Publié le 27 juillet 2024
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L’Académie des technologies a publié son avis le 12 juin 2024 (20 pages) en faveur d’une trajectoire pour le développement d’un nucléaire durable en France.
Il fait suite au rapport de l’Académie des sciences de juin 2021, ainsi qu’aux recommandations pour l’avenir de l’énergie nucléaire émises en commun par l’Académie des sciences et par l’Académie des technologies en 2017.
Cet article est une synthèse composée essentiellement d’extraits de cet avis, parfois modifiés pour en faciliter la lecture.
Objectifs pour un cycle nucléaire durable
Dans le domaine de l’énergie nucléaire, l’ampleur et la durée des investissements concernés nécessitent une continuité d’action et une stabilité des choix stratégiques s’étendant sur presque un siècle.
L’avis de l’Académie des technologies propose une feuille de route pour déployer des réacteurs nucléaires à neutrons rapides (RNR) et les usines associées pour le développement d’un cycle nucléaire durable.
Le terme « durable » doit s’entendre dans le sens donné par l’ONU en 1987 :
« La satisfaction des besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».
L’expression « cycle nucléaire durable » est plus pertinente que l’expression historique de cycle fermé, car elle porte en soi l’enjeu visé.
Les impératifs de sécurité d’approvisionnement, de durabilité, ainsi que les enjeux climatiques et économiques, sont des objectifs stratégiques pour une politique énergétique. Une technologie pilotable est déterminante, compte tenu de l’importance des « coûts système » associés à l’intermittence des énergies photovoltaïques et éoliennes.
Développer un nucléaire durable permet d’apporter une sécurité énergétique pour des périodes séculaires et de disposer d’un socle robuste à la décarbonation par sa pilotabilité.
Or, recycler le plutonium continuellement dans les RNR permet un bénéfice énergétique majeur et une réduction importante de la charge thermique et de la toxicité à long terme pour le stockage des déchets en formation géologique.
La consommation française pourrait s’établir autour de 800 térawattheures (TWh) en 2050. Il paraît alors nécessaire de maintenir un parc nucléaire d’une capacité installée de l’ordre de 60 gigawatts (GW) pour assurer la stabilité des réseaux électriques en produisant de manière pilotable la moitié de cette consommation, soit 400 TWh.
À court et moyen terme, la priorité est la prolongation de la durée de vie du parc nucléaire historique et son remplacement par le deuxième parc des nouveaux réacteurs EPR2.
Au-delà de 2035, seul le déploiement soutenu des nouveaux réacteurs nucléaires […] permettra d’assurer une production d’électricité décarbonée au niveau souhaité.
Une capacité nucléaire stable autour de 60 GW nécessite un déploiement d’une paire d’EPR2 tous les deux ans (un EPR2 par an) dans l’hypothèse d’une durée de vie des réacteurs du parc historique de 70 ans pour 60 % d’entre eux, de 60 ans pour 32 %, et de 50 ans pour 8 %.
Le long terme impose un nucléaire durable
La limite de disponibilité de l’uranium naturel (Unat) dépend de la croissance du parc nucléaire mondial. L’horizon de temps à considérer est 2150, en cohérence avec les temps de déploiement industriel du nucléaire et avec les temps de vie importants des réacteurs : un EPR2 mis en service en 2060 doit pouvoir fonctionner 80 ans, jusqu’en… 2140 !
Les ressources identifiées en Unat à un prix inférieur à 260 dollars/kg sont de huit millions de tonnes (MtU). En addition, les ressources pronostiquées et spéculatives (désignées de « non découvertes ») seraient de l’ordre de sept MtU (soit 15 MtU au total). L’accès à ces ressources suppose une reprise des investissements miniers.
Avec une multiplication estimée par trois ou cinq du parc nucléaire mondial en 2100, et à technologies de réacteurs inchangées, les ressources identifiées aujourd’hui et « non découvertes » seraient consommées entre 2100 et 2120.
Il en résulte que la question stratégique des ressources en Unat doit être anticipée dès à présent.
Le recyclage, un choix stratégique justifié et réalisable pour la France
Le recyclage des matières nucléaires est la clé de la sécurité d’approvisionnement.
Le risque de tensions géopolitiques sur les approvisionnements d’Unat apparaît avant la fin du siècle et nécessite une anticipation. La situation présente au Niger, la prise de contrôle par la Chine des ressources d’Unat en Namibie, les incertitudes politiques qui pèsent sur le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et la Mongolie en sont des exemples.
Pour une même production électrique, l’utilisation de l’U238 (99,3 % de l’Unat) dans les RNR multiplie le taux d’utilisation de l’Unat au moins par 100 par rapport aux technologies d’aujourd’hui par le recyclage du plutonium et de l’uranium.
