“La séquence électorale a été un accélérateur de l’expression du racisme en France”

Sur les six premiers mois de 2024, près de quarante plaintes ont été déposées par SOS Racisme. Soit presque autant que sur la totalité de 2023. Loi anti-immigration, système Bolloré, scores élévés du RN… Analyse de Dominique Sopo, président de l’association.

Le président de SOS Racisme, Dominique Sopo lors d’une manifestation de soutien au Nouveau Front populaire, le 15 juin 2024. Photo Chang Martin/SIPA

Par Julia Vergely

Publié le 18 juillet 2024 à 17h53

Comme si une boîte de Pandore avait été ouverte, béante et immonde. Depuis les élections européennes, puis législatives, s’égrène quotidiennement dans la presse le triste recensement de violences racistes, dans l’espace public comme sur les réseaux sociaux. De nombreuses associations s’en sont fait écho, constatant une augmentation significative des paroles et des actes xénophobes. Le lien avec le climat électoral qui a donné une large place au parti d’extrême droite le Rassemblement national (RN) semble évident. Entretien avec Dominique Sopo, président de SOS Racisme.

Comment avez-vous été témoins du climat raciste de ces dernières semaines ?
Nous avons vu une augmentation d’appels, de témoignages et de demandes d’accompagnement pour des dépôts de plainte. À chaque fois ou presque, il est fait mention d’une référence très directe – soit clairement exprimée, soit subodorée – entre les violences racistes vécues et le contexte électoral, très porteur pour le Rassemblement national. Des personnes ont, par exemple, vu leurs voisins suspendre aux fenêtres des tee-shirts « Marine » et « Jordan », accompagnés d’affichettes d’un racisme outrancier. Tout une série de faits rattachant l’expression du racisme au succès du RN nous ont été ainsi rapportés.

Mais cette hausse n’a pas tout à fait commencé par la victoire du RN le soir du 9 juin. Sur les six premiers mois de l’année 2024, nous avons déposé une petite quarantaine de plaintes, alors que sur la totalité de l’année 2023, nous en avions déposé quarante-deux. Nous sommes donc dans une période de tensions, liées à la « bollorisation » de l’espace public et médiatique, mais aussi aux débats affligeants auxquels on a été soumis autour de la loi immigration de janvier. Ces dernières années, nous avons assisté à l’ouverture d’un champ favorable à l’expression du racisme dans notre société. Finalement, la séquence électorale est un accélérateur de tout cela. La perspective d’institutions dirigées par celles et ceux qui ne seraient plus des points bloquants, mais au contraire des appuis à l’expression du racisme, a donné directement lieu à l’augmentation des actes et paroles racistes.

Dans les médias, le clash permanent et l’absence de rationalité favorisent le recours à l’émotionnel, à la violence, à la colère et à la haine.

Et la fin de la séquence électorale ne signe pas la fin de cette expression du racisme…
Non, cela continue. Si le front républicain a fonctionné de façon presque inespérée [avec le Nouveau Front populaire arrivé en tête, ndlr], le nombre de voix recueillies par l’extrême droite reste très important. Avoir à se réjouir d’un RN qui n’obtient que cent quarante sièges à l’Assemblée… il y a quelques années on aurait trouvé cela impossible ! L’extrême droite est là, elle s’est enracinée, elle donne des ailes à beaucoup de monde et le RN a désormais une série d’appuis institutionnels grâce à ses nombreux députés. Il y a également une forme de rage de ne pas avoir gagné pour toute une partie de son électorat qui y croyait dur comme fer. Cela se traduit directement par des actes racistes persistants. Récemment, sur une plage à Agde, dans l’Hérault, un homme a fait un salut nazi à une personne d’origine maghrébine, en lui disant que la prochaine fois le RN arrivera au pouvoir…

Pendant cette campagne, les propos xénophobes et islamophobes ont prospéré allègrement dans certains médias, telles les émissions de Cyril Hanouna…
Il y a d’abord le problème Vincent Bolloré lui-même. Cet homme a décidé de structurer un espace médiatique aux fins de favoriser la prise du pouvoir par l’extrême droite. C’est très clair. Et pour cela, il utilise tout un écosystème, extrêmement dense, avec une radio (Europe 1), des chaînes de télévision (CNews, C8…), de la presse écrite (le JDD) ainsi que des relais sur les réseaux sociaux. Il fait de ce système le réceptacle et l’amplificateur de voix venues de titres de presse d’extrême droite, comme Valeurs Actuelles ou Causeur, qui y tournent en boucle. Cette puissance médiatique pourrit le débat public et même en modifie les conditions, comme avec par exemple le refus de certains de qualifier le RN de parti d’extrême droite. Même dans d’autres médias on commence à prendre des pincettes sur l’emploi de ce terme ! Comme si la montée électorale du parti en changeait la nature.

