la lente décrépitude de la ligne Halifax-Montréal

Retards surréalistes, rails usés, wagons démodés… le train Océan de Via Rail est dans un état désastreux. Comment a-t-on pu en arriver là?

Alex Arseneau adore voyager en train: il l’a fait en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie… et depuis Moncton, souvent, pour se rendre à Montréal pour le travail. Mais depuis quelque temps, le service de Via Rail le désespère.

«J’essaie de prendre des bonnes décisions écologiques, mais je pense que je vais arrêter de prendre le train et plutôt choisir l’avion», lâche à contrecœur celui qui est directeur général de l’organisme Alter Acadie.

Il pourrait parler longtemps de ses raisons. Il y a d’abord le coût élevé: puisqu’il prend une cabine afin de pouvoir dormir, le voyage lui coûte plus de 500$, soit deux fois plus cher que l’avion (en achetant un billet plusieurs semaines à l’avance). Cela vient avec quelques privilèges qui le mettent mal à l’aise.

«Une fois, mon oncle, qui était en classe économique, est venu s’asseoir avec moi au wagon-restaurant, relate-t-il. Le personnel est venu lui demander de partir, devant tout le monde, parce qu’il n’avait pas le droit d’être du même côté que moi.»

Mais le plus embêtant pour ce jeune professionnel, c’est le manque de fiabilité de ce mode de transport. «Un jour, je suis parti de Montréal car j’avais une réunion importante au Nouveau-Brunswick, se souvient-il. Quand je me suis réveillé, on était de retour à Montréal, et tout le monde était en train de sortir du train. Il y avait un problème sur un pont. Et tout ce que Via Rail pouvait m’offrir, c’était de prendre le prochain train, deux jours plus tard!»

Évidemment, il n’a pu assister à sa réunion. Lors d’un autre voyage mouvementé, c’est le souper du 40e anniversaire de mariage de ses parents qu’il a raté.

Une dégradation continue du service

Autre passionné de chemins de fer, Tim Hayman prend le train Océan depuis 2007, quand cet Ontarien d’origine est allé étudier en Nouvelle-Écosse. Aujourd’hui installé à Halifax, il continue de monter à bord plusieurs fois par année et est même devenu président de Transport Action Atlantic, un groupe qui cherche à promouvoir le transport en commun dans les provinces maritimes.

Au fil des ans, lui aussi a tout vu: les retards «extrêmes», les trajets que l’on doit finir en bus, et même un train qui, parti de Montréal en pleine tempête de neige, a fait demi-tour à… Rivière-du-Loup, obligeant Tim Hayman à retourner à Montréal et gagner Halifax en avion.

Cette longue expérience lui permet de témoigner de la dégradation du service au fil des ans. «En 2012, on est passé de six à trois trains par semaine, rappelle-t-il. Et l’an passé, le temps de parcours s’est allongé de 90 minutes à cause de l’état des rails dans le nord du Nouveau-Brunswick.»

À la suite des changements en gare d’Halifax, l’arrangement des trains a aussi changé, ce qui limite leur capacité et fait que de plus en plus de voyages sont complets, notamment l’été.

«Récemment, on voit de plus en plus de retards dus à des pannes de locomotives», poursuit-il. C’est notamment à cause d’un problème de ce type qu’un train a été coincé 12 heures en gare de Rimouski, au début du mois.

Tim Hayman (à droite) en compagnie de l’ancien président de Transport Action Atlantic devant le train Océan. – Gracieuseté

L’abandon du rail, un choix politique

Il n’y a pourtant pas de fatalité: pour les spécialistes du secteur des transports, une succession de choix politiques malheureux ont poussé Via Rail dans un piège inextricable.

Selon le professeur Trevor Hanson, responsable du groupe de recherche sur les transports de l’Université du Nouveau-Brunswick, «nous avions un réseau ferré bien plus étendu il y a 60 ou 70 ans». Les villes de Moncton et Saint-Jean ont même eu des tramways. «Mais une décision politique a été prise: embrasser l’automobile, et investir dans les routes.»

Depuis, il est bien plus rapide de se déplacer entre deux villes en voiture qu’en train, alors que c’est l’inverse dans des contrées qui ont pris soin de leurs chemins de fer. «Même dans d’autres pays peu denses comme la Suède ou la Finlande, des villes comme Moncton et Halifax seraient reliées par de bons trains», juge Anthony Perl, professeur de science politique à l’Université Simon Fraser en Colombie-Britannique.

M. Perl a été membre du conseil d’administration de Via Rail de 2008 à 2012. Pour lui, l’erreur impardonnable du Canada a été commise lors de la privatisation du CN, en 1995. Ce n’est pas seulement les trains de marchandise de cette compagnie qui ont été vendus, mais aussi l’infrastructure, c’est-à-dire les rails. Comme si on vendait les autoroutes à une société de camionnage…

Depuis, Via Rail, qui est restée une société de la Couronne, doit payer une sorte de loyer au CN pour utiliser ses rails. Combien? «C’est secret, comme dans un contrat commercial» , dit Anthony Perl.

