(Miami) Il est à peine passé 9 h, mais déjà les gens se pressent dans la salle d’attente de la clinique juridique du centre Pierre Toussaint.
Ils sont arrivés à Miami hier, la semaine dernière ou le mois dernier. Ils viennent chercher un avis juridique, des cours d’anglais ou d’informatique, ou un métier. Ils viennent se retrouver entre Haïtiens.
« Miami, c’est le salon de la communauté haïtienne », résume le père Réginald Jean-Marie, l’âme dirigeante du lieu. Il a fait construire l’église Notre-Dame-d’Haïti il y a 10 ans. Chaque dimanche dans Ti Ayiti, 5000 personnes viennent entendre sa messe en créole (pimenté d’anglais, d’espagnol et de français).
Le centre existe depuis 43 ans.
Les gens arrivaient par bateau, ils étaient déprimés, brisés, malades. Ils viennent chercher de l’aide spirituelle, humanitaire et sociale.
Le père Réginald Jean-Marie
On peut trouver du travail à Miami si on parle uniquement espagnol, mais pas si l’on est unilingue créole. Le centre, en plus de services de garde pour plus de 300 enfants, donne donc des cours d’anglais. Mais pour apprendre l’anglais, il faut d’abord enseigner le créole écrit, que la plupart n’ont jamais appris dans un système où l’on est censé enseigner en français, mais d’où l’on sort en général sans avoir bien appris aucune des deux langues.
Le père Jean-Marie n’en fait pas mystère, le climat politique américain l’inquiète. « Nous avons une appréhension, et la performance du président ne nous rassure pas. On n’a pas eu une très bonne expérience avec Trump. Il ne va pas aider la communauté haïtienne et les gens le savent. »
Les Haïtianos-Américains votent à plus de 90 % pour les démocrates.
« On ne fait pas de politique, mais on essaie de former une conscience politique, une conscience éclairée. L’Évangile, ce n’est pas seulement prêcher la bonne nouvelle, mais éclairer la politique de cette Terre », dit-il avec un léger sourire.
Je lui demande s’il vit des tensions avec l’Église catholique américaine, de plus en plus conservatrice et près des républicains.
« Pour l’Église catholique américaine, promouvoir la justice, c’est promouvoir la vie humaine. En Haïti, c’est l’aide aux pauvres, aux misérables. En Haïti, on dit pitite cé richesse maléré, les enfants sont la richesse des pauvres. C’est une bénédiction, mais si tu es sans-papiers, si tu n’as pas de soins, si tu n’as pas d’argent… Car ici, on n’est pas un patient, on est un client. Si tu n’as pas les moyens de prendre soin d’un bébé et que tu prépares ton avenir ? Je suis ici pour accompagner, pas pour juger. »
L’homme, on l’aura peut-être deviné, vient du courant de la théologie de la libération, même s’il en reconnaît « certaines faiblesses ».
« Ma tâche principale, c’est auprès de cette fontaine de jeunes qui arrivent. Ils doivent comprendre le système, apprendre un métier, éviter l’argent facile. Mais je suis très inquiet de voir les forces vives quitter Haïti, souvent des universitaires. Ça nous a pris 50 ans à construire une classe professionnelle, mais on peut dire qu’on a tout perdu. Ils aiment leur pays, mais ils ne font que survivre, Haïti ne leur offre aucune possibilité. »
Les liens entre Miami et Haïti remontent à loin, mais l’arrivée du premier bateau de réfugiés à atteindre les côtes de la Floride, en 1972, a marqué les esprits. Ce fut le début d’une vague d’immigration qui dure encore. On compte 544 000 Haïtianos-Américains, ce qui en fait la deuxième communauté d’immigrés après les Cubains.
Contrairement aux immigrés de leur voisin des Caraïbes, qui ont créé un « Little Havana » encore vibrant, les Haïtiens n’ont pas fait grandir le Petit Haïti.
Little Haïti, c’est un nom. Seulement 5 % des Haïtiens habitent dans le quartier, quelques entreprises vivotent.
Le père Réginald Jean-Marie
Les promoteurs se sont emparés de tout l’espace autour et c’est de justesse que le centre et l’église ont pu résister au développement.
« Ils ont le droit de développer, mais nous avons le devoir de cohabiter. Je vais vous révéler un secret. Quand nous avons pris l’initiative de construire cette église, c’était la première fois que des Haïtiens construisaient quelque chose ici. La communauté a payé à 90 % la construction (5,7 millions). La disparition de cette communauté est nettement impossible ! dit-il en frappant joyeusement sur la table. Elle va continuer à respirer. Grâce à ce centre et cette église. Vous entendrez son battement ici. »
Les Haïtiens qui ont réussi vont souvent vivre plus loin, à North Miami ou Pembroke Pines.
