«Le créole, je ne le parle pas mais il fait partie de moi» – Libération

Des Antilles à l’océan Indien, la Zone d’expression prioritaire s’est plongée dans les réalités des cinq départements d’outre-mer. Comme à son habitude, cette association de journalistes a accompagné des habitantes et habitants de ces territoires dans l’écriture de récits personnels qui nous éclairent sur leurs conditions de vie, leurs quotidiens, leurs liens à l’Hexagone… Partenaire historique de la ZEP, Libération s’associe à cet autoportrait de la France des outre-mer dont l’intégralité sera publiée en mars aux éditions les Petits Matins sous le titre Nous ne sommes jamais dans les livres. Après le premier épisode consacré à la Guyane, le second à la Guadeloupe et Saint-Martin, le troisième à l’île de la Réunion, place à la Martinique.

«Ma grand-mère m’a transmis son amour pour la terre et les animaux. Depuis que je suis né, j’ai toujours été proche d’elle. Je suis le premier de ses petits-enfants, et elle m’a toujours emmené partout où elle allait. Notamment dans son jardin, loin de chez nous. Pour y arriver, il faut emprunter des routes dans les bois, prendre des chemins qui sillonnent les terres, arriver sur le terrain d’un de mes oncles, et suivre un chemin en terre inaccessible en voiture. On arrive dans une petite clairière assez pentue d’où on peut voir le jardin de ma grand-mère. Cet endroit merveilleux, on l’appelle dèriè ramo, “derrière le hameau”.

«Dans son jardin, la terre est noire et fertile, et la végétation irrégulière. Le vent souffle à cœur joie toute l’année et vient nous caresser et nous porter réconfort lorsqu’il commence à faire chaud. D’un côté, nous avons les larges feuilles des dachines qui ressemblent à des oreilles d’éléphant. De l’autre, il y a les longues lianes d’ignames. Les bananiers sont à la lisière de la forêt, avec les touffes de cannes à sucre. Au centre, il y a les épices : l’oignon pays, le persil et le thym, ainsi que les piments et les navets. Dans un espace spécialement dédié, on retrouve les rimèd razié, les plantes médicinales et aromatiques comme le basilic, la menthe glaciale, l’absinthe et bien d’autres qui dégagent une odeur de fraîcheur. Aujourd’hui, il n’y a plus d’animaux, mais avant il y avait toujours un taureau ou une vache qui nettoyait les parties laissées en friche.

«En grandissant, ma grand-mère m’a appris à connaître les plantes médicinales et à les utiliser. Elle m’a montré comment planter l’oignon pays. Lorsqu’il est cultivé dans de bonnes conditions, il arrive à maturité avec une petite couleur vert bleuté comme les émeraudes. On travaille ensemble dans son jardin. On s’occupe de sarcler, labourer, récolter, nettoyer et même préparer les marchandises à amener au marché.

«Grâce à elle, plus tard, je souhaite devenir ingénieur agronome, mais pas n’importe quel ingénieur ! Je voudrais faire de l’agriculture biologique, respectueuse de l’environnement. Pour faire de l’agriculture durable, je compte reprendre les terres familiales qui appartenaient à mon arrière-grand-mère et en acheter d’autres. De préférence là où ma grand-mère a son jardin. Dans le mien, je planterai des variétés de fruits, d’épices, de légumes et de fleurs locales. Je me diversifierai dans l’élevage pour avoir une exploitation autosuffisante.

«Je veux traiter le jardin avec des plantes naturelles comme le glycéria et l’ortie. Je veux aussi me servir des savoirs ancestraux que m’a transmis ma grand-mère. Par exemple, elle m’a appris à observer la lune et ses effets sur le jardin. A la lune descendante, il faut planter plus de racines, comme les carottes, les navets, les patates douces, puisque ça descend dans la terre. A la lune montante il faut planter tout ce qui monte, comme les concombres, les tomates et les piments. Et à la pleine lune, il ne faut pas planter du tout !