La technologie des RNR diminue donc par cent (au moins) les besoins en Unat. La limite de la ressource imposée par l’Unat passe alors mécaniquement de quelques décennies à… quelques millénaires.
Seule la stratégie d’un recyclage aussi complet que possible de l’uranium dans un « cycle nucléaire durable » peut assurer une disponibilité suffisante à long terme des ressources naturelles et répondre aux besoins de décarbonation de la société, ainsi qu’aux enjeux de durabilité.
Le recyclage dans les RNR constitue une réponse pertinente à la question centrale d’un approvisionnement pilotable et durable en énergie pour nos sociétés.
Par le fonctionnement de son parc nucléaire « historique », la France a déjà constitué sur son sol une immense réserve énergétique de grande valeur sur le long terme avec l’uranium appauvri en U235 (Uapp) issu de l’enrichissement et des matières issues du retraitement. Le stock d’Uapp entreposé en France atteindra 400 000 tonnes en 2040. Il représente un gisement d’énergie considérable qui permettrait, avec les RNR, une quasi-autonomie énergétique de la France, en supprimant tout besoin d’importation d’Unat pour plusieurs milliers d’années.
L’ampleur de ce stock ne pose pas de difficulté de gestion dans la durée : l’Uapp est très faiblement radioactif (encore moins que l’Unat), et il est géré sous une forme inerte.
Avec les technologies du retraitement-recyclage et des RNR, l’Uapp présent sur le territoire national constitue un potentiel énergétique répondant aux impératifs de sécurité énergétique à long terme de la France.
Le cycle existant
Les réacteurs nucléaires en service aujourd’hui dans le monde sont majoritairement à « neutrons lents » (RNL) et n’utilisent qu’une infime partie de l’uranium naturel (Unat) ne contenant que 0,7 % d’uranium 235 (U235) fissile. L’Unat doit être enrichi à environ 5 % d’U235 dans les combustibles des RNL.
La production française actuelle d’environ 400 TWh d’électricité nucléaire consomme 1200 t/an de combustibles nucléaires issus de 9000 t/an d’Unat importés.
Dans le cycle actuel, dit « mono-recyclage », les combustibles sont en majorité à base d’Unat enrichi à 5 % d’U235 (UNE, 1000 t/an), avec d’une part un complément à base d’un mélange d’Uapp et de plutonium (MOX, 120 t/an) et, d’autre part, à base d’uranium de retraitement enrichi (URE, 80 t/an).
L’économie en ressource naturelle (Unat) permise par le cycle « mono-recyclage » du plutonium dans les combustibles « MOX » (Mixed OXyde) et dans l’uranium re-enrichi (URE) n’est que de 20 % par rapport au cycle ouvert. Elle ne permet pas de répondre à l’impératif de durabilité, ni d’assurer une sécurité énergétique à long terme.
En revanche, ce cycle « mono-recyclage » apporte le bénéfice de la disponibilité initiale du plutonium nécessaire au lancement de la filière RNR.
Aujourd’hui, le stock de plutonium séparé issu du retraitement est d’environ 100 tonnes. Il convient d’y ajouter environ 300 tonnes de plutonium présent dans les combustibles usés (UOX, MOX ou URE) entreposés. Ce stock augmente continûment avec un flux annuel de sept tonnes supplémentaires de plutonium dans les MOX usés, aujourd’hui non retraités.
Feuille de route pour le développement d’une filière nucléaire durable
Il ne s’agit pas de développer un objet de recherche, mais bien d’investir sur les étapes menant à une filière industrielle en croissance d’ici la fin du siècle et qui se substituera progressivement à la composante des réacteurs REP ou EPR2, en maintenant la somme des capacités installées nucléaires à environ 60 GW.
Le déploiement d’une filière nucléaire durable impose dès lors une cohérence entre les cinétiques de construction des installations (réacteurs et usines du cycle) et la disponibilité des matières issues du recyclage.
Chronologie souhaitable de déploiement serait la suivante :
2025-2030 : Renforcement des études amont sur une technologie RNR pour le déploiement de la filière industrielle à partir d’un démonstrateur extrapolable à un réacteur d’une puissance de 1 GW.
2030 : Lancement du projet démonstrateur « RNR-Dem » (quelques centaines de MWe) extrapolable à 1 GW.
2050 : Lancement des études de la tête de série industrielle « RNR-Ind ».
2060 : Lancement d’une filière industrielle RNR avec le démarrage de la construction d’une tête de série sous la forme d’une première paire de RNR-Ind.
2070 : Mise en service de la première unité de la tête de série RNR-Ind.
2070-2100 : Mise en service d’un palier industriel de 10 GWe de RNR-Ind.
