L’anglais dans les commerces des communautés francophones inquiète

Des francophones du Nouveau-Brunswick expriment leurs craintes de l’assimilation à cause de l’usage de l’anglais dans des commerces qui servent des clients parlant majoritairement français.

«J’étais un peu crinquée, je m’excuse», raconte Christine Aubé Savoy.

La Dieppoise fait référence à l’inquiétude qu’elle a exprimée sur Facebook le 20 mars après avoir fait un achat au Dairy Queen, 533 rue Champlain.

«Pourquoi n’y a-t-il pas au moins un employé qui peut communiquer en français parmi tous ceux qui travaillent, surtout aux heures de pointe comme au dîner?», a-t-elle demandé.

Entendre: «can you speak English please?», de la part d’une vendeuse l’a choquée, d’autant plus à proximité de l’école Mathieu-Martin, où elle enseigne le français.

«Les jeunes vivent dans une province bilingue, dit la Québécoise d’origine. Mais il me semble que la communauté leur dit: « quand tu vas dépenser pour t’acheter quelque chose, il faudra que tu t’exprimes en anglais ». C’est un drôle de message.»

La quinquagénaire, installée au Nouveau-Brunswick depuis 1996, a l’impression que le français est moins présent dans son environnement aujourd’hui.

«Peut-être que je suis devenue une vieille chialeuse, lance-t-elle. Mais j’ai des membres de ma famille et des amis qui m’ont fait ce commentaire: “ouf! Vous êtes en train de perdre votre français”. Ça m’a serré un petit peu le cœur.»

Règles limitées 

La Ville de Dieppe a compilé des statistiques sur les langues des affiches à l’extérieur des commerces de son territoire au début des années 2000. Elle a abandonné cette pratique.

L’agente de communication, Julie Albert, rappelle que la Municipalité a adopté un arrêté réglementant l’affichage commercial extérieur en mai 2010.

Depuis, toute nouvelle description d’un commerce dans l’espace public de la Ville doit être bilingue, avec un lettrage équivalent dans les deux langues officielles et le français en premier.

«Le registre était probablement utile au début des années 2000, mais aujourd’hui, à moins que l’entreprise n’ait apporté aucune modification à son enseigne depuis 2010, tout le monde est conforme», affirme Mme Albert.

Cependant, l’arrêté Z-22 est limité. Situées dans une propriété privée, les boutiques du CF Champlain, par exemple, peuvent l’ignorer.

Leurs affiches visibles depuis les couloirs de la galerie commerciale sont anglophones unilingues dans 88% des cas, bilingues dans 9% des cas et francophones unilingues dans 3% des cas (en ignorant les îlots au milieu des allées).

Comme partout, le choix de la langue utilisée oralement pour le service à l’intérieur est libre aussi. Les gardiens qui ont interpellé à deux reprises le journaliste de l’Acadie Nouvelle en reportage l’ont fait en anglais.

L’intérieur de la galerie CF Champlain à Dieppe le 22 avril 2024. – Acadie Nouvelle: Cédric Thévenin.

Solutions recherchées 

Une forte majorité (87%) de 300 Dieppois a indiqué avoir le sentiment de pouvoir vivre dans la langue de son choix dans un sondage téléphonique effectué par Narrative Research en 2020.

«Il faudrait faire un petit quelque chose pour protéger l’Acadie», pense néanmoins Mme Aubé Savoy, qui constate la croissance rapide de sa ville.

Elle s’interroge sur la pertinence de mieux rémunérer les employés capables de fournir un service bilingue grâce à des subventions de l’État. Elle propose aussi que le gouvernement subventionne des cours de langue pour les commis volontaires.

«Une communauté multiculturelle, c’est riche, merveilleux et précieux, mais il y a peut-être un contexte à expliquer aux nouveaux arrivants», poursuit Mme Aubé Savoy, en admettant la difficulté d’apprendre une langue étrangère en plus de l’anglais.

Elle pense enfin au boycottage des commerces unilingues anglophones. Elle croit que la solution serait efficace, mais elle ignore comment la mettre en œuvre.

