La BD au Sénégal sous Senghor (ou comment le 9e art peut aider à la (…)

Sur un plan éditorial, le pays venait de loin.

À l’époque coloniale, aucun éditeur digne de ce nom n’était réellement actif dans les ex-territoires français d’Afrique sub-saharienne.

En effet, de façon générale, à la « belle époque des colonies », le pouvoir colonial impulsait et contrôlait la production de savoirs scientifiques et scolaires, de leur élaboration (cadres, méthodes, thématiques, auteurs…) à leur validation (prix, récompenses) et à leur diffusion (publication d’ouvrages, de revues). Les manuels produits sur place étaient l’œuvre de fonctionnaires.

De fait, au moment de l’indépendance, beaucoup d’États africains se sont retrouvés sans aucune maison d’édition, ni réseau de diffusion, seules quelques imprimeries émergeaient pour la production de documents officiels [1].

Le président-poète Senghor et sa politique culturelle

La période comprise entre 1960 et 1980 a été au Sénégal le théâtre de profonds changements dans le domaine culturel et artistique. La politique culturelle de Senghor s’appuie sur deux axes fondamentaux que sont l’enracinement dans les valeurs de la civilisation négro-africaine et l’ouverture aux autres civilisations.

De fait, Senghor a accordé, dès l’indépendance, la priorité à la formation aux arts et aux lettres et impulsé un véritable mécénat d’État. Il met en place tout un ensemble de textes législatifs et réglementaires, fondements aux structures et institutions de prise en charge et de dynamisation de la vie culturelle nationale. Puis il installe progressivement des structures chargées de préserver et promouvoir toutes formes d’expression artistiques : la loi du 1 % (1968), Fonds d’aide aux artistes et au développement de la culture (1978), création de l’école de Dakar et du Festival Mondial des arts nègres en 1966…

Comme le précise Adama Djigo dans un article de 2015 : « Avec la création d’établissements culturels tels l’École des arts (devenue l’Institut national des arts), la Compagnie nationale du théâtre Daniel-Sorano, le Musée dynamique, la Manufacture nationale de tapisserie, l’École de danse Mudra-Afrique, le président Senghor favorise la création de nouveaux arts plastiques, visuels et scéniques issus d’une synthèse de l’art nègre ancien et de la culture occidentale. [2] »

Senghor, chantre d’une civilisation panafricaine, crée également des structures à vocation régionale ou africaine : l’École d’architecture et d’urbanisme, l’université des Mutants mais aussi Les Nouvelles Éditions africaines, bras armé de la future politique nationale dans le domaine de l’édition…

Un environnement favorable au développement à l’édition se constitue peu à peu…

Dans les premiers temps de l’indépendance, l’écrit n’est pas forcément une priorité pour les autorités. Il faudra attendre 1972 et la création des Nouvelles éditions africaines (NEA) pour voir émerger une maison d’édition digne de ce nom, celle-ci étant voulue par Senghor. Le capital des NEA était réparti à parts égales entre le Sénégal, le Togo et la Côte d’Ivoire, le siège étant à Dakar.

En 1988, Les Nouvelles Éditions africaines seront dissoutes et les Nouvelles éditions ivoiriennes (NEI) hériteront d’une partie de son catalogue. Parallèlement sont créées les Nouvelles éditions africaines du Sénégal (NEAS).

De fait, la bande dessinée au Sénégal ne commence réellement que dans les années 1970, dix années après l’indépendance, comme dans la quasi-majorité des pays du continent.

Mais ces années se caractérisent dans bien des pays d’Afrique par un autre mouvement culturelle et politique, à savoir « le recours/retour à l’authenticité ».

Le contexte du retour à l’authenticité en Afrique

À la fin de 1971, Mobutu annonce que le « recours » à des valeurs africaines authentiques serait au cœur de sa politique. En même temps qu’il tentait d’élaborer une image du Zaïre comme nation moderne faite d’un seul peuple (les Zaïrois) et de plus de 300 groupes ethniques distincts, il imposait un habillement et des modèles politiques « authentiques » qui puisaient dans l’autorité « traditionnelle » pour légitimer une forme centralisée de pouvoir étatique.

De même, le pays, son principal fleuve et sa monnaie nationale changent de nom et s’appellent désormais « Zaïre ». Les habitants devaient substituer à leur nom chrétien des noms africains « authentiques » (1972), les hommes devraient porter un abacost (contraction de « à bas le costume ») et appeler leurs concitoyens non pas « Monsieur » ou « Madame », mais « Citoyen » ou « Citoyenne » (1974). Pour les femmes, des robes de style africain de trois pièces étaient obligatoires et les pantalons, strictement interdits.