«Cette manière de travailler en agriculture biologique commence à se développer en Martinique mais elle n’est pas la plus utilisée car elle n’est pas rentable au début. Elle peut être plus contraignante, demande plus de travail, et puis à l’école c’est pas ce qu’on nous apprend. Je compte faire des formations à travers le monde. Et si vous vous demandez ce que ma grand-mère pense de mes projets, elle est plus que fière de me voir suivre cette voie, fruit de son amour pour la terre.»

Ludivine : «Toute mon enfance, je me suis pris des remarques comme “Tu serais nettement plus jolie si tu étais plus claire !” Même de la part de ma propre famille. Ils me disaient : “Ne reste pas trop longtemps au soleil, tu vas devenir encore plus noire que tu ne l’es déjà.” Alors qu’ils sont de la même couleur de peau que moi !»

Keila : «Pour moi c’est l’inverse : on m’a toujours dit que ma peau était trop claire, pas assez noire. Depuis que je suis revenue vivre en Martinique en primaire, on me dit que je suis chabine, un mot qui désigne un croisement entre un mouton et une chèvre ! Parfois, ces remarques viennent même de mes amis ou de mes tantes.»

Ludivine : «Ce qu’on nous reproche, ce n’est pas uniquement notre couleur de peau. Mes cheveux à moi sont qualifiés de “chivé grinnin” ou de “cheveux grennés”. Dans notre culture, ça renvoie à une perception négative des cheveux crépus car ils seraient difficiles à manipuler ou même à entretenir.»

Keila : «A l’inverse, moi, j’ai décidé il y a quelque temps de défriser mes cheveux crépus, notamment parce qu’en prendre soin demande beaucoup de temps, ce que je n’ai pas. On m’a dit : “Tu nous abandonnes ! Les gens ne sauront même plus d’où tu viens.” Aujourd’hui, malgré les critiques et les remarques, on a décidé de se réapproprier pleinement notre identité martiniquaise et d’aimer chaque partie de nous-mêmes, l’une avec ses cheveux crépus et sa peau foncée, l’autre avec ses cheveux lisses et sa peau claire.»

«Mon créole, je ne le parle pas plus que ça. En Martinique, je l’entends partout : au marché, dans le bus, dans la rue, dans les fêtes. On essaie de le semer dans toutes les recettes. Mais le plus passionnant, c’est le créole aux repas de famille. C’est à ce moment-là qu’on fait des commérages. Ou plutôt qu’on makrèle, comme on dit : “Celui-là a fait de la prison, l’autre a volé son compère de la supérette, ceux-là se disputent pour un terrain…” Dans ma famille, tout le monde sait le parler. Enervés, heureux, contradictoires, à table, en voyage, mes parents ne s’en lassent pas. Pour eux, c’est naturel.

«Mais moi, c’est différent. Il y a bien certains mots que je créolise, parce que je ne les connais pas autrement. Parfois, je balance makrèl (“indiscret”), tèbè (“bête”), tiembé rèd (“tiens bon”), mais c’est tout. A force d’essayer d’écrire correctement en français à l’école, je crois que je n’ai plus trop su où le placer, comment le parler. Avec le recul, peut-être qu’en créole, je ne me trouve pas assez crédible aussi. Quel Antillais ne s’est jamais censuré parce que le créole, ça fait trop cliché, et que les seuls mots qui voyagent en créole à travers le monde, ce sont les insultes ?

«C’est presque ironique, parce que je vis créole, je mange créole et même je chante créole sur des rythmes de trap. Mon créole à moi, c’est une langue que je ne parle pas, mais qui fait partie de moi, comme une mélodie qui ne s’effacera pas.

«Je n’ai pas assez de doigts et d’orteils pour tous les compter. Depuis que je suis née, j’en ai vu quelques-uns sortir de terre dans ma commune, au François, d’autres être rénovés ou s’agrandir. Les hypermarchés se multiplient un peu partout sur mon île. Chez moi, les plus gros sont Pli Bel Price et Carrefour Market. Et je ne parle même pas des autres, aux quatre coins du bourg comme Thiriet, en face du Carrefour ou encore le Maxi Bazar qui vend aussi des denrées alimentaires. Tous ces hypermarchés pour une seule ville de moins de 16 000 habitants !

