Alors que le conflit dans l’est de la République démocratique du Congo s’enlise dans un jeu complexe d’alliances régionales et d’intérêts divergents, la médiation internationale peine à trouver une issue viable. Entre méfiances mutuelles, stratégies d’influence et repositionnements diplomatiques, un acteur inattendu s’invite dans l’équation : le Qatar. Pourquoi Doha s’investit-il dans ce dossier ? Quels sont ses véritables enjeux et leviers d’influence ? Hervé Mahicka, expert en géopolitique et gouvernance, nous éclaire sur les dynamiques en cours et les perspectives d’une paix encore incertaine.
Le Point Afrique : Quel est l’enjeu de l’implication du Qatar dans la crise entre la RDC et le Rwanda, et quel rôle y joue-t-il ?
Hervé Mahicka :La résolution de ce conflit est marquée par une profonde méfiance entre les parties prenantes. La République démocratique du Congo est perçue comme bénéficiant du soutien de la SADC, tandis que le Rwanda est davantage appuyé par l’EAC et d’autres organisations sous-régionales. Cette division a engendré un climat de défiance mutuelle, rendant difficile toute médiation efficace.
C’est dans ce vide diplomatique que le Qatar a émergé comme une alternative.
Le président angolais, qui jouait un rôle central dans les négociations en tant que représentant de la SADC, a suscité des réserves du côté rwandais. De leur côté, les Occidentaux, notamment l’Union européenne, qui auraient pu intervenir en tant que médiateurs, se sont rapidement retrouvés dans une position délicate en raison des sanctions et accusations répétées contre Paul Kagame. Dans ce contexte, leur rôle a été perçu comme biaisé, rendant toute confiance impossible pour le Rwanda.
C’est dans ce vide diplomatique que le Qatar a émergé comme une alternative. Étant issu d’une région géopolitique distincte et n’ayant pas d’exigences démocratiques particulières à imposer aux parties en conflit, il est apparu comme un acteur neutre. Son implication, bien que surprenante au premier abord, s’inscrit dans une logique d’externalisation du processus de médiation, ce qui a eu un intérêt stratégique dans la gestion de ce différend.
Concernant la rencontre de Doha entre Kagame et Tshisekedi, il est encore trop tôt pour en mesurer l’impact. Les déclarations restent prudentes, et l’appel au cessez-le-feu semble encore fragile. À LIRE AUSSI Bestine Kazadi : « En RDC, nous faisons face à une situation comparable à la guerre en Ukraine »
Quels avantages le Qatar tire-t-il de son implication dans cette crise ? S’agit-il principalement d’une stratégie diplomatique, économique, ou d’une combinaison des deux ?
Le Qatar cherche à renforcer son influence à travers le soft power, notamment dans une région du Golfe, où la concurrence est de plus en plus marquée entre les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et lui-même. Cette rivalité est particulièrement visible sur le plan diplomatique, comme l’a récemment illustré l’Arabie saoudite en accueillant des pourparlers sur la paix en Ukraine.
En tant qu’investisseur, le Qatar a des intérêts considérables dans la région des Grands Lacs.
Dans ce contexte, le Qatar ne souhaite pas rester en retrait et voit dans son implication une opportunité stratégique pour affirmer son rôle sur la scène internationale. En se positionnant comme un médiateur clé dans la résolution de conflits, il renforce son image de puissance diplomatique incontournable. C’est donc un engagement qui sert pleinement ses intérêts en matière d’influence et de rayonnement international.
Dans la région, le Qatar a-t-il des intérêts économiques susceptibles d’influencer son rôle dans le processus de paix ?
En tant qu’investisseur, le Qatar a des intérêts considérables dans la région des Grands Lacs, particulièrement au Rwanda, où il a une influence notable. Le Qatar détient 60 % du nouveau terminal de l’aéroport de Kigali en construction, dont il assurera également la gestion. Il possède également 49 % de la compagnie aérienne rwandaise RwandAir et contrôle une grande partie de l’hôtellerie de luxe du pays, qui s’est récemment ouvert au tourisme. Cette forte présence économique lui permet de jouer un rôle important au Rwanda, et c’est en grande partie grâce à cela qu’il a facilité la rencontre entre le président rwandais et Félix Tshisekedi, malgré l’opposition initiale du Rwanda à des pourparlers tant que Tshisekedi n’avait pas rencontré le M23.
Cependant, l’influence du Qatar est bien plus limitée en République démocratique du Congo, où ses investissements sont moins significatifs. Néanmoins, cette position d’investisseur stratégique pourrait lui permettre d’avoir un poids dans le processus de paix, notamment si la partie congolaise apprécie sa médiation. Le Qatar conserve ainsi plusieurs leviers économiques pour peser sur le processus de négociation.
Si Kigali venait à être soumis à une pression internationale accrue, notamment par le biais de sanctions, cela pourrait le contraindre à revoir sa stratégie et à s’engager dans des négociations.
Peut-on envisager une intégration du M23 dans un processus de paix durable ? Quelles seraient les conditions indispensables pour y parvenir ?
Il est, bien sûr, envisageable d’intégrer le M23 dans un processus de paix, mais cela dépendra de plusieurs facteurs.
Tout d’abord, la position du Rwanda. Si Kigali venait à être soumis à une pression internationale accrue, notamment par le biais de sanctions, cela pourrait le contraindre à revoir sa stratégie et à s’engager dans des négociations. En effet, les négociations se déclenchent généralement lorsqu’une des parties se retrouve en position de faiblesse, en situation d’impasse, ou lorsqu’elle subit des pertes trop importantes. Tant qu’un acteur parvient à avancer sans contrainte majeure, il est difficile de lui imposer un arrêt des hostilités.
Ensuite, il faut se demander si le M23 dépend encore réellement du soutien rwandais. Si le groupe armé continue à progresser sans grande résistance, en s’appuyant sur les ressources dont il dispose déjà – qu’il s’agisse du matériel militaire accumulé, des fonds générés par l’exploitation minière sous son contrôle ou des taxes prélevées aux frontières et sur la circulation des biens –, il pourra atteindre un certain degré d’autonomie. Dans ce cas, même en l’absence d’un appui direct du Rwanda, le M23 pourra poursuivre son avancée jusqu’à rencontrer un obstacle majeur.
C’est seulement dans deux scénarios précis que le M23 pourrait être contraint de revenir à la table des négociations : soit en raison d’un retrait effectif du soutien rwandais et d’une incapacité à poursuivre son offensive, soit face à une opposition militaire suffisamment forte pour le bloquer durablement.
Mais, tant que le M23 continue d’avancer, que les villes tombent sous son contrôle et qu’aucune force n’est en mesure de l’arrêter, il restera extrêmement difficile de l’amener à négocier.
Quelles sont les raisons des critiques ou des désaccords concernant la position du président angolais dans ce conflit ?
Il n’existe pas de désaccord fondamental sur la position du président angolais, si ce n’est la perception du Rwanda selon laquelle l’Angola pencherait en faveur de la République démocratique du Congo. C’est cette impression qui a suscité les réticences de Paul Kagame à l’égard du processus mené par l’Angola.
Concernant le M23, il est souvent décrit comme un prolongement des intérêts rwandais, bien que cette relation puisse être nuancée. De la même manière que certains groupes armés sont soutenus