Après l’arrêt (malheureux ?) du développement du démonstrateur de RNR ASTRID en 2019, le renforcement des études conceptuelles sur les RNR devient urgent pour aboutir en 2030 aux choix de la technologie du démonstrateur en 2040 afin de pouvoir déployer cette technologie à une échelle industrielle d’une dizaine de GW d’ici la fin du siècle.
Le risque important pour la sécurité d’approvisionnement en Unat à partir à l’horizon 2100 justifie d’engager rapidement une trajectoire vers un cycle nucléaire durable pouvant garantir une production d’énergie bas carbone sur de longues durées.
Au-delà des enjeux technico-économiques, la phase d’étude 2025-2030 permettra de replacer la France dans une dynamique positive dotée d’une vision d’avenir pour susciter des vocations parmi les jeunes générations, attirer des talents, et motiver des collaborations internationales (par exemple avec le Japon).
La construction après 2070 des premiers RNR industriels viendrait en remplacement des derniers réacteurs du parc historique, et en lieu et place des derniers EPR2 prévus pour ce remplacement.
Ainsi, le développement de la technologie RNR n’interfèrerait pas avec la priorité donnée à la construction des EPR2.
Le cycle durable
En 2070, la France disposera d’un stock de 750 tonnes de plutonium permettant d’amorcer le développement d’une filière nucléaire durable fondée sur des RNR.
En effet, dans un cycle à l’équilibre, un RNR d’un GW mobilise 15 à 20 tonnes de plutonium, la moitié chargée dans le réacteur, et l’autre moitié dans les usines du cycle. Ce stock initial disponible sur le sol national de 750 tonnes permettra donc la mise en service de plus de 35 RNR d’un GW (35 x 20 t = 700 tonnes).
Pour un cycle durable à l’équilibre (400 TWh/an avec 60 GW de RNR en France), l’extraction et l’importation d’Unat serait réduite à zéro grâce à l’ampleur du stock français de plutonium et d’Uapp.
Par rapport au cycle ouvert qui consomme 9000 tonnes d’Unat/an pour la production de 400 TWh/an d’électricité, un parc 100 % RNR n’en consommera plus que 50 tonnes par an prélevée dans le stock d’Uapp disponible sur le territoire national (qui sera de 400 000 tonnes en 2040).
Au niveau de production actuel d’électricité nucléaire, le stock national d’Uapp pourrait suffire pour… 8000 ans !
Engager maintenant le cycle du nucléaire durable : une décision « sans regret »
La France a la capacité de déployer opérationnellement avant la fin de ce siècle une filière nucléaire durable grâce à son expérience dans le nucléaire. C’est un des rares pays à pouvoir assurer sa sécurité énergétique sans pour autant disposer de ressources naturelles en mettant en place en quelques décennies un cycle nucléaire durable.
La décision de préparer le renouvellement des usines du cycle pour un parc de RNR dont l’objectif est de disposer en 2040 d’un démonstrateur extrapolable à l’échelle industrielle doit être prise rapidement, car elle sera « sans regret ».
En effet, quels que soient les événements à venir, la décision prise sera utile et rentabilisée, car il s’agit de gérer les ressources naturelles consommées de manière soutenable afin d’en maximiser la durabilité pour permettre aux générations futures de disposer d’une électrification bas carbone et massive des usages.
Il est possible de développer un premier palier industriel 10 GW de RNR durant la période 2070-2100 pour disposer d’un système énergétique industriel dont la croissance ultérieure serait pilotable en fonction de l’évolution des exigences stratégiques.
Si les circonstances l’exigent, la croissance de la filière RNR peut aller jusqu’à rendre la France indépendante sur le plan de la ressource uranium pendant plusieurs millénaires.
Une gestion durable de l’Unat et les enjeux de sécurité énergétique amènent à considérer le recyclage de l’uranium et du plutonium dans des RNR comme des enjeux stratégiques pour la sécurité et la souveraineté énergétique de la France.
Remarque :
Dans ce remarquable avis de l’Académie des technologies du 12 juin 2024, il est indiqué (page 5) : « D’ici 2035, seules la croissance des capacités éoliennes et photovoltaïques et une disponibilité satisfaisante du parc nucléaire installé sont en mesure d’assurer l’augmentation nécessaire de la production d’électricité décarbonée ».
Or, il aurait été utile que les auteurs rappellent que les capacités de productions aléatoires du vent et du soleil n’assurent rigoureusement rien, tout en ruinant la France en consommant des ressources financières colossales, en particulier sur les réseaux fragilisés par les « bouffées » de productions ce qui augmente le risque de black-out.