«Au Dairy Queen, la clientèle se composait d’adolescents qui avaient faim. Comme la plupart des francophones parlent anglais, ici, ils se montrent conciliants», remarque Mme Aubé Savoy.

Résistance pacifique 

Un ancien conseiller municipal de Dieppe, Jean Gaudet, se montre plus résistant.

«Quand on réagit à la semonce “I don’t speak French”, on perd la guerre, assure-t-il. Alors, je ne dis rien. J’attends, puis il y a quelqu’un qui finit par sortir de quelque part en parlant français. Ça arrive à 98% du temps. Sinon, je me fais comprendre par signes. Par exemple, quand ils ne veulent pas mettre de lait dans mon café, je trais la vache.»

Le président de la Commission de l’Odyssée acadienne regrette de voir peu de monde adopter cette attitude.

«De temps en temps, de grandes déclarations sont nécessaires, mais la guerre se gagne chaque jour par chacun de nous, soutient-il. Ça se fait en demandant son français comme si c’était naturel et normal.»

M. Gaudet juge que les serveurs anglophones devraient pouvoir saluer et comprendre «café» en français, quitte à sécher pendant une conversation sur L’Être et le Néant dans la langue du philosophe Jean-Paul Sartre.

L’intérieur de la galerie CF Champlain à Dieppe le 22 avril 2024. – Acadie Nouvelle: Cédric Thévenin.

Immigration francophone 

«La paresse vient d’abord des propriétaires, s’exclame le candidat du Parti vert pour la circonscription Dieppe–Memramcook, Jacques Giguère. Il n’y a vraiment aucun effort de leur part pour trouver du monde bilingue. C’est un mépris des francophones!»

Il accuse aussi le gouvernement fédéral de mener une politique d’immigration qui provoque la perte du poids démographique des francophones au Nouveau-Brunswick. Il souhaite qu’Ottawa s’engage à faire venir jusqu’à 60% d’étrangers parlant leur langue dans la province.

Les immigrants au Nouveau-Brunswick étaient 15% à avoir le français comme première langue officielle parlée en 2021, une proportion près de deux fois inférieure à celle de la population née dans la province, selon Statistique Canada.

Or, un rapport de l’agence fédérale a montré un déclin du français au Nouveau-Brunswick entre 1991 et 2021. Le remède le plus efficace est l’immigration.

Il resterait cependant insuffisant même si la moitié des immigrants étaient francophones, selon un consultant de l’entreprise Sociopol, Guillaume Deschênes-Thériault.

Le chercheur a recommandé de se pencher sur des solutions complémentaires: les politiques encourageant la fécondité et la transmission de la langue.

Affiches réglementées 

Pour faciliter cette dernière, l’Association francophone des municipalités du Nouveau-Brunswick (AFANB) aide ses membres à imiter Dieppe, Kedgwick et Tracadie, en adoptant un arrêté sur l’affichage commercial extérieur.

L’organisme a reçu 170 000$ de la part du gouvernement provincial grâce au Programme relatif à la prestation de services dans les langues officielles. Il en a fait profiter Memramcook, qui a annoncé un arrêté sur l’affichage en mars, mais aussi Shediac, Nouvelle-Arcadie, Beausoleil et Baie-des-Hérons.

Il est en tout cas impossible, dans le contexte politique actuel, de légiférer sur la langue utilisée à l’intérieur des commerces, selon le professeur émérite en droit de l’Université de Moncton, Michel Doucet.

«Est-ce qu’un gouvernement peut s’immiscer dans les services offerts à l’intérieur d’un commerce? Le Québec le fait, on sait avec quels problèmes de mise en œuvre», observe-t-il

M. Doucet souligne que le gouvernement provincial a pour l’instant laissé aux Municipalités la responsabilité de légiférer au sujet de l’affichage extérieur des commerces.

«Quand le gouvernement, qui ne peut lui-même pas assurer des services dans les deux langues officielles, obligera les entreprises privées à le faire, les poules auront des dents et les cochons auront des ailes», lâche-t-il.

Le gouvernement provincial et le Parti libéral n’ont pas répondu aux questions de l’Acadie Nouvelle.

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