La grande distribution française à l’assaut de l’Afrique, par Fanny Pigeaud (Les blogs du Diplo, 3 mai 2024)

cc Cash Macanaya, 2021

«C’est une vraie révolution qui est en cours au Sénégal ! », s’enthousiasme un cadre du groupe Auchan Retail International (1). Depuis 2015, la multinationale française, propriété de la famille Mulliez, multiplie les ouvertures de magasins dans ce pays d’Afrique de l’Ouest : trente-huit dans la région de Dakar mais aussi à Sally, Thiès, Mbour, Saint-Louis. En 2022, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires de 218 millions d’euros en Afrique, essentiellement au Sénégal, sur un total de 32,8 milliards. Auchan est loin d’être la seule enseigne française sur ce marché. Basée à Boulogne-Billancourt, l’ancienne Compagnie française de l’Afrique occidentale aujourd’hui filiale à 100 % du Japonais Toyota, connue sous le sigle CFAO, s’est associée à Carrefour pour créer une société, Adialéa, qui a notamment ouvert cinq magasins au Sénégal depuis 2019. Autres marques tricolores, Super U et le groupe Casino ont commencé à se développer il y a quelques années au sud du Sahara.

Ces géants de la grande distribution voient grand. Fort de sa réussite au Sénégal où il est devenu le leader sur le segment des produits alimentaires, Auchan Retail a mis en service neuf enseignes en Côte d’Ivoire en 2022 (2). CFAO Retail, la branche distribution de CFAO, a réalisé environ 230 millions d’euros de chiffre d’affaires en cette année-là, dont 100 en Côte d’Ivoire et au Cameroun et 30 au Sénégal, selon sa direction de la communication. Quant à Système U, il a racheté à Madagascar une dizaine de magasins du Sud-Africain Shoprite, en partenariat avec le groupe local Habibo, tandis que le groupe Duval, allié au Camerounais Arno, compte ouvrir à Douala et Yaoundé une trentaine de supermarchés d’ici à 2027.

Lire aussi Cécile Marin, « Commerce françafricain », Le Monde diplomatique, juin 2019.

Grande nouveauté : ces groupes ne se cantonnent pas au centre-ville des capitales ou aux secteurs proches de zones résidentielles riches ; ils ne se contentent pas d’une clientèle aisée, amatrice de produits importés haut de gamme, comme le faisaient leurs rares prédécesseurs. Ils s’implantent au cœur des quartiers populaires et vendent des produits frais. Après avoir visé les classes moyennes émergentes (3), les distributeurs s’orientent vers les ménages à faibles revenus des quartiers populaires ou appartenant aux couches inférieures de la classe moyenne. « Nous préférons ne pas vendre cher et recevoir beaucoup de monde ; nous misons plus sur le volume que sur la marge », expliquait le directeur d’Auchan Retail Sénégal, en 2015 (4). Associé à CFAO Retail depuis 2013, Carrefour mise sur les Carrefour Market, ces supermarchés à bas prix de 700 à 1000 m² de surface, et Supeco, des magasins de même taille destinés au cœur des quartiers à forte densité de population et proposant des « prix stables et bas » toute l’année. « Nous nous sommes rendu compte qu’avec les hypers nous ne touchions que les tranches aisées de la population, les 11 % qui gagnent plus de dix dollars par jour. Les autres n’entraient pas dans nos magasins. Avec les supermarchés Carrefour Market, nous avons atteint la petite classe moyenne. Grâce à Supeco, nous intéressons les 20 % qui, avec plus de deux dollars par jour, accèdent à la classe moyenne », précisait le directeur de CFAO Retail, M. Jean-Christophe Brindeau, en octobre 2022 (5). Casino, qui ne souhaite pas donner de détails sur ses chiffres d’affaires et ses projets en Afrique, a de son côté lancé une enseigne à bas prix au Cameroun en 2018. Baptisée BAO, elle compte cinq magasins à Douala, dont le dernier a ouvert ses portes en mai 2022. Ces boutiques-entrepôts ciblent à la fois des commerçants qui veulent acheter de gros volumes et les particuliers.

