« Le » chômeur n’existe pas | Alternatives Economiques

Au-delà des chiffres du chômage, régulièrement commentés, au-delà des stéréotypes du chômeur, paresseux ou parasite, qui pèsent lourd et empêchent de penser, que sait-on des chômeurs, des processus qui les ont conduits à la porte de France Travail, de leur vie au chômage, de leur santé, de leur supposée résistance à accepter des emplois en nombre alors que des secteurs dits en tension attendent des candidats… ? Sont-ils des « tire-au-flanc » manifestes tant ils tardent à retrouver un emploi ?

Le glissement est récurrent : d’abord attribuées aux caractéristiques du monde du travail contemporain – un système organisé autour de la précarisation de l’emploi –, les causes du chômage sont reportées sur les individus, profiteurs d’allocations (de tous types, d’ailleurs).

« Il y a un système qui s’est organisé pour des multiplications de petits contrats, des contrats courts, entre lesquels on bénéficie du chômage. Je travaille quelques mois, je touche le chômage quelques mois, je retravaille quelques mois, je touche le chômage », expliquait le Premier ministre Gabriel Attal, le 18 avril 2024.

La newsletter d’Alternatives Économiques

Chaque dimanche à 17h, notre décryptage de l’actualité de la semaine

Glisser du « système » au « je », cibler cette supposée résistance au travail, à l’effort, au principe d’un « réarmement civique » autour de la « valeur travail », celle qui anime les « lève-tôt » qui font les frais des feignants qui abusent du recours à l’aide au retour à l’emploi (ARE)… On peut finir par croire que les chômeurs constituent une espèce singulière, une population déviante à mettre au pas.

Mais qui sont les chômeurs ? Une recherche-action d’ampleur réalisée récemment et publiée sous le titre Santé et travail, paroles de chômeurs, peut contribuer à éclairer cette question.

A l’écoute de chômeuses et de chômeurs, on réalise vite que le chômeur n’existe pas : ce sont des hommes, des femmes, d’âges contrastés, de toutes catégories socioprofessionnelles, vivant en zones urbaines ou rurales, ayant des expériences du travail et du chômage très différentes. Il n’y a pas une expérience du chômage.

Le coût de la précarité

Parmi les grands types de parcours identifiés dans ces histoires de vie en emploi, certains sont caractérisés par un chômage récurrent et une succession de contrats courts, s’accompagnant souvent dans la durée d’une dégradation progressive du niveau de qualification des emplois occupés.

Dans la répétition, le coût psychique de cette recherche d’emploi sans cesse à renouveler, qu’on peut qualifier de travail, sans oublier le coût psychique de l’inscription dans de nouveaux cadres de travail et d’ajustement à de nouvelles organisations du travail, mobilisent une énergie qui éprouve.

Reprendre, se relancer, observer, repérer, se fabriquer le mode d’emploi de ce nouvel environnement… L’épreuve tient aussi au fait de devoir faire à chaque fois « ses preuves » : montrer, démontrer qu’on peut, et ce en conformité avec la manière attendue.

Cette intégration impose d’apprendre à réguler l’investissement de soi : cet effort est à la fois nécessaire à la qualité du travail et risqué du fait de la perte à venir au terme du contrat. La précarisation produit usure, lassitude, épuisement qui se traduisent par des troubles du sommeil, du retrait et donc de l’isolement, du désinvestissement, une perte de l’élan vital, des états dépressifs associés parfois à des troubles psychosomatiques…

Les intermittents du travail ne se délectent pas des alternances entre oisiveté et emploi

Ce « prendre place parmi les autres », suppose de la coopération avec de nouveaux collègues. Mais ceux-ci peuvent aussi limiter leurs engagements. Surtout lorsque le turn-over va bon train et que les intérimaires, services civiques, contrats aidés et autres contrats de courte durée se succèdent. Nombreux sont alors ceux qui finissent par lâcher ceux qui sont là « de passage » et par se replier sur leurs tâches et le noyau stable de collègues en CDI. Avec l’âge, les difficultés à « trouver une place » s’accroissent.

Le précariat subi, pour reprendre une expression de Robert Castel est un puissant vecteur d’insécurité mais aussi de ressentiment quand l’injustice perçue s’amplifie du fait du décalage éprouvé entre contribution (double investissement dans le travail et dans la recherche de travail) et rétribution (financière mais surtout symbolique, celle de la place non plus éphémère mais durable).

La précarisation de segments de plus en plus importants du monde du travail éclaire le développement de ses formes d’usure au travail sans qualité.

Le travail sans qualités est celui qui permet de dire que « pour trouver un travail, il suffit de traverser la rue ». Peu importe les qualifications, les expériences antérieures, les projets professionnels. L’important est l’emploi et non le travail.

On peut, alors qu’on est horticulteur, postuler dans la restauration, le bâtiment… n’importe où, pour n’importe quelles tâches. En attendant la prochaine aventure sur de nouveaux contrats précaires pour de nouveaux métiers qui n’ont pas à s’apprendre puisque ceux-ci sont pensés comme un ensemble de tâches d’exécution. Alors, seul le court terme s’impose comme horizon. La permanence des situations d’incertitude fragilise tous les domaines de vie.

Durcir les conditions d’affiliation à l’assurance chômage pour pouvoir accéder aux allocations en exigeant une durée d’emploi plus longue sans agir sur le développement du précariat ? C’est là bien méconnaître ce que le chômage récurrent veut dire : les intermittents du travail ne se délectent pas des alternances entre oisiveté et emploi.

Crédit: Lien source

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.