Connue sous le nom de « laamb » en wolof, la lutte traditionnelle est bien plus qu’un simple sport au Sénégal. Elle est un élément fondamental de l’identité culturelle du pays, une pratique qui unit les générations et qui reflète les valeurs et les traditions sénégalaises.
Contrairement à plusieurs pays africains, au Sénégal, le sport roi, c’est la lutte traditionnelle. Il s’agit d’une pratique sportive méconnue mais qui traverse toutes les sphères de cette société de l’Afrique de l’Ouest.
Préparation physique et mystique, millions de francs CFA empochés, stade national rempli chaque week-end, tournois hebdomadaires dans les villages : la lutte est partout au Sénégal. Plusieurs portent des t-shirts à l’effigie de leur lutteur favori. Des signets avec les visages de célèbres sportifs pendent aux rétroviseurs des taxis ou des bus. Des graffitis représentant le sport ornent certains murs de la ville.
Au-delà du sport, la lutte est également une porte de sortie sociale et économique pour de nombreux jeunes qui aspirent à être le « Roi des arènes », titre décerné par la presse qui se base sur les performances des lutteurs les plus forts et que peu sont capables de terrasser.
Sur les plages de Dakar comme sur les terrains de sport des villages reculés, on s’entraîne à la lutte pour le plaisir ou pour en faire un métier et intégrer une « écurie », des écoles de lutte présentes dans la capitale où l’on s’entraîne professionnellement.
Au contraire de la lucha mexicaine ou du sumo japonais, la lutte sénégalaise, bien que pratiquée dans des pays limitrophes, ne s’est jamais exportée à l’international, malgré sa pratique ancestrale.
« J’aimerais beaucoup que notre sport soit connu partout et aie la renommée qu’il mérite », affirme Mouhamed Ndao, mieux connu sous son nom de lutteur : Tyson.
Ce dernier a été « Roi des arènes » au début des années 2000 et a pris sa retraite en 2015 à l’âge de 43 ans. Tyson a révolutionné le sport, en le professionnalisant et en y apportant une source de revenu pour les lutteurs.
« Pendant longtemps, être lutteur n’était pas considéré comme un vrai travail, parce qu’il ne rapportait pas d’argent », explique la légende de ce sport national. Alors que plusieurs promoteurs qui organisaient des tournois empochaient des profits, les lutteurs n’avaient rien.
Tyson a changé la donne en invitant notamment des commanditaires à se joindre au sport. Il a également ajouté la frappe à la lutte traditionnelle, qui se pratique normalement sans coups.
« Aujourd’hui, on dit même que c’est l’un des sports les plus payants d’Afrique de l’Ouest. Les lutteurs connus ont de grosses fortunes », affirme Abou Aboubacry Sam, professeur de sociologie au cégep de Lanaudière, originaire du Sénégal.
C’est d’ailleurs le cas de Tyson, qui a investi sa fortune dans l’immobilier sénégalais, une industrie en croissance dans le pays.
La lutte sénégalaise remonte à des siècles et trouve ses racines dans les cérémonies et les rites ancestraux des peuples du Sénégal, notamment chez les Sérères dans le sud du pays. À l’origine, la lutte faisait partie des rituels initiatiques et des célébrations villageoises. Les jeunes hommes s’affrontaient pour démontrer leur force et leur courage, souvent sous les yeux des anciens et des membres respectés de la communauté
« Les combats avaient lieu pour célébrer la fin des récoltes et montrer sa force entre les différents villages. On gagnait un bœuf, un taureau ou un sac de riz », raconte le professeur de sociologie.
« Tout le monde au Sénégal est en contact très tôt dans l’enfance avec la lutte, et une fois adulte, les grands combats sont des rendez-vous que l’on manque rarement », ajoute le professeur. C’est à Dakar que les combats d’ampleur ont lieu, dans un stade dédié à la lutte inauguré en 2018 et qui peut accueillir 20 000 spectateurs.
Une source d’avenir
Leurs héros s’appellent Bombardier, Yékini, Modou Lô. La nouvelle génération d’une vingtaine d’années se nomme Building, Clandestin, Internet. Ces derniers ont tous le même objectif : devenir Roi des arènes.
À Mar Fafako, un village situé dans les îles du Sine Saloum où l’unique moyen de transport est une charrette tirée par un cheval, une vingtaine de jeunes s’entraînent chaque soir à la lutte sur un terrain de sport sablonneux. Vêtus uniquement d’un pagne, les lutteurs s’empoignent à bras le corps.
C’est ici, chez les Sérères, à environ trois heures au sud de Dakar, que la lutte est née. On la pratique encore de façon traditionnelle, c’est-à-dire sans frappe.
La lutte sénégalaise diffère de nombreuses autres formes de lutte par ses règles spécifiques. Elle se déroule dans un cercle délimité par des sacs de sable. Chacun des deux lutteurs essaie de faire trébucher son partenaire. Le premier qui met ses quatre appuis au sol, qui se couche sur le dos ou qui est éjecté hors du cercle est déclaré perdant.
« Je veux devenir le Roi des arènes, mais je dois me rendre à Dakar pour pouvoir faire des combats », explique Internet, un jeune qui semble être l’espoir du village, d’après les encouragements de ses comparses. Il laisse entendre qu’il n’a pas les moyens de se rendre dans la capitale, mais sa bande d’amis lui dit qu’elle mobilisera les gens du village pour l’aider à vivre son rêve.
« Quand un lutteur gagne, ce n’est pas seulement sa propre victoire, mais celle de tout le village », explique l’un de ses amis à ses côtés.
La gloire, la reconnaissance, la richesse et la célébrité font certainement partie des éléments que recherchent les jeunes dans leur quête de se hisser au haut de l’arène, mais c’est surtout la possibilité d’aider leurs familles qui les préoccupe.