Certes, il est indispensable d’agir maintenant en pensant au long terme pour préparer l’avènement des RNR dans une optique de production durable. Mais il faut aussi se battre pour que le nucléaire ne soit pas marginalisé d’ici 2035 par l’envahissement erratique et prioritaire sur le réseau d’électricité de l’éolien et des panneaux photovoltaïque (PV), sinon les efforts de long terme ne serviront à rien.
Il est difficile de combattre la scandaleuse influence politiquement correcte des nombreux technocrates antinucléaires formés à l’école de Ségolène Royal au ministère de l’Environnement, et toujours incrustés dans les cabinets ministériels, à RTE, et au sein de l’ADEME. Ils sévissent encore en favorisant l’éolien et le photovoltaïque pour des raisons idéologiques pour certains, et par opportunisme financier pour d’autres, afin de capter la manne des subventions.
Annexe. État des lieux international
La technologie des RNR bénéficie d’une longue histoire. Le premier réacteur nucléaire électrogène à être mis en service (1951) était un RNR, et une dizaine de réacteurs sont en construction au début des années 1960 (États-Unis, Russie, Allemagne, Royaume-Uni, Japon…).
En France, les réacteurs Rapsodie (40 MWe) et Phénix (250 MWe) « divergent » (début des réactions nucléaires) respectivement en 1967 et 1968 pour une mise à l’arrêt en 1983 et 2009 ; le réacteur Superphénix (1200 MWe), le plus grand RNR jamais construit diverge en 1987 et est mis à l’arrêt une dizaine d’années plus tard. L’avènement des réacteurs à eau, l’accroissement des ressources d’uranium identifiées, une crispation de l’opinion vis-à-vis d’une technologie apte à pérenniser le nucléaire sur de longues périodes ont marqué la fin de cet âge pionnier.
Trois pays (Russie, Chine, Inde) disposent de RNR en fonctionnement et d’une politique volontariste sur le sujet :
La Russie
C’est le seul pays à avoir conservé une trajectoire RNR volontariste depuis cette époque pionnière, dispose aujourd’hui d’un réacteur BN-600 (560 MWe mis en service en 1980) et d’un réacteur
BN-800 (800 MWe, mis en service 2016), les deux sur le site de la centrale de Beloïarsk. Elle envisage la construction du réacteur BN1200 (1 220 MWe). Le réacteur BN-600 fonctionne depuis une vingtaine d’années avec un taux de disponibilité autour de 80 %.
La stratégie RNR est clairement assumée avec :
- la jouvence en cours de BN-600 pour assurer son exploitation jusqu’en 2040,
- le passage en combustible MOX en 2021 pour BN-800 (taux de disponibilité de 70 %),
- et un début de construction pour BN-1200 prévu en 2030.
Les réacteurs BN utilisent le caloporteur sodium.
En parallèle, la Russie construit le réacteur BREST (300 MWe) à caloporteur plomb qui nécessitera un cycle du combustible spécifique (nitrure de plutonium).
La Chine
Elle dispose d’un réacteur de démonstration CEFR (65 MW thermique) de conception russe mis en service en 2012.
Sur cette base, la Chine a développé le CFR-600 (600 MWe) qui a démarré en 2023 (début de construction 2017). Un deuxième réacteur du même type est en construction et devrait démarrer en 2026. Une unité commerciale de puissance comprise entre 1000 et 1200 MWe est en cours de décision pour une mise en service en 2035. Ces réacteurs sont à caloporteur sodium.
La Chine et la Russie ont signé en 2023 un programme global de coopération à long terme dans le domaine des RNR et du cycle du combustible nucléaire.
L’Inde
Elle a terminé la construction du réacteur PFBR (500 MWe) à caloporteur sodium, et le combustible a été chargé en mars 2024. Le programme RNR indien est la réponse historique et pérenne à la volonté affichée d’autosuffisance et d’indépendance.
Deux autres pays s’impliquent :
Les États-Unis
Poussés par la crainte de la prolifération, ils ont abandonné le retraitement des combustibles à la fin des années 1970, sous l’administration Carter.
Toutefois, depuis quelques années, les signaux en faveur d’une ouverture croissante sur le sujet s’accumulent, à la fois au sein de l’administration et sur le plan industriel, avec le développement de projets concrets (par exemple Terra Power/Natrium). Il n’est pour autant pas possible d’anticiper la date d’un changement de paradigme sur le sujet.
Le Japon
Après la mise à l’arrêt définitif en 2016 de son réacteur Monju (250 MW), il a récemment décidé de relancer les études sur les RNR avec un budget de 700 millions de dollars, pour la période 2023 à 2026, en vue de la construction d’un démonstrateur opérationnel en 2050. Ce démonstrateur sera un réacteur de 650 MWe refroidi au sodium. La période de conception s’étend jusqu’en 2030. Le Japon est explicitement demandeur d’une collaboration avec la France.
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