« C’est un peu la mentalité individualiste américaine : tu travailles fort, tu accumules de la richesse et tu vas t’entourer de gens qui ont de la richesse aussi, au lieu de réinvestir dans la communauté. Mais si un évènement survient, il y a toujours un rassemblement à Place Kamoken », dit Vanessa Joseph, avocate en immigration et greffière élue de la ville de North Miami.
L’autre différence majeure avec les Cubains, c’est le faible poids politique des Haïtiens.
« Avec un demi-million de personnes, on devrait pouvoir influencer le résultat des élections, dit Vanessa Joseph. Nous n’avons pas encore coalisé notre pouvoir pour avoir cet impact, mais nous avons réussi à le faire pour des causes. »
« Si tu enlèves cette église, il n’y a plus d’entité pour les Haïtiens de Miami », me dit Tamara Béliard-Rodriguez, une femme d’affaires que je rencontre chez Kasa Champêt, resto et salle de spectacle haïtienne de Pembroke Pines.
On observe les Cubains, on voit comment ils sont organisés, ils ont un leadership national, comme la communauté juive, et c’est ce qu’on tente de bâtir ici.
Tamara Béliard-Rodriguez
Avec d’autres, elle a fondé la Haitian American Foundation for Democracy (HAFFD), établie à Miami. Des membres de l’organisation ont fait partie de réunions avec le secrétaire d’État Antony Blinken et les pays des Caraïbes en Jamaïque, pour créer un plan de reconstruction politique. C’est de cette réunion qu’a émané Garry Conille, premier ministre par intérim. En principe, des élections auront lieu dans deux ans. Il a été convenu que des membres de la diaspora pourront être considérés pour des fonctions politiques.
Pour tenter de réguler un peu l’afflux de migrants par la mer ou la frontière terrestre, l’administration Biden a mis en place un programme humanitaire pour Haïti, le Venezuela, Cuba et le Nicaragua. Jusqu’à 30 000 personnes ayant des liens familiaux ou répondant à certaines conditions ont droit à un visa temporaire de deux ans. Les arrivées par bateau ont beaucoup diminué, mais plus de 40 personnes tentant de fuir Haïti sont mortes en mer encore la semaine dernière.
« Quand Haïti souffre, les gens sont affectés, comme au Canada, dit le père Réginald Jean-Marie. Les kidnappings nous ont ravagés économiquement. Ils ont appauvri Haïti, mais les gens ici aussi. C’est la classe moyenne qui se fait kidnapper. Qui va payer les rançons des kidnappings en Haïti ? Et les frais des passeurs ? C’est les gens ici. C’est souvent 10 000, 12 000, 15 000 $. Des gens hypothèquent leur maison pour 20 000 ou 50 000 $ pour une rançon. »
Il a rencontré plusieurs fois des hauts responsables américains à Washington. « Ce que je trouve malhonnête de la part du gouvernement américain et canadien, c’est qu’ils savent très bien ce qui se passe. Il n’y pas d’engagement concret. Ils parlent de dialogue. Quel dialogue ? Avec des bandits ? Parfois des bandits à cravate. Ils arrivent à les sanctionner, pourquoi ne pas les traduire en justice ? »
Pour lui, l’arrivée de 200 policiers kényans (bientôt 400) est une parodie.
Sans le trio États-Unis, Canada, France, il n’y a pas de solution. Les bandits vont continuer à nous terroriser.
Le père Réginald Jean-Marie
Je lui fais valoir que de nombreux Haïtiens sont réfractaires à une nouvelle intervention militaire de ces pays.
« Je respecte leur opinion, mais ils sont ici. Quand ils font 911, un policier arrive. Mais ces pauvres gens en Haïti qui sont terrorisés n’ont aucune défense. »
La plupart des demandeurs qui n’ont pas bénéficié du programme spécial de l’administration Biden sont refusés. Des milliers ont été expulsés en Haïti cette année, malgré les protestations.
Le climat politique américain, et floridien en particulier, n’est pas favorable aux migrants. Le gouverneur Ron DeSantis a fait de la question de l’immigration un de ses principaux thèmes.
« J’ai des amis qui votent pour Ron DeSantis, dit Vanessa Joseph. Soudain, ils m’appellent et me disent : ma gardienne ou ma femme de ménage a besoin de ton aide pour ses papiers. Je leur dis : je ne peux pas l’aider à cause de telle loi. Et ils se rendent compte que ce n’est pas une politique juste. On est tous connectés à l’immigration.
« Il faut aussi rappeler l’histoire. Les Haïtiens qui viennent ici disent au fond aux Américains : vous étiez dans mon pays pour me dire comment faire les choses et maintenant je reviens dans votre pays pour chercher l’aide que vous prétendiez me donner en venant chez moi… »
Crédit: Lien source
Les commentaires sont fermés.