Comme, on l’a vu dans notre précédent article « Derrière votre pain et votre riz, une poignée de pays tient les rênes de l’alimentation mondiale », actuellement 80 % de la nourriture des Guadeloupéens est importée à prix d’or, quasiment entièrement de la métropole située à 7 000 kilomètres. Il faut impérativement progresser en recherchant les meilleurs moyens de doper l’agriculture et l’élevage locaux. Voyons ce qui est possible.
La Guadeloupe peut progresser vers l’autonomie
Si on divise le nombre de terres cultivables par la population mondiale, il nous reste environ 0,2 hectare par terrien ; il faut donc impérativement arriver à se nourrir à cinq par hectare, et bientôt six (contre « seulement deux » dans les années 1960) !
La Guadeloupe est densément peuplée : elle compte 380 000 habitants qui accueillent chaque année 1,2 million de touristes. Même avec une excellente productivité, elle ne possède tout simplement pas les environ 100 000 hectares agricoles qui lui seraient nécessaires pour qu’elle puisse se nourrir.
Une île très urbanisée
Car, si elle est relativement étendue, sur 163 000 hectares, la Guadeloupe est très urbanisée, avec un habitat très dispersé et consommateur de surfaces, et il faut en plus déduire les 80 000 hectares boisés, dont 17 000 hectares du parc national du volcan de la Soufrière.
Au total, il ne reste pas beaucoup de place disponible pour faire de l’agriculture : d’après le ministère de l’Agriculture (Agreste 2023) il n’y avait que 31 210 hectares de superficie agricole répartie entre 7 254 petites exploitations agricoles (en moyenne 4,4 hectares par exploitation). À peine le tiers de ce qui serait nécessaire, et en plus cette surface ne cesse de diminuer : entre trois recensements, de 2000 à 2020, l’ile a perdu près de 10 000 hectares agricoles utiles : l’urbanisation est en marche accélérée et l’accès des agriculteurs au foncier de plus en plus difficile.
Au-delà des grandes installations touristiques, on voit qu’une bonne partie du territoire de la Guadeloupe est largement mité par des habitations, ce qui rend difficile l’accès au foncier pour faire de l’agriculture.
Et là, on décide de continuer d’affecter à peu près la moitié des rares terres disponibles à faire de la canne à sucresucre (12 000 hectares), et de la banane (2 000), qui servent donc à générer des devises à l’exportation, plutôt qu’à nourrir la population locale (surtout si on rajoute le melon, largement exporté également).
Les terres et le climat n’étant pas propices pour faire des céréales, l’agriculture « utile à l’autonomieautonomie alimentaire » est consacrée à produire des fruits, légumes et tuberculestubercules, soit de façon « professionnelle », soit via des vergers familiaux, qui finalement totalisent à peine 5 336 hectares ! On peut rajouter les surfaces enherbées qui servent à l’élevage, mais il s’agit là d’un tout petit élevage.
“En Guadeloupe on consacre très peu de surfaces à produire des aliments pour les Guadeloupéens !”
Bref, c’est un choix, hérité certes du passé et motivé par les conditions économiques : en Guadeloupe on consacre très peu de surfaces à produire des aliments pour les Guadeloupéens ! Il ne faut donc pas s’étonner que l’autonomie alimentaire de l’île soit… faible : seul 20 % de la nourriture y est produite sur place !
La question est donc d’abord politique : que décide-t-on de faire des rares terres cultivables de l’ile… ou, en d’autres termes, quelle part pour l’expansion touristique et urbanistique, quelle part pour les cultures d’exportation et quelle part pour « se faire à manger soi-même » ? Et qui décide quoi en la matièrematière ?
En l’absence d’industries, il reste néanmoins prudent de conserver cette activité agricole apporteuse de devises… Pour ne pas dépendre uniquement des subventions françaises et européennes, et du tourisme et de ses emplois de services (hôtellerie, restauration, locations diverses, activités nautiques, etc.), qui, on l’a vu par le passé, peuvent s’arrêter du jour au lendemain en cas de crise sanitairecrise sanitaire ou géopolitique…
En corolaire, en métropole on a inventé la loi « zéro artificialisation nette » qui oblige les maires qui veulent construire à le faire sur des terres non agricoles, pour maintenir autant que possible les surfaces agricoles. Ce qui frappe le visiteur en Guadeloupe, c’est le mitage de tous les paysages par l’habitat. Y aurait-il une politique possible de densification de l’habitat : construire de petits immeubles plutôt que des maisons individuelles ? Et ce d’autant plus que, contrairement à beaucoup d’autres régions du monde, l’île se dépeuple avec une immigration forte des jeunes qui préfèrent tenter leur chance en métropole. Elle est passée de 229 000 à 422 000 habitants dans la seconde moitié du XXe siècle, mais les projections ne prévoient « que » 241 000 habitants en 2070 ! La densité absoluedensité absolue (nombre d’habitants au km2) va donc décroître, mais si chacun consomme davantage de surface au sol, c’est perdu pour l’agriculture !
