune Rico fera face au racisme, à l’intimidation et à l’ignorance de plusieurs des habitants du village dans lequel il doit refaire sa vie.

« Kanaval n’est pas un film sur le racisme, mais sur le choc post-traumatique. J’aborde à quel point c’est difficile de quitter son île, son univers, et de se voir refuser le droit de s’épanouir dans sa culture. Les hommes hétérosexuels blancs — et leurs enfants — qui sont durs avec Rico vivent tellement d’insécurités qu’ils n’osent pas ouvrir leurs oeillères pour rencontrer d’autres formes de vie. Même si c’est Haïti que je veux honorer en premier, la haine existe en toile de fond, et déchire le nouvel arrivant entre sa volonté de se faire accepter et celle de conserver le bagage qu’il a accumulé. »

Accueil et amour

En réponse à cette violence, Rico trouvera refuge dans son imaginaire, mais aussi dans l’amour d’Albert et Cécile, le couple qui lui ouvre sa porte et le protège comme un fils.

Leurs interprètes, Martin Dubreuil et Claire Jacques, incarnent à l’écran une bonté pure, sous laquelle grondent une profondeur et un vécu qui, sans être explicites, valident une ouverture et une générosité presque enfantine, qui se manifestent dans la célébration de la différence, plutôt que dans son effacement.

« C’est un privilège de jouer un personnage comme ça, un marginal qui est aussi un peu un héros, souligne Martin Dubreuil, qui a l’habitude d’endosser les rôles de vilains. Finalement, mes défauts, mes tares, mon casting atypique finissent par me servir à faire de beaux personnages. La fascination d’Albert envers la mère de Rico est complètement pure. Il possède cette rare qualité de se mettre dans une posture d’apprentissage et d’écoute. » « Il crée une rencontre entre deux humains qui observent et embrassent leurs différences », renchérit Henri Pardo.

C’est par ailleurs la même curiosité qui a guidé les deux acteurs dans leur collaboration avec Rayan Dieudonné, l’acteur qui prête ses traits à Rico.

D’origine haïtienne, le jeune garçon était au Québec depuis à peine deux ans lorsque l’équipe du film l’a repéré au camp de jour de la Maison d’Haïti, à Montréal. Avec sa mère et sa petite soeur, il a traversé le continent et est passé par le chemin Roxham avant de trouver refuge au Québec. « Je me suis dit qu’il serait incroyable d’avoir un garçon avec un tel vécu avec nous. On a pris un risque, car il était un peu timide lors de l’audition, mais il se démarquait par son écoute », indique le réalisateur.

Le risque s’est avéré payant. « Il était tellement bon, tellement habité, affirme Martin Dubreuil. Il nous a nourris beaucoup plus qu’on a dû le coacher. » « C’était absolument charmant de le voir évoluer sur le plateau, ajoute Claire Jacques. Plus le tournage avançait, plus il posait des questions techniques et cherchait à s’améliorer. On s’est amusé ferme entre les prises, mais quand c’était le temps de travailler, on se regardait du coin de l’oeil et on était prêts. C’était magique. J’ai été profondément touchée par cet enfant-là. »

Comme le film n’a pas été tourné en ordre chronologique, Rayan Dieudonné a appréhendé chaque morceau du casse-tête individuellement, ne constatant le résultat qu’à la toute fin, lors du premier visionnement du film. « Il s’est penché vers moi et m’a dit, ému : “C’est mon histoire !” C’était extraordinaire », poursuit l’actrice.

Pour Henri Pardo aussi, le fait de transposer son expérience à l’écran s’est avéré cathartique. « Les enfants d’immigrants vivent beaucoup de culpabilité, parce qu’ils se sentent souvent responsables du malheur de leurs parents, qui ont quitté leur pays pour les sauver. J’ai porté cette culpabilité pendant des années. Aujourd’hui, avec Kanaval, j’ai l’impression de me rattacher à une histoire, celle de mes parents, de laquelle j’ai été coupée. C’est une sorte de vengeance. »

Le film Kanaval prend l’affiche le 3 mai.

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