Le Zaïre ne fut pas le seul pays à avoir recours à l’authenticité. La plupart des dirigeants africains de cette période imitèrent l’exemple Zaïrois. Au Tchad, le président François Tombalbaye, au nom de la » Tchaditude », rebaptisa des localités : Fort-Lamy (N’Djaména), Fort-Archambaud (Sahr) et la radio tchadienne devint La voix des ancêtres. À Madagascar, une dizaine de villes reprirent leurs appellations originelles Tananarive (Antananarivo), Tuléar (Toléary), Fort-Dauphin (Faradofay), etc. Le Togo ne fut pas en reste et imposa également une africanisation des noms et prénoms.

Si le Sénégal se tint officiellement à l’écart de ce mouvement, il n’en est pas moins incontestable que celui-ci influença considérablement les citoyens du pays et les acteurs du monde la culture, en particulier de la bande dessinée.

Le quotidien dakarois Le Soleil, principal vecteur de diffusion de la bande dessinée Sénégalaise

La bande dessinée sénégalaise commence dans les années 1970 dans le quotidien dakarois Le Soleil. Né comme hebdomadaire en 1933 (sous le nom de Paris-Dakar), premier quotidien d’Afrique noire en 1936, Le Soleil est traditionnellement proche du pouvoir politique, quel qu’il soit.

Critique d’art et littéraire, chroniqueur, écrivain, conseiller du Président Senghor, Amadou Guèye Ngom (1948-2010) y a écrit à cette époque des scénarios de bandes dessinées dessinés par Seyni Diagne Diop. Parmi ces séries (qui ne furent pas éditées en album), la première fut Assane Ndiaye cadre, l’histoire d’un homme qui dilapidait les deniers publics afin de satisfaire une cohorte de courtisans. Puis ce fut La Peau de Bouki et Vérités inutiles, adaptations d’histoires tirées des Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop. La Main d’une linguère vint clôturer ce cycle [3].

Au début des années 1980, Babacar H. Doukouré y entame la série Ansou Foné, tirée de la tradition orale avec deux histoires qui se succèdent : Ansou Foné et le roi-sorcier et la sagesse des anciens… Puis, du 10 mai au 7 juin 1983, il fait paraître la troisième et dernière série, Serigne Assane (les jumeaux).


En un sens, les artistes servent de faire-valoir et d’illustrateurs du concept d’affirmation d’une civilisation africaine en diffusant l’identité culturelle et le patrimoine négro-africains. Mais si toutes ces histoires sont tirées de traditions anciennes ou de contes traditionnels, la suite sera différente avec l’arrivée d’Aziz le reporter dont les histoires étaient complètement inspirées de culture urbaine et de la vie quotidienne locale. Une forme de rupture qui correspond également au départ (en 1980) du pouvoir du président Senghor et l’abandon de sa politique culturelle.

Une première série emblématique de la BD sénégalaise

En effet, octobre 1983 voit apparaître l’une des premières grandes séries de la BD sénégalaise : Aziz, le reporter. À travers le récit du journaliste Aziz, Samba Fall (né en 1950), ancien agent du centre des chèques postaux de Dakar devenu dessinateur pour les suppléments estivaux (Le Soleil vacances), y racontait des histoires sur des personnages qu’il croisait. La série commençait avec Tialki à Tougal qui racontait les aventures de Tialki, ancien informateur pour la police qui, prenant conscience de la médiocrité de sa vie, prenait la décision de partir à « Tougal » (« l’Europe » en wolof).


Puis, en 1984, il crée le personnage de Boy Melakh. Série BD policière, humoristique et de couleur locale truffée d’expressions en argot, Boy Melakh, racontait les péripéties d’une sorte de jeune Robin des Bois qui volait aux riches pour donner aux pauvres. Toujours relatés par Aziz, le reporter (qui reste le titre de la série), ses exploits permettaient de venger les faibles des injustices qu’ils subissaient de la part de gens importants.


En 1989, Samba Fall publie en petit format aux Nouvelles Éditions Africaines, L’Ombre de Boy Melakh et Sangomar, les deux premiers tomes des aventures d’Aziz le reporter qui reprenaient une partie des aventures du héros éditées dans le journal.

Dans toutes ces histoires, on constate peu ou pas de mimétisme occidental, mais plutôt une plongée dans la vie quotidienne locale, l’un des ferments identitaires d’une nation.

En matière d’albums, les NEA ont recours aux grandes figures historiques

Dès les années 1970, suivant le désir du gouvernement de s’attaquer à la restructuration de la mémoire, les NEA s’attachent à mettre en valeurs plusieurs figures historiques nationales dans son catalogue. L’Homme du refus fit l’objet d’une édition en album en 1975 par Les Nouvelles Éditions Africaines (NEA).