Les marchandises avant les humains

Surtout, la compagnie de transport de passagers doit se plier aux horaires des trains du CN et n’a pas son mot à dire sur l’entretien des rails. Or, «les trains de passagers vont plus vite que les trains de marchandises, donc ont besoin de rails mieux entretenus», selon Trevor Hanson. Mais le CN n’a aucun intérêt à bichonner outre mesure ses rails: ils conviennent encore à ses trains, et le «loyer» versé par Via Rail continue de rentrer…

La section entre Bathurst et Miramichi, qui n’est plus du tout utilisée par les trains du CN selon Tim Hayman, est particulièrement problématique et doit être parcourue à 30 milles à l’heure (50 km/h) par le train Océan.

Au final, de tous les investissements qui seraient nécessaires pour mettre le train Montréal-Halifax à jour, seul celui sur le matériel roulant va être fait. Via Rail a annoncé l’an dernier le remplacement de 40 locomotives et 300 wagons hors du corridor Québec-Windsor. Construire ces trains prendra toutefois des années.

D’ici-là, ce sont les vieux wagons qui continueront de rouler péniblement. «Certains ont plus de 70 ans, et les plus récents ont déjà 30 ans», explique Tim Hayman qui est d’avis qu’il est plus que temps que passer à la modernité même si, en tant que fanatique, il se délecte de leur charme fou.

Alex Arseneau a une expression pour parler du train Océan: «Ce n’est plus un transport en commun, c’est un voyage de fantaisie que tu te paies quand tu as le temps.» Et en effet, les touristes semblent l’aimer.

Une situation qui, à l’autre bout du pays, n’amuse pas le professeur Anthony Perl. «Je comprends cette recherche de nostalgie, mais je ne crois pas qu’on veuille que les gens visitent le Canada juste pour voir comment il tombe en décrépitude…»

Une fréquentation en baisse

65 000: C’est le nombre de personnes ayant pris le train Océan en 2023.

Entre 2015 et 2019, avant la pandémie de COVID-19, ce nombre a toujours dépassé les 77 000.

Comme le montre notre graphique avec l’exemple d’un trajet Moncton-Bathurst, le train est la pire option pour qui cherche un voyage rapide ou fréquent. Il n’y a qu’au niveau du prix qu’il est compétitif par rapport à la voiture.

Les profits pour le privé, les pertes pour le public

Les résultats financiers du CN et de Via Rail sont sans appel: la compagnie privée de fret a enregistré un bénéfice net de 4,4 milliards $ en 2024, tandis que le gouvernement fédéral doit sans cesse renflouer la société de transport de passagers (à hauteur de 773 millions $ en 2023, dernier chiffre disponible).

Deux compagnies peu bavardes

«Malheureusement, nous n’avons personne de disponible pour une interview pour le moment»: c’est la réponse que l’Acadie Nouvelle a reçue de l’équipe des relations média de Via Rail.

Nous n’avons donc pas pu obtenir les données concernant les retards du train Océan. La seule indication que l’on trouve dans le rapport annuel de Via Rail concerne la ponctualité de l’ensemble de ses trains. En 2023, seuls 59% arrivaient à l’heure, contre 84% douze ans plus tôt.

Le CN n’est guère plus bavard quand vient le temps de parler de l’état de son réseau. «En 2023, le CN a investi 53 millions $ pour entretenir plus de 900 miles de voies dans les provinces atlantiques du Canada», c’est tout ce que nous apprendrons de la part de la conseillère relations média, Michelle Hannan.

Le train, une manière de résister à Trump?

En cette période de guerre commerciale, investir dans le train pourrait être un excellent moyen d’amortir les troubles économiques, pense Anthony Perl.

«Il pourrait y avoir beaucoup d’acier disponible pour construire des voies ferrées et des trains au Canada si plus personne ne veut nous en acheter aux États-Unis», remarque l’ancien administrateur de Via Rail.

De quoi continuer à employer des travailleurs, mais aussi renforcer les liens avec le reste du monde, poursuit-il. «La bonne nouvelle, c’est que les États-Unis non plus ne sont pas bons dans le domaine des chemins de fer, donc nous n’avons pas besoin de travailler avec eux. Mais l’Europe et l’Asie savent comment faire de bons trains de passagers, donc cela nous permettrait de nous rapprocher de ces continents.»

De tels partenariats pourraient inclure des transferts de compétence et technologie, qui permettraient à plus long terme de renforcer l’industrie du ferroviaire au Canada.

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