Jusqu’à présent, la grande majorité de la population africaine se fournit en produits frais sur les marchés et achète le reste dans de petites supérettes (moins de 300 m²) et des boutiques de quartier. Seuls l’Afrique du Sud et les pays de l’Afrique orientale ont vu se développer depuis quelques décennies des chaînes de supermarché locales bien organisées, dont Shoprite, devenu le plus grand employeur privé sud-africain. Dans ces conditions, le continent apparaît comme « la nouvelle frontière pour l’industrie mondiale des biens de consommation », se réjouissait le patron de CFAO Retail, fin 2015 (6). Les entreprises françaises ont jusque-là prioritairement ciblé les pays de la zone du franc CFA. Si la devise qui a cours en Afrique subsaharienne est en butte à des critiques toujours plus vigoureuses, son arrimage fixe à l’euro permet aux groupes hexagonaux d’investir et de désinvestir sans risque de change ainsi que de rapatrier facilement leurs bénéfices en France, les transferts de capitaux étant libres.

Lire aussi Olivier Blamangin, « Castel, l’empire qui fait trinquer l’Afrique », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

Certains consommateurs y trouvent leur compte, appréciant à la fois d’avoir accès à des produits correctement présentés et à des prix compétitifs sans avoir besoin de marchander, et bénéficiant d’un meilleur respect de la chaîne du froid que dans les commerces traditionnels. Ils sont aussi soulagés de ne plus avoir à fréquenter des marchés sans places de parking, encombrés, mal agencés et à l’hygiène souvent douteuse. Résultat, le chiffre d’affaires africain de Auchan Retail est en constante augmentation : en 2022, il a représenté 0,7 % des revenus totaux du groupe, contre 0,1 % en 2017. Les gouvernements de la région voient eux aussi d’un bon œil l’installation des grandes surfaces françaises, dont les activités leurs permettent d’engranger des impôts quand la majorité des entreprises (97 % au Sénégal) évoluent dans le secteur informel hors de portée du fisc (7). Ces opérateurs procurent par ailleurs quelques emplois visibles dans un contexte de chômage élevé. Le groupe Auchan, par exemple, affirme dans son dernier rapport financier employer au Sénégal plus de 1 900 personnes. C’est pourquoi les autorités publiques n’hésitent pas à honorer de leur présence les cérémonies de lancement de nouveaux établissements. Le secrétaire général du ministère du commerce, le directeur du commerce intérieur et un conseiller spécial du président de la République avaient fait le déplacement à l’ouverture d’un Carrefour Market à Saly, une station-balnéaire située au sud de Dakar, en novembre 2022. L’inauguration, quelques mois plus tôt à Yaoundé, au Cameroun, d’un centre-commercial et d’un hypermarché Carrefour de 4 000 m², s’était pour sa part déroulée en la présence d’un représentant officiel du chef de l’État Paul Biya, tandis que les ministre du commerce, gouverneur et président de région, maire d’agglomération et d’arrondissement, préfet et sous-préfet assistaient à la mise en service d’un Carrefour Market à Douala, en mars 2023.

L’implantation de ces enseignes répond à la volonté affichée par l’Élysée de voir des intérêts français participer à des projets agro-alimentaires en Afrique (8), et d’une manière générale d’encourager les entreprises tricolores à reprendre des parts de marché sur le continent où la France est en perte de vitesse. L’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire Jean-Christophe Belliard a d’ailleurs assisté en personne, en juin 2022, à l’ouverture du premier magasin Auchan à Abidjan, tandis que M. Olivier Becht, alors ministre délégué chargé du commerce extérieur, de l’attractivité et des Français de l’étranger, prenait part, avec plusieurs ministres ivoiriens, à une cérémonie organisée le 27 octobre 2022 à l’occasion de la signature d’une convention entre Auchan Retail Côte d’Ivoire et l’Institut national polytechnique de Yamoussoukro pour le lancement d’une licence en « management de la distribution ».