« Je voudrais pouvoir aider ma mère pour qu’elle puisse subvenir à ses besoins », explique Building, un jeune lutteur rencontré à la plage Malibu, aux abords du quartier Pikine, à Dakar, berceau de la lutte urbaine. Même chose pour ses collègues Clandestin et Adapikine. « Je voudrais pouvoir soutenir ma famille », confie avec émotion ce dernier.
« C’est un sport à la fois individuel dans la préparation, mais très communautaire quand vient le temps de combattre et de gagner », affirme Tyson, devenu un véritable ambassadeur du sport et de sa communauté de Pikine à l’époque. Son école de lutte, Boul Fallé (qui signifie « se foutre de tout et tracer sa route » en wolof) a formé toute une génération de lutteurs devenus à leur tour des légendes du sport national.
Culture et mysticisme
« Le lutteur se prépare physiquement, mais aussi spirituellement. L’aspect mystique est aussi important que le côté sportif », explique le professeur Aboubacry Sam.
Au-delà de la compétition, la lutte traditionnelle est imprégnée de significations symboliques. Elle est la plupart du temps accompagnée de chants, de danses et de percussions, créant une ambiance festive et solennelle. Les griots, gardiens de la tradition orale, jouent un rôle crucial en chantant les louanges des lutteurs et en relatant les exploits passés, accompagnés de femmes parées de leurs plus beaux atours qui chantent aussi les exploits des sportifs. Les lutteurs, accompagnés de leur équipe, exécutent aussi une danse chorégraphiée représentant l’endroit dont ils viennent.
Cette dimension culturelle fait de chaque combat un spectacle unique, où la performance athlétique est indissociable de l’expression artistique et spirituelle. Le combat en lui-même peut ne durer que quelques minutes, mais les danses et les incantations les précédant durent souvent des heures, et font partie intégrante du spectacle.
Bien que la population du Sénégal soit à 94 % musulmane, et le reste chrétienne, l’animisme teinte encore fortement les pratiques religieuses… et sportives. « La lutte est en fait un reflet de la société sénégalaise », observe Aboubacry Sam.
Les lutteurs se préparent donc avec des rituels de protection et des prières, en s’entourant de marabouts – des genre de sorciers aux pouvoirs et aux rites mystiques et secrets –, croyant que ces pratiques peuvent influencer le résultat du combat. « Les lutteurs investissent dans le maraboutage pour se protéger eux-mêmes mais aussi pour porter atteinte ou pour nuire à leur adversaire », raconte Aboubacry Sam.
C’est d’ailleurs pour cette raison que les lutteurs portent un nom d’emprunt; afin de protéger leur âme des marabouts et pour prévenir les mauvais sorts que ces derniers pourraient leur lancer s’ils connaissaient leur vrai nom.
Les marabouts dans l’entourage des lutteurs sont controversés, même si essentiels au spectacle et à la préparation des athlètes.
En effet, il existe plusieurs types de marabouts au Sénégal, dont ceux qui sont religieux et présents dans les plus hautes sphères de la société. « Ils sont inspirés par les textes sacrés du Coran et agissent comme conseillers auprès des politiciens. Leurs opinions sont très respectées et on fait appel à eux dans les médias et lors de prise de décisions importantes », explique le sociologue.
Il y a également les guérisseurs, qui maîtrisent moyennement le Coran et qui font un amalgame entre islam et animisme.
« Puis il y a carrément les charlatans, qui prédisent les défaites et les victoires de la lutte, ornent les lutteurs de grigris et de potions magiques lors de leur préparation mystique », expose le professeur. Si un lutteur perd, ses marabouts lui diront que c’est parce qu’il n’a pas suivi leurs instructions à la lettre. Il s’agit d’une industrie très lucrative, puisque tous les lutteurs doivent se prévaloir de marabouts pour être prêts à combattre.
Miroir de la société sénégalaise, la lutte traditionnelle sénégalaise est une pratique qui mêle habilement compétition sportive, tradition culturelle et expression artistique. En perpétuant cette tradition, le Sénégal continue de célébrer et de préserver une part essentielle de son patrimoine culturel, tout en adaptant cette pratique aux réalités contemporaines. La laamb reste, aujourd’hui encore, un symbole puissant de l’identité et de la fierté sénégalaise.
« La lutte a toujours été un point de rencontre pour les villageois, et maintenant, c’est aussi le cas à Dakar. C’est toujours rassembleur », confie le fan de lutte Doudou Dione, Sérère et gérant de l’auberge Espace Thialy dans le quartier Patte d’Oie à Dakar.
Avec le temps, la lutte sénégalaise a évolué, intégrant des éléments modernes tout en conservant son essence traditionnelle. Certain·es déplorent la perte de cette essence transformant le sport en une véritable industrie, lucrative pour certains (lutteurs, marabouts, promoteurs), d’autres croient qu’il s’agit d’une bonne chose, faisant enfin de la lutte un sport professionnel dont on peut vivre.
La très grande majorité des Sénégalais·es se masse quand même, chaque week-end, dans l’arène nationale pour encourager ses lutteurs préférés et remplir les estrades.
Les combats sont désormais retransmis à la télévision, attirant des millions de téléspectateur·trices, et les lutteurs professionnels bénéficient de commanditaires et de contrats lucratifs. Les tournois de lutte, comme le tournoi de Dakar, sont devenus des événements majeurs, attirant des visiteur·euses et des fans du monde entier.
« Nio Far », dit Doudou en souriant quand il parle de la lutte, et de son peuple. « On est ensemble ».
Merci à tous nos fixers et Sénégalais qui ont rendu ce reportage possible dont Xavier Datta, Mamadou Gueye et Amadou Samba.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.
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