Premier album publié au Sénégal et l’un des tous premiers en Afrique de l’Ouest, l’ouvrage revenait sur un épisode célèbre de la colonisation opposant en 1904, à Thiès, le prince Diéry Dior Ndella à un officier français, le Capitaine Chautemps, qu’il tue avant de s’enfuir. Il fut finalement rattrapé et exécuté. Cet incident est resté dans l’imaginaire collectif sous le nom de «  La geste de Jeeri Joor Ndeela ».

En 1975, Alpha Waly Diallo publie Lat Dior : en couleurs, d’après Le Chemin de l’honneur de Thierno Ba. L’album – dessiné sur un mode épique – relate l’itinéraire héroïque de Lat Dior, dernier souverain du royaume wolof du Cayor au 19e siècle et, depuis, entré dans la légende. À grands traits sont évoqués les principales étapes de sa vie et l’engagement du guerrier, impuissant malgré son courage, à repousser l’avance impérialiste française.

Il était une fois… Le Sénégal et L.S. Senghor, LA BD officielle du régime réserve une place considérable à l’histoire du Sénégal, et/ou d’une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, depuis la période préhistorique jusqu’à la constitution de l’État sénégalais contemporain : il met en évidence certains faits historiques connus comme les conquêtes de l’Empire du Ghana avec la dynastie Tounkara, l’Empire du Mali avec le grand Soundjata, l’Empire Diolof, le trafic des esclaves et l’arrivée des Français au début du 18e siècle jusqu’à l’indépendance du Sénégal avec Senghor.


Chaka le fils du ciel, de Wally Diallo Alpha avec Ibrahima Baba Kaké au scénario (1983), est le fruit d’une coédition avec les éditions camerounaises CLE. Relatant la vie du chef zoulou Chaka, grande figure historique de l’Afrique australe du début du 19e siècle, l’ouvrage accord une large place aux années de jeunesse. Il montre comment une naissance royale, un rejet vers l’exil comme bâtard, l’isolement et l’hostilité dans les lesquels vécut Chaka développèrent son courage et sa détermination, comme germes de sa revanche. Devenu roi, Chaka (« Le lion ») sera un homme de conquête et d’unité avant de sombrer dans la démesure. L’album sera par la suite traduit en anglais et édité en Tanzanie dans le cadre d’une coédition entre la Foundation Books Ltd de Nairobi et la Library service board de Dar es-salaam, devenant le premier album francophone traduit en anglais sur le continent.

La fin héroïque de Babemba, roi du Sikasso (1980) de Cheikhou Oumar Diong, racontait une page tragique de l’histoire du Mali dans les dernières années du siècle dernier. Babemba succède à Tièba, roi de Sikasso l’un des plus puissants souverains du Soudan. Après une alliance avec les Français, l’extension continue de leur puissance l’inquiète et c’est la rupture puis la résistance. La ville est prise rue par rue. Plutôt que de se rendre, Babemba se suicide dans la salle du trône. La BD met l’accent avec beaucoup de forces sur la noblesse des sentiments : « Mourir dans l’honneur n’est pas mourir… »


Enfin, Les Nouvelles Éditions Africaines ont édité la première série de bande dessinée publiée en Afrique à savoir les trois tomes des Contes et histoires d’Afrique, publiés entre 1977 et 1979, ouvrage dans lequel les auteurs étaient tous ivoiriens ou burkinabés.

Cette dizaine de titres seront les seuls à avoir été publiés à cette époque dans le pays. Les héros au centre de ces albums avaient tous un point commun : ils s’étaient opposés à la colonisation et, de ce fait, leur mémoire avait été malmenée à l’époque de l’occupation française. Cette valorisation par la BD était donc nécessaire dans le contexte de la construction identitaire d’une nation nouvelle.

Par la suite, à compter du début des années 1980, plus précisément, les NEA (puis NEAS) arrêteront leur production en matière de bande dessinée.

Soucieux d’assurer la cohésion des différentes communautés nationales, les pouvoirs publics ont donc utilisé la bande dessinée pour revaloriser l’histoire précoloniale, la lutte contre l’invasion française et les valeurs identitaires marginalisées par la colonisation. Cette volonté est passée par la production de récits historiques graphiques mettant en valeur les grandes figures du passé légitimant la négritude senghorienne à savoir l’affirmation d’une identité collective enracinée dans un passé commun.

Cette volonté ne durera qu’un temps aussitôt le départ de Senghor du pouvoir, la politique culturelle change. Les NEA ainsi que Le soleil cesseront alors leur soutien à la BD patrimoniale et les valeurs traditionnelles même si le quotidien continuera à publier de la BD en optant pour des récits plus actuels et plus urbains.

Une page était tournée.

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