En 2015, M. Xavier Desjobert, directeur général de CFAO Retail, avouait sans détour son but : prendre « des parts de marché aux circuits traditionnels » en proposant des « prix compétitifs voire moins chers (9) ». Cette stratégie implique de vendre des produits locaux : en plus d’aliments importés, la grande distribution commercialise du pain, de la viande, du poisson, des fruits et des légumes. Un tiers des produits écoulés par les magasins Carrefour exploités par CFAO, par exemple, seraient d’origine locale, d’après le groupe. Vendre moins cher signifie aussi réduire le nombre d’intermédiaires. Auchan Retail et le duo CFAO/Carrefour s’emploient par conséquent à créer et structurer leurs propres filières d’approvisionnement locales. Ainsi, pendant que le petit commerçant sénégalais se ravitaille chez un demi-grossiste, qui se fournit lui-même chez un grossiste, ces multinationales traitent directement avec les producteurs. Auchan Retail Sénégal « accumule à la fois le bénéfice du grossiste, du demi-grossiste et du détaillant », déplorait en août 2018 le directeur exécutif de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal, Ousmane Sy Ndiaye (10). Le distributeur se trouve « en tête de course pour pratiquer tous les prix qu’il souhaite ». Au bout du compte, ces enseignes concurrencent à la fois les grossistes et semi-grossistes, les boutiquiers de quartier, les vendeuses sur les marchés…

« Auchan dégage ! »

Au Sénégal, des petits commerçants ont fini par se regrouper en 2018 pour réclamer des mesures de protection. Leur coalition baptisée « Auchan dégage ! » a organisé des manifestations et des sit-in devant le ministère du commerce. À l’occasion de l’un de ces événements, une détaillante sur le marché de Kermel, situé au cœur du quartier historique dakarois du Plateau, se désespérait : « Tout est foutu ! Sachant qu’on achète, nous, à 700 francs et qu’Auchan arrive à vendre 400, voire 300, ce n’est pas normal. Nous on ne gagne rien. On est pauvres maintenant » (11). Ce mouvement comptait aussi en son sein un groupe de militants de gauche, le Front pour la révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine (Frapp), déjà auteur d’une campagne contre le franc CFA qui avait pour slogan « France, dégage ! ». Pour le Frapp, il est inconcevable de voir « le douzième groupe mondial concurrencer les commerçantes tabliers [des marchandes qui vendent leurs produits sur le trottoir, en les installant sur une table] d’un des pays les plus pauvres du monde ».

Lire aussi Sabine Cessou, « Un an après les émeutes de Dakar, radioscopie du sentiment antifrançais », 8 mars 2022.

À ceux qui lui reprochent de mettre à mal le commerce local, Auchan Retail rétorque qu’il « valorise et encourage les produits locaux dans ses magasins, tisse des liens forts avec les acteurs locaux, et va plus loin dans cette démarche en accompagnant ses meilleurs partenaires par les “filières Auchan” » (12), sans cependant préciser la part des produits importés dans ses ventes — le groupe n’a pas souhaité répondre à nos questions. Les petits producteurs « ont du souci à se faire : le développement des supermarchés offre certes des débouchés aux produits locaux mais vise particulièrement les agriculteurs en capacité de fournir d’importants volumes, et de répondre à des exigences élevées en termes de régularité et de qualité (avec un taux de rejet conséquent) », analyse l’organisation internationale à but non lucratif GRAIN dans un rapport au titre coup de poing : « Supermarchés, dégagez de l’Afrique ! Les systèmes alimentaires du continent se débrouillent très bien sans eux (13) ».

CFAO Retail et Carrefour affichent les accords avec des entreprises locales qui fournissent leurs supermarchés en produits transformés. En effet, leur implantation en Côte d’Ivoire « a incité de petites entreprises à se lancer dans la transformation de la viande, dans des conditions répondant au cahier des charges spécifique des distributeurs en termes de qualité sanitaire. Ces structures se sont souvent professionnalisées et formalisées, en devant parfois investir dans un outil industriel. À la clef, les chefs d’entreprise s’assurent un marché local », notait en 2015 la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM). Toutefois, remarque l’économiste Abdourahmane Ndiaye, « sous prétexte de valoriser les chaînes de production locale, [Auchan] insère celles-ci dans des stratégies globalisées, leur enlevant bien souvent ce qui fait leur singularité (14) ». GRAIN souligne de son côté une ambiguïté de taille : « Quand des supermarchés comme Auchan parlent de chaînes d’approvisionnement locales en Afrique, ils font référence en réalité à une simple transplantation des chaînes qu’ils ont développées dans d’autres pays avec les grandes entreprises alimentaires multinationales qui sont leurs partenaires ». Certains des produits déclarés locaux sont en effet fabriqués par des filiales d’autres multinationales installées sur place, comme le lait Gloria ou le cube Maggi fabriqués au Sénégal par une succursale de Nestlé. L’ampleur de la contestation a obligé Dakar à réagir. En octobre 2018, le président d’alors, Macky Sall, a signé un décret réglementant l’implantation des grandes surfaces pour combler un vide juridique. Mais la mesure, qui ne concerne pas les supermarchés déjà établis, autorise les grandes surfaces à vendre au micro détail, la liste des produits concernés devant être définies par le ministère du commerce.