«Le pire, dans toutes ces grandes surfaces, c’est qu’il n’y a pas vraiment de différence sur les prix. On pourrait faire jouer la concurrence et aller acheter certains produits dans un hyper et d’autres dans un second, mais ma mère n’a pas le temps de passer sa journée à faire les magasins pour trouver les meilleurs prix. Et comme il faut se déplacer en voiture avec l’essence qui coûte cher, ce ne serait pas du tout rentable.

«Avec ma mère, on essaye de suivre les recommandations du Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens pour boycotter tous ces hypers. Mais c’est très difficile. Pour la viande, il n’y a presque pas de boucherie chez nous. On essaie de faire nos courses chez les marchands de fruits et légumes locaux, mais on ne peut pas vivre que de ça. Et puis notre production locale est de toute manière insuffisante pour nourrir tout le monde. Pour compenser, à la maison, on a un jardin avec des légumes péyi [du pays, ndlr].

«Ces hypermarchés, c’est un peu comme un virus qui ne cesse de prendre de la terre sans jamais rien rendre au peuple. Et parce qu’ils sont partout, nous sommes obligés de nous soumettre et d’aller travailler pour eux. Ils nous donnent de l’argent en nous faisant travailler avant de nous le reprendre avec leurs produits trop chers.»

«La Martinique est considérée comme une île paradisiaque avec de magnifiques paysages comme la montagne Pelée, le rocher du Diamant ou certaines plages bleu turquoise. Mais derrière les images de carte postale se trouve une face cachée qu’une majorité de touristes ignorent.

«Le pire, c’est à Fort-de-France. Parfois, des morceaux de murs tombent par terre et des mauvaises herbes commencent à pousser dans les fissures. Les entrées de la cathédrale sont noires et poussiéreuses. Sans parler des routes de la ville, trouées et qui peuvent être bondées de déchets.

«Dans mon quartier en périphérie, il y a une belle vue panoramique sur Fort-de-France, Le Lamentin et Les Trois-Ilets. Pendant la période du Tour des yoles [une course maritime, ndlr], on peut voir les bateaux depuis là-haut. On voit même les feux d’artifice dans la mer mais c’est super délabré. Sur le côté de la route, il y a marqué à la bombe sur beaucoup de carrosseries VHU (véhicule hors d’usage). Certains restent plusieurs années sans bouger.»

«J’ai toujours entendu parler des problèmes de transports en Martinique. Mais c’est vraiment au collège que j’en ai fait l’expérience. Mes parents ont construit leur maison dans le quartier de Roches Carrées, en pleine campagne, et l’école était trop loin. Avant, on habitait tout près de mon établissement à Long Pré. Le bus scolaire, je ne connaissais pas. Arrivé au collège, il a bien fallu que je m’y confronte.

«A la base, il doit y en avoir un qui passe toutes les heures. Mais ça, c’est sur le papier. Dans les faits, il n’est jamais à l’heure. La conséquence, c’est qu’on ne peut rien prévoir. Je suis déjà parti avec une heure d’avance pour un rendez-vous médical. Arrivé à l’abribus, j’ai attendu. J’ai vu les minutes passer, puis mon heure d’avance disparaître. J’ai espéré qu’il passe ! Mais rien. J’ai dû annuler mon rendez-vous et appeler ma mère. Elle est sortie du travail pour venir me chercher.

«Marcher en Martinique n’est pas une option. Avec les températures et les communes éloignées les unes des autres, ce n’est pas possible. Je pensais que ce serait plus facile de me déplacer une fois le permis en poche. Mais avec les problèmes de transport, tout le monde achète des voitures. On finit tous dans des embouteillages qui font la longueur de l’île et là encore… j’attends.

«C’est presque une autre dimension. Tu es dans la file à attendre, et d’un seul coup, tu te rends compte que ça fait une heure et que tu as à peine bougé. Alors, pour éviter les bouchons je tente les chimins chiens, des routes sinueuses qui évitent les axes principaux. Le problème c’est que tout le monde les connaît et ces endroits sont eux aussi embouteillés. Heureusement, dans mon lycée qui n’est pas simple d’accès, ils sont compréhensifs. Sinon, plus personne ne pourrait y aller.»

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