De toute façon, si on veut produire davantage, la voie consistant à mettre davantage de terres en culture semble un peu illusoire. Il reste donc l’obligation de monter en productivité sur les rares hectares disponibles. Difficile certes, mais possible, car il existe de multiples marges de progression.
L’idée de se diversifier en produisant du lait sur place ne semble pas réaliste : il n’y a pas une seule laiterie sur l’île, et il faudrait alors changer totalement une économie pour une autre : une laiterie industrielle avec de multiples éleveurs de vachesvaches (moins productives sous les températures tropicales) à la place d’une sucrerie industrielle avec plein de cannes à sucre autour, qui sont, elles, bien adaptées au climat !
Mais pour les fruits et légumes, pourquoi ne pas s’inspirer par exemple… de Cuba, une île proche qui jouit du même climat ! Du temps de l’URSS, il y avait un blocus très poussé de l’île organisé par l’armée américaine, mais les bateaux russes passaient ! Ils venaient chercher du sucre, grande spécialité de l’île, qu’ils troquaient contre du bléblé et des légumes russes. À l’effondrementeffondrement de l’URSS, les bateaux se sont faits nettement plus rares, et les Cubains ont eu peur d’avoir faim !
Qu’on apprécie ou pas le gouvernement local, on ne peut pas ne pas lui créditer deux réalisations incontestables : l’éducation et la médecine y sont très efficaces. Et les habitants de La Havane, bien éduqués, ont décidé de se prendre en charge en transformant tous les espaces disponibles en jardins potagers… bios bien sûr puisqu’aucun produit de Monsanto et Cie n’arrive dans l’île ! Résultat : cette ville de plus de 2 millions d’habitants a été en mesure de produire entre 45 et 100 % de ses légumes frais et jusqu’à 20 % du total national des produits frais, sur des milliers de fermes urbaines et de jardins communautaires.
Ce qui a été fait à La Havane, pourquoi ne pas le reproduire à Pointe-à-Pitre ?
Mais, si on réinvestit dans l’agriculture guadeloupéenne, pourquoi ne pas le faire avec les techniques de demain, qui marchent, au lieu de reproduire l’agriculture du XXe siècle ? Or, nous sommes au tout début d’une révolution agricole sans équivalent dans toute l’histoire de l’humanité : nous commençons à peine à comprendre la nature, et tout particulièrement les micro-organismesmicro-organismes qui pullulent sous nos pieds, dans nos sols.
Jusque-là, notre ignorance nous poussait à deux pratiques finalement très primitives : le labourlabour de plus en plus profond qui détruit toute la vie du sol, et l’épandageépandage de produits chimiques délétères qui achève le massacre… Maintenant, les immenses progrès du « monde du siliciumsilicium » (informatique, électronique et maintenant intelligence artificielleintelligence artificielle) commencent à peine à pouvoir démarrer la « vraie » révolution, celle du carbonecarbone, du vivant. On va enfin pouvoir commencer à passer de véritables alliances avec une Nature dont on va enfin faire la connaissance intime. Au lieu de travailler « au champ », on va pouvoir travailler au m2, et à la plante, et donc faire vraiment de l’agroécologie productive.
Cette agriculture hyper intensive en connaissances et en intelligences (humaines et artificielles) est tout à fait accessible en Guadeloupe, car elle ne nécessite ni de grands capitaux ni de grandes surfaces. Les forces de la nature sont décuplées dans les environnement tropicaux, et donc, si on les connaît finement, on peut en attendre beaucoup plus que dans les pays tempérés.
Mais il faut alors y privilégier le sans-labour, les associations de plantes et l’agroforesterieagroforesterie, qui gagneraient à y être nettement plus développés, car ils ont largement fait leurs preuves ailleurs, à la fois dans les climats tempérés et tropicaux.
