Le « boom culturel » du Bénin, l’échec d’une possibilité décoloniale ?

Avec la première édition des « Vodun Days », tenus du 9 au 10 janvier 2024 à Ouidah, le Bénin a semble-t-il réussi une double opération : exposer le pays à l’international en même temps que (re)valoriser la religion vodun, déconsidérée et méprisée depuis l’entreprise coloniale1. Un nouveau temps fort de la politique culturelle du président Patrice Talon, après la restitution-exposition des 26 trésors royaux du Danxomè et l’inauguration de trois lieux de mémoire en 2022, que les autorités avaient pris soin de précéder d’un voyage présidentiel en Martinique pour promouvoir la « destination Bénin » aux afro-descendants de l’île. À l’instar d’autres pays sur le continent, le Bénin mise depuis 2016 sur le tourisme mémoriel et se (re)connecte à son histoire esclavagiste et coloniale.

Principal port d’Afrique pour la traite atlantique avec plus de 1 million d’esclaves partis, puis colonie française de 1892 à 1961, l’actuel Bénin a connu dès le XVIIe siècle, et avec gravité, la modernité telle que conceptualisée par les études décoloniales2. Or c’est bien dans cette histoire moderne que les autorités nationales puisent la matière d’une politique culturelle ambitieuse dont les financements nationaux et extérieurs, depuis l’ère Talon, sont sans précédent3 et, peut-être, sans comparaison dans l’espace francophone du continent.

L’impensé de la relation objet-homme

Dans un contexte marqué par une dynamique globale de restitutions des captations patrimoniales, de démarginalisation des savoirs endogènes, voire parfois de « course au décolonial », cette priorité accordée à la culture ne passe pas inaperçue et suscite tout un spectre de réactions. Pose-t-elle pour autant les jalons d’une nouvelle éthique relationnelle, et, en soit, d’une possibilité de décoloniser par la culture ? Articulée autour du mémoriel et du muséal, la politique culturelle du Bénin s’est jusqu’à présent surtout apparentée à un projet de « touristisation »4 et, en ce sens, constitue une série d’occasions manquées de matérialiser une politique de décolonialité.

À défaut d’être réparatrice et réconciliante, cette politique culturelle peut même être lue comme vectrice de colonialité, en particulier en concourant à l’instauration d’un régime mémoriel et d’un imaginaire national dans le prolongement des structures de domination issues de l’ère esclavagiste.

Deux années se sont écoulées depuis l’exposition des trésors royaux au palais présidentiel de la Marina à Cotonou, qui s’est clôturée en août 2022. Les œuvres sont aujourd’hui stockées dans l’attente d’être à nouveau exposées à Ouidah. Après plusieurs siècles de privation, l’évocation de ces œuvres résonne de nouveau par leur absence et interroge : cette restitution ne constitue-t-elle pas, aussi, une nouvelle captation par un appareil d’État ?

L’exposition s’est inscrite dans le prolongement de la pratique muséale coloniale dont les premières expositions au XXe siècle, sur le continent noir, visaient en priorité la mise en valeur des conquêtes et la supériorité des colons5. Suivant cette logique, les autorités ont exposé les 26 œuvres tels les fruits d’une reconquête patrimoniale, avec une scénographie similaire aux musées ethnographiques du Vieux Continent. L’enjeu de justice – pourtant consubstantiel – a été tenu éloigné de l’acte de restituer, et ces pratiques masquent mal une colonialité du savoir en matière patrimoniale.

Une approche « standard » du musée

Si l’exposition fut d’une importance notable, puisqu’elle acte la première restitution d’œuvres captées et stockées en France, et pour autant que la fête fut belle, la restitution des œuvres s’est arrêtée à leur muséification sans (re)penser la relation objet-homme. Ces biens sont pourtant encore sacrés pour certains, ou n’ont, pour d’autres, nullement leur place dans un musée. Au demeurant, cet événement muséal s’est passé d’interrogations quant aux potentiels destinataires finaux de ladite restitution (autorités traditionnelles, familles royales, etc.) ou encore sur les modalités de restitution (les partager, les faire circuler, les enterrer ?). Dans quelques mois, ils seront muséifiés dans le fort portugais en cours de reproduction à Ouidah.

