la France, «une terre de fractures affectives»

Un président n’aurait pas dû dire ça. Emmanuel Macron a repris son proverbial ton martial pour prophétiser, en cas de vent mauvais électoral, la « guerre civile ». Après avoir été en guerre contre un virus et menacé de l’être contre la Russie, le président la devine sur notre propre sol. Peyrefitte réduisait « l’histoire de France » à « une longue guerre civile, pleine (…) de déraison ». Des Gaulois réfractaires, incapables de s’entendre face à César, aux Gilets Jaunes, la France est ainsi, à croire Chaunu, « une terre de fractures affectives ».

La guerre civile n’est pas une simple révolte mais une lutte à mort du corps social contre lui-même. Cette guerre de voisins, du tous contre tous, efface le pluralisme pour ne laisser place qu’à l’antagonisme ami/ennemi. Depuis Aristote, la guerre civile nourrit la réflexion politique occidentale. Avec les printemps arabes, elle revient dans l’actualité. La majorité silencieuse la redoute, une minorité active l’espère. Pour certains, elle a déjà commencé à bas bruit, pour d’autres, c’est un épouvantail permettant au Président d’endosser le rôle de sauveur.

Si l’État se justifie comme garant de la paix civile, une déflagration signerait son impuissance et partant son illégitimité. C’est dire que la sortie jupitérienne constitue une faute : si elle est sincère, elle scelle la faillite institutionnelle, si elle est calculée, elle peut conduire au chaos. Tant il est vrai que « dans une guerre civile, la victoire même est une défaite » prévenait le poète Lucain.

La hantise des Grecs était la stasis qui ne désigne pas tant une « guerre » civile que la dilution des liens d’amitié civique conduisant la communauté à se séparer d’une partie d’elle-même. Au Moyen-âge, les luttes intestines opposent Armagnacs et Bourguignons, York et Lancastre, bourgeois et nobles des républiques italiennes mêlant clivages politique, social et spirituel. Au XVIe siècle, les guerres de religion alors dites « civiles » déchirent la Chrétienté occidentale. Parachevant un siècle de commotions entamé avec la Fronde, la Révolution fait couler, en Vendée, le « sang impur » de la mauvaise France. En 1871, Marx théorise la dialectique de La guerre civile à partir de la Commune de Paris. Brutale quand deux camps structurés s’affrontent comme lors de la guerre dite de Sécession, en Russie ou en Espagne, elle est larvée en France entre-deux-guerres avant de ressurgir sous l’Occupation.

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La guerre civile survient lorsque les clivages sont si polarisés qu’ils ne peuvent être évacués par la joute politique

La guerre civile rôde toujours. Elle survient lorsque les clivages sont si polarisés qu’ils ne peuvent être évacués par la joute politique mais par la violence. Inexpiable, la discorde nourrit une rancune tenace et des haines ressassées. Sans droit, déchaînant la violence la plus absolue, elle déchire un peuple pourtant uni par un même substrat culturel.

Pour la conjurer, la pensée grecque invente la politeia, lieu de résolution du conflit, s’ouvrant à l’expérience de la délibération. Saint Augustin christianise cet idéal platonicien, déjouant le péril –  « toute maison divisée contre elle-même périra » – pour établir la Cité de Dieu. Henri IV n’agit pas autrement quand il rétablit la concorde civile après les luttes confessionnelles. À l’issue des guerres civiles anglaises du XVIIe siècle, le contrat hobbesien, lui, fait de l’État Léviathan, l’arbitre omnipotent de notre liberté tenue « sous la loi » par la peur.

Depuis 1945, la France semblait pacifiée. Mai 68 ne fut qu’une écume d’enfants gâtés. Globalement, la société consumériste s’accommodait d’un État dont la générosité sociale devait éloigner la fièvre du Grand soir. L’horizon révolutionnaire s’éclaircit pourtant depuis. Les guérillas urbaines depuis 2005, adossées au conflit de Gaza, ont montré le potentiel subversif que pourrait mobiliser une minorité agissante. Radicalisant leurs positions pour obliger les courants adjacents à se rallier à eux, les Insoumis rejouent moins 1936 que 1917. L’extrême-gauche brûle de prendre le pouvoir à la faveur d’une violence insurrectionnelle qu’elle imputera à ses adversaires lui donnant prétexte à ne plus jamais le rendre.

Mais s’agit-il encore d’une guerre civile ? Abandonnant l’esthétique révolutionnaire inspirée des luttes sud-américaines, les Insoumis, sans toucher aux fins politiques, ethnicisent leur combat intersectionnel. Il ne s’agit plus d’une lutte fratricide mais d’un affrontement anomique avec un groupe qui veut s’arracher au socle culturel de son pays d’accueil pour brandir celui de ses « origines », au risque de la partition.

N’offrant que le chaos ou lui, Emmanuel Macron anticipe une décomposition pour scénariser sa refondation

N’offrant que le chaos ou lui, Emmanuel Macron anticipe une décomposition pour scénariser sa refondation. Jouer la peur pour prendre l’habit de l’ordre est un pari risqué, remporté jusque-là. D’aucuns voient dans cette énième dramatisation prétexte à imposer un pouvoir d’exception. Sa vision politique tiendrait alors davantage du cynisme d’un Frank Underwood de House of Cards –  « Je ne crains pas le chaos, je l’organise » – que de l’esprit de réconciliation d’un Henri IV.

Un président devrait plutôt chercher à restaurer cet espace politique dans lequel le dialogue facilite la synthèse des aspirations contraires. Il ne parviendra à recoudre la France qu’en recréant ce commun qui fait défaut. A-t-il encore le temps d’être à la hauteur de sa mission ?

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