Pourquoi y a-t-il aussi peu de serres de productions de légumes ? On sait maintenant que la serre est un outil de productivité remarquable, en particulier pour la tomatetomate (on y produit quatre à cinq fois plus de fruits à l’hectare), et nettement plus écologique, car elle permet de se protéger « naturellement » de nombre de prédateurs, d’organiser au mieux l’utilisation d’animaux auxiliaires de cultures (pour polliniser et lutter contre les insectesinsectes prédateurs), et d’économiser beaucoup d’eau, d’engrais, et la quasi-totalité des pesticides. Elle a certes un point faible dans les pays tempérés : il faut la chauffer l’hiverhiver (mais on a des solutions esquissées dans cet article), et un autre dans les pays chauds : il faut l’aérer pour la refroidir, mais on y arrive très efficacement au Maroc, pourquoi pas en Guadeloupe…
Pourquoi en reste-t-on à l’élevage de bœufs ultra artisanal « au piquet » ? Le fil de ferfer barbelé et le fil électriquefil électrique sont utilisés et appréciés dans le monde entier, pourquoi pas dans la Grande terre ?
Pourquoi ne tente-t-on des circuits plus courts pour les approvisionnements, par exemple de la nourriture pour animaux, au lieu de tout acheter en métropole, à 7 000 kilomètres de Pointe-à-Pitre (des végétaux qui parfois ont déjà voyagé sur 9 000 kilomètres depuis le Brésil !) ?
Pour progresser, l’existence d’interprofessions dynamiques, solidaires et innovantes est absolument indispensable : quand on souffre d’insularité et qu’on a peu de moyens, raison de plus pour s’unir !
Un exemple à suivre : la petite Guadeloupe bientôt plus forte que la grande Floride pour les orangers
Dans cette lutte pour remettre l’intelligence au cœur du processus de production, être une île de petite taille et relativement isolée ne constitue plus un obstacle insurmontable…
Prenons un exemple exemplaire de succès « à la guadeloupéenne » : les orangers. La production mondiale d’agrumes a été très fortement affectée dans les dernières années par une pandémiepandémie, la « maladie du dragon jaune, ou HLB, ou encore « cytrus greening ». Cette maladie bactérienne est transportée par un petit insecte : la psylle asiatique. Le malheur veut qu’une seule piqure d’un seul insecte suffit par inoculer la maladie à l’arbrearbre, qui meurt alors par obstruction des canaux qui transportent sa sève.
Ce bel arbre gorgé de fruits en hiver devient une rareté, il est en voie de disparition pure et simple à cause de la terrible maladie du dragon jaune ! © Gartengg, Pixabay, DP
Environ 80 % des orangers de Floride sont morts, une véritable catastrophe économique dans cet État américain qui était le plus gros producteur mondial. Pourtant ils n’ont pas lésiné sur la lutte, où ils ont investi plus d’un milliard de dollars, à leur manière, celle de la chimiechimie industrielle : épandages massifs d’insecticides, pour tenter d’éliminer l’insecte vecteur, et injections massives d’antibiotiquesantibiotiques, pour tenter de soigner les arbres infectés… En vain !
La pandémie est maintenant mondiale, de la Chine au Brésil, et donc, bien entendu, elle a touché la Guadeloupe, si proche de la Floride.
Les instituts de recherche français installés en Guadeloupe, Cirad et Inrae, ont repris le dossier sous un autre angle : comme on ne peut éradiquer totalement ni la maladie ni l’insecte vecteur, il faut apprendre à les connaître et à mieux vivre avec. Ils se sont alors efforcés de mieux comprendre la plante, ses points forts et faibles, ses cycles de vie, et aussi la maladie et l’insecte vecteur.
Et le symbole des résultats de leurs recherche est très emblématique : le sécateur !
Ils ont multiplié les associations entre les arbres porteporte–greffegreffe (variétés très résistantes au climat et aux agressions venues du sol) et les greffonsgreffons (arbres qui produisent des fruits savoureux), pour trouver la combinaison la plus résistante. Et en particulier ils ont trouvé une lignée de citronniers robustes qui produisent des fruits 12 mois sur 12 ! Puis ils ont radicalement modifié les itinéraires culturaux, en particulier en taillant impitoyablement les branches après chaque production de fruits, ce qui redonne à l’arbre une nouvelle jeunesse au moment où il est justement épuisé par le gros effort de la production de fruits. Ils ont arrêté de couper la végétation sous les arbres, pour ménager des abris pour les insectes prédateurs de la psylle… modifié les méthodes et périodes d’arrosage et le protocole dprotocole d‘enrichissement en engrais, testé les associations d’agrumes avec des bananiers et d’autres espècesespèces pour obtenir de meilleures synergiessynergies, pour trouver un nouvel équilibre.
Au total, une mobilisation intense de l’ensemble de l’interprofession : chercheurs, pépiniéristes, agriculteurs, techniciens, commerçants, etc. pour faire un pas de côté et inventer de nouvelles voies agroécologiques permet maintenant d’espérer de façon réaliste de produire à nouveau des oranges en Guadeloupe dans les prochaines années. Bravo les artistes !
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