À moyen terme, cette approche occidentale du musée pourrait ne guère évoluer malgré des critiques et quelques novations récemment introduites. En effet, l’objectif d’attirer les touristes étrangers est revendiqué sans équivoque depuis le lancement des musées de la mémoire et l’esclavage à Ouidah, des arts et civilisations vodun à Porto-Novo, des rois et des amazones du Danxomè à Abomey, et d’art contemporain à Cotonou. Interrogé le 17 janvier 2024 sur la possibilité d’une conception muséale adaptée aux objets et identités africaines, le président Patrice Talon avait répondu sans hésitation que l’approche serait « standard parce qu’universelle [pour] faciliter les communications des messages ».

Loin du « programme de désordre absolu » qu’expose Françoise Vergès dans son dernier ouvrage6, ce positionnement apparaît d’autant plus anachronique que Porto-Novo héberge depuis 2000 la seule école régionale de formation sur cette thématique : l’École du patrimoine africain.

Un imaginaire importé

En juillet 2022, l’image de la statue de l’Amazone a fait le tour du monde tant cette représentation de 30 mètres, armée d’un sabre et d’un fusil, est imposante. Dans un style réaliste soviétique, les autorités (et l’artiste Li Xiangqun) ont privilégié une représentation issue des récits de Frederick Forbes, plutôt qu’une description qu’auraient pu formuler les reines actuelles du Dahomey qui ont hérité de la mémoire des guerrières. Ce prisme occidental s’est prolongé jusqu’au choix du nom, « amazone » (donné par les Français lors de la conquête du Dahomey en référence aux figures grecques) plutôt qu’Agodjié (un terme de la langue fong-be).

Corollaire du déploiement de cette représentation eurocentrée de la statue, la combattante est même défaite de son arme principale : son amulette (bo). Portées autour du cou et dotées de pouvoirs surnaturels, les amulettes restent conservées dans les collections françaises. En plein « boom culturel », cette absence des précédentes restitutions et des actuelles représentations sonne comme une « prescription patrimoniale »7. Or, l’introduction de la matrimonialité aurait permis de prolonger la réflexion jusqu’à la colonialité du genre8 dans la mesure où « ces femmes, leurs amulettes et leurs descendantes incarnent et performent des pouvoirs qui subvertissent la division sexuelle des pouvoirs, des positions, des tâches, mais aussi des collections – un trouble dans le genre ».

Ces écarts entre la production de symbole et la mémoire locale se sont également prolongés avec la statue du prince Bio Guéra. Habillé d’un chapeau et de bottes, la représentation du résistant à la conquête coloniale s’éloigne du style boo/bariba du nord du pays et des narrations faites par sa famille qui conserve encore ses vêtements et ses accessoires de guerre9. De Bio Guéra à l’Agodjié, leur représentation dans l’espace public cotonois s’est nettement faite sur la base d’un imaginaire importé. En refusant de proposer une nouvelle grammaire conceptuelle, la politique culturelle béninoise semble faire le choix de s’adresser en priorité aux touristes étrangers et aux diasporas.

Une touristisation de la culture « coûte que coûte »

Derrière le vernis des événements et des réalisations, Patrice Talon ne cache pas son intention de faire de la culture un levier économique. Suite aux « Vodun Days » (dont l’anglicisme avait déjà étonné), le président de la République expliquait que « le vodun a […] aussi une valeur économique, […] dont il faut saisir la demande de consommation […]. Si nous investissons dans le vodun, ce n’est pas seulement pour révéler notre identité à nous mêmes ou aux autres, mais surtout pour en faire un secteur de développement économique. » Quelques mois plus tôt, lors de la visite de Talon en Martinique, ce type de propos avait surpris la journaliste de TV5 Monde qui interviewait le président béninois. L’arrière-petit-fils d’un marchand d’esclaves du XIXe siècle préférait se concentrer sur les opportunités d’affaires plutôt que de discourir sur une nouvelle éthique relationnelle entre ces territoires tant reliés durant la traite transatlantique.

Lors des « Vodun Days » à Ouidah, en janvier 2024.

© Présidence du Bénin

Conséquence de ce projet non dissimulé de touristisation, les multiples travaux engagés font l’économie de fouilles archéologiques. Des fondations de maisons précoloniales découvertes sur la place Chacha, aux sites de forgeron précoloniaux le long de la route des esclaves, en passant par les bas-côtés de la route des pêches, nombreux sont les sites archéologiques récemment découverts à avoir été détruits depuis le début des travaux. Dernièrement, les découvertes sur la zone industrielle de Glo-Djigbé et au niveau du palais Honmè (Porto-Novo) ont subi le même sort. Un paradoxe saisissant à l’heure où le Bénin s’engage dans la création de plusieurs musées et où d’autres, plus au nord, se retrouvent abandonnés.