Ces grandes surfaces à bas prix vont-elles modifier les comportements alimentaires ? C’est une crainte, exprimée, entre autres, par l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs (ACDIC) au Cameroun. L’ACDIC s’alarmait en 2017 de voir les supermarchés modifier « petit à petit les habitudes alimentaires et de consommation. Aujourd’hui, en ville, on connaît et consomme de moins en moins les mets traditionnels qui à terme disparaîtront, emportant les richesses culinaires, les épices et autres ressources naturelles qui entraient dans leurs préparations. Ils exposent les populations à tous les méfaits connus de l’industrialisation et l’outrance de la grande consommation (15) ». Les supermarchés encouragent les gens « à préférer aux aliments traditionnels à base d’ingrédients entiers des denrées hautement transformées avec leurs calories vides, confirme GRAIN dans son rapport. Certes ils ont de quoi attirer les clients avec des produits d’appel, mais à long terme ils sont plus chers que les marchés de plein air et les stands de rue, ce qui fait que les gens ont plus difficilement accès à une nourriture saine ». L’organisation cite l’exemple de l’Afrique du Sud où les grandes surfaces, qui ont commencé à se développer dès les années 1990, contrôlent plus de 70 % du segment formel de la vente au détail de produits alimentaires et représentent environ 55 % des ventes nationales de produits alimentaires. Or leur omniprésence a abouti à une forte consommation d’aliments ultra-transformés, saturés de graisses et de sucres (16). Le Frapp politise quant à lui la question en dénonçant une « perte de la souveraineté du Sénégal sur son commerce intérieur au profit des multinationales de la distribution ». Il ne nie pas les lacunes du secteur. « Nous aimerions que les Sénégalais qui se rendent au marché n’aient pas à patauger dans la boue, tout comme nous voudrions sortir de cette situation où on voit à chaque veille de fête les prix flamber subitement. Mais ce ne sont pas les Américains, les Français, Auchan, Leclerc ou Carrefour qui vont régler ces problèmes », expliquait M. Guy Marius Sagna, le coordinateur du Frapp élu député en juillet 2022 (17), qui demande à l’État de réaliser une étude d’impact et d’organiser des assises nationales du commerce.

Des alternatives ont commencé à voir le jour. Rijaal Holding SAS, qui se présente comme la « première société d’investissements mouride  », en référence à la puissante confrérie musulmane des mourides, a créé une enseigne baptisée Senchan, et mis en service plusieurs magasins, le premier ayant été ouvert fin 2020 à Touba, siège de confrérie. On cherche aussi à améliorer l’existant. Après une étude conduite dans soixante-neuf marchés ayant montré de « graves insuffisances », des efforts sont entrepris, avec l’appui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour aménager et équiper l’un des marchés de la capitale sénégalaise, celui de Grand Dakar, et inciter ses commerçants au respect de normes élémentaires « afin de prévenir les maladies d’origine alimentaire ». « Je préférais acheter la viande dans les grandes surfaces parce qu’ici il n’y avait pas d’hygiène et les frigos pour garder la viande étaient en mauvais état, raconte une cliente. Maintenant, je l’achète chez les vendeurs des étals de marché parce qu’ils appliquent les règles d’hygiène (18) ». L’économiste Hyppolite Ona suggère une modification des règles de l’actionnariat afin que ces enseignes étrangères soient majoritairement contrôlées par des nationaux et que leurs bénéfices restent sur place (19).

Crédit: Lien source

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.