Au Théâtre de l’Odéon, Emilie Charriot réunit trois grands acteurs pour incarner « L’Amante anglaise », pièce écrite en 1968 par Marguerite Duras. Dominique Raymond, souveraine criminelle, est entourée de Nicolas Bouchaud et de Laurent Poitrenaux, qui tentent de sonder les mobiles de son crime dans ce spectacle très réussi.
A contre-pied
©-Margaux-Corda
D’emblée, Emilie Charriot se débarrasse des indications scéniques de Marguerite Duras, et place son plateau en pleine lumière, sous un cadre chirurgical. Les spectateurs, ainsi que les acteurs, partagent cet éclairage, comme pour nous indiquer que nous sommes tous dans le même bain. L’acteur Nicolas Bouchaud est celui qui interroge, téléphone portable en main et nous racontant l’atrocité du meurtre d’une étudiante hollandaise, dont le corps avait été dépecé puis placé en morceaux dans des valises abandonnées dans le Bois de Boulogne en 1981. Au lieu d’être dans la salle, parmi les spectateurs avec lesquels il fait corps, dans une complicité ordinaire, Nicolas Bouchaud prend le plateau et nous prend à témoin. La première personne qu’il interroge est Pierre Lannes, le mari de la criminelle, qui circule parmi les derniers spectateurs, tout en haut de la salle. Que sait-il, ce mari indifférent, de la vie de sa femme ? Aurait-il un mobile à livrer pour expliquer le meurtre atroce commis par sa femme ?
Comédiens charismatiques

©-Sebastien-Agnetti-
Comme un chat de gouttière qui circule à travers les coursives, languide et gris, Laurent Poitrenaux, qui joue le mari, n’apporte aucune réponse. Sa femme, Claire Lannes, reconnaît avoir assassiné Marie-Thérèse Bousquet, une cousine sourde et muette, qui faisait la cuisine et le ménage dans leur maison. Les morceaux du corps ont été retrouvés dans des trains, mais la tête de la cousine reste introuvable. Marguerite Duras, qui était friande de faits divers, s’est inspiré d’un crime datant de 1949 perpétré par une femme, Amélie Rabilloud, qui avait assassiné son mari à coups de marteau à Savigny sur Orge. Qui sont ces femmes ordinaires, discrètes jusqu’à se faire oublier, qui passent soudain violemment à l’acte ? Nicolas Bouchaud-l’interrogateur ne cesse de questionner, de fouiller, mais le résultat est pitoyable. Pierre Lannes ne sait rien, et semble vouloir se débarrasser de cette vie qui lui pesait et de cette épouse qu’il n’aimait plus. Ce qu’il raconte est anecdotique, n’a que très peu d’intérêt. Et c’est bien le talent immense de Marguerite Duras que de nous faire entendre, comprendre, le poids de solitude et de misère affective qui touchait beaucoup de couples de la moyenne bourgeoisie dans les années 60.
Le soleil noir Dominique Raymond

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C’est alors que la criminelle arrive, silhouette sèche en longue robe noire et godillots lacés. Dominique Raymond est Claire Lannes, dans sa simplicité et son immédiateté, et dans son insondable mystère. Elle nous parle de sa cousine qui était grosse, des viandes en sauces qu’elle ne supportait pas, et du jardin dans lequel elle aimait se réfugier. La menthe anglaise est sa plante préférée, la solitude au jardin son seul plaisir. Bien sûr, il y a cet amant qui n’a jamais pu la rejoindre, et le jardinier qui lui fait de l’oeil. Dominique Raymond ne compose pas son personnage, il jaillit d’elle à mesure des mots qu’elle prononce avec la dureté, la précision du silex. Le langage devient le corps de l’actrice qui, à l’instar d’un acteur de nô, impulse des affects de manière la plus puissante. Elle est vieille femme, le dos cassé, et soudain gamine dont le coeur palpite. Sa voix rauque dit l’horreur avec un rire ironique, et l’évidence d’un aveu sanglant et totalement enfantin. Du coup, on ne regarde plus qu’elle, la criminelle qui revendique son acte, sans doute pour gagner une place, une parole, auxquelles elle n’avait pas droit auparavant. Et son crime apparait alors comme un aboutissement naturel à une vie pleine de frustrations, un passage à l’acte qui interpelle chacun de nous. C’est magnifique.
Helène Kuttner
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