Pour autant, ces différentes réalisations ne sont pas sans impact sur les affaires intérieures et l’imaginaire collectif. Reliés entre eux, ces éléments tissent un roman national articulé autour de la grandeur du royaume du Danxomè, principalement présenté comme résistant à la colonisation. De la sorte, non seulement des pans entiers de l’Histoire se trouvent délaissés (l’esclavage intra-africain, la création de Cotonou), mais les autres cultures (yoruba, bariba) des autres territoires constituant l’actuel Bénin10 se retrouvent invisibilisées. À titre d’exemple, l’exposition de 2022 n’a pas introduit de réflexion didactique sur l’histoire, clivante, du royaume du Danxomè.

Pillés par le général Dodds lors de la colonisation (1890-1892), les trésors restitués et exposés ont principalement appartenu aux rois Gézo et Glélé, glorifiés par la valorisation de leur patrimoine le temps de l’exposition. S’il est certain que leurs mémoires ont été partiellement invisibilisées par la captation de leur patrimoine, il est cependant surprenant de constater l’absence de mise en contexte historique, en particulier sur l’intensité capitalistique et esclavagiste qui atteignit son pic durant leurs règnes (1815-1892)11. Durant plusieurs siècles, le royaume du Danxomè a pratiqué une politique expansionniste motivée par l’enrichissement avec le commerce d’esclaves. Un silence que l’on a retrouvé lors de l’inauguration de la statue des Agodjié alors que c’est à cause de cette armée que les multiples razzias d’hommes, de femmes et d’enfants ont pu être réalisées.

Un roman national déséquilibré

À l’exception de la future arène de Nikki pour la fête de la Gaani, la politique culturelle se concentre dans le territoire fong-be. Dans le même temps où le roman national se façonne, l’actuelle politique culturelle renforce donc le déséquilibre territorial déjà ancien. Le tout dans un contexte sécuritaire dégradé dans le nord du pays, en proie aux percées et aux attaques djihadistes. Le retour des trésors aurait pu acter les prémices d’une « réconciliation nationale », ou à défaut d’un débat nourri par des travaux académiques. Mais, en 2024, ce sujet reste absent des débats publics dans les sphères culturelle, politique et universitaire. À cet effet, les chercheurs et chercheuses des universités béninoises ont été tenus éloignées de cette politique publique, marquée jusqu’il y a peu par l’absence de commissions de travail universitaire ou scientifique.

Les différentes réalisations de cette politique culturelle et touristique ont de nombreux échos avec le passé, une persistance que s’attache à dévoiler le concept de colonialité. Ces structures économiques, sociales et politiques sont aussi renforcées par la stratégie d’extraversion, déjà ancienne12. En effet, dans la mise en œuvre de cette politique publique, les entreprises étrangères y ont trouvé leur compte avec l’octroi de marchés publics. C’est notamment le cas d’entreprises françaises qui se sont vu confier de conséquents marchés13.

Le groupe Vinci s’est vu notifier le marché des travaux relatifs à la route des Pêches, à la route des Esclaves, et à la place Chacha. Aujourd’hui, il est difficile de parcourir cette route des Esclaves – certes encore en travaux, déjà toute asphaltée et où trônent les logos de l’entreprises française – sans y voir les réminiscences d’un monde que l’on pensait révolu. Face à ce bégaiement de l’Histoire, la France peine à trouver une « juste distance » avec l’ancienne colonie, qu’appelle par exemple de ses vœux Achille Mbembe.

Nombreux et nombreuses sont les Béninois et les Béninoises à se sentir dépossédées de leur histoire, et à exprimer leur stupéfaction sur des choix comme celui de la bétonnisation de tous ces lieux de mémoire. Au Bénin, la politique culturelle et touristique a donc fait le choix de capitaliser sur la rente esclavagiste et coloniale à des fins économiques en faisant fi des enjeux mémoriels et des débats qui pourraient en découler. De siècle en siècle, les logiques de situation se prolongent, donnant tout son sens au proverbe que rappelait Patrice Talon dans la préface du livre de l’exposition des trésors royaux du Bénin : « C’est au bout de l’ancienne corde que l’on tisse la nouvelle ».

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