Street art et graffiti à Paris.

Street art et graffiti à Paris. Photo Godong/Universal Images Group via Getty Images

En point d’orgue, la modification du débat passe par la mise en avant, bien au-delà de la sphère Bolloré, de thématiques spécifiques : le « wokisme », l’ « islamo-gauchisme », le « problème » avec l’antiracisme… Ce sont des pensées devenues mainstream dans quantité de médias. On ouvre grand la porte à la moindre polémique, relayée à l’envi, à une avalanche de tribunes ou de positionnements qui, parfois, relèvent en quelque sorte du délire. Cela délégitime tout ce qui correspondrait à des dynamiques d’égalité ou d’antiracisme. Le clash permanent et l’absence de rationalité favorisent le recours à l’émotionnel, à la violence, à la colère et à la haine, et encouragent des pensées fascisantes : cet effondrement des capacités de débat et de nuance, comme la brutale simplification du réel, est un élément typique des pensées fascistes. Et, in fine, ces ambiances-là produisent des libérations de violences verbales et physiques.

Comment expliquer que ces idées s’étendent dans les médias ?
Ce n’est pas le fruit du hasard. En réalité, une pensée existe – « il y a quand même un problème avec les Noirs et les Arabes dans ce pays » – et les gens ne savent pas trop comment le dire, alors cela passe par des attaques contre le wokisme, l’islamo-gauchisme, par l’idée qu’une énième loi sur l’immigration serait bienvenue… Aussi, par faiblesse, adhésion idéologique, confusion, ou électoralisme, une grande partie de la classe politique a abandonné la posture antiraciste.

Emmanuel Macron a remis sur la table la question des discriminations raciales, mais en même temps, et de façon massive en termes d’expression publique, il a fait voter la loi immigration, qui est une capitulation en rase campagne devant tout l’imaginaire et le positionnement du RN en la matière. Tant qu’on pensera que l’on peut lutter contre l’extrême droite en courant derrière elle, on ne fera que la favoriser. Et d’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si la dynamique du RN aux élections intervient quelques semaines après les débats et le vote de cette loi immigration totalement honteuse.

Quelle que soit la façon dont on enrobe le propos, cela a des conséquences : il est évident qu’après les mots partent les coups.

Quelle violence cela a-t-il engendrée ?
Aujourd’hui, si vous êtes arabo-musulman en France, une chaîne de télévision, CNews, vous explique, du matin au soir, que vous êtes le problème central de ce pays. De plus en plus de voix affirment qu’il y a un problème avec « ces gens-là ». On peut ne pas saisir cette violence verbale et symbolique quand on n’est pas directement visé. On peut estimer, évidemment, que les propos tenus sont dégueulasses et racistes. Mais il faut avoir conscience que cette violence est terrible car elle est quotidienne. C’est tout le temps, et c’est insupportable.

Les mots conduisent d’ailleurs souvent à une violence physique…
Oui, c’est le risque. C’est bien pour cela qu’il y a une législation antiraciste. S’il est interdit d’exprimer le racisme, la diffamation ou la provocation à la haine raciale, c’est précisément parce que nous avons conscience que les mots se transforment en actes. Les mots forment des imaginaires agressifs, voire, parfois, appellent directement à l’agression. Quand Éric Zemmour, à la convention de la droite en septembre 2019, explique (propos pour lesquels il a été condamné), que si vous êtes un jeune Français, comprendre « un Blanc », vous êtes soumis à une immigration massive et qu’il faut défendre votre pays face à des immigrés « colonisateurs », il appelle quasiment à des ratonnades. Quelle que soit la façon dont on enrobe le propos, dans un discours politique ou pseudo-intellectuel, cela a des conséquences : il est évident qu’après les mots partent les coups. Il y a quelques jours, une jeune femme voilée s’est fait insulter et presque étrangler par un voisin pour une histoire de chien dans une cour d’immeuble…

Mesurez-vous une augmentation du sentiment de peur chez les personnes racisées ?
Oui, nous notons, à travers les témoignages reçus, dans nos entourages, l’expression grandissante d’une peur. Je connais quelqu’un, d’origine camerounaise, qui a l’habitude d’aller en vacances dans le Sud avec sa famille. Cette année il n’ira pas, il a peur de ce qui pourrait arriver à ses enfants. Beaucoup de personnes d’origine immigrée ont eu véritablement peur pendant ces élections et se sont parfois dites prêtes à faire leurs valises. Beaucoup redoutent de ne plus pouvoir vivre ici, de voir leur situation se dégrader, de ne pas pouvoir aller partout, de subir des agressions. La perspective d’une potentielle victoire future du RN amène aussi une peur bien précise : celle de ne plus être protégé par les institutions. Cette protection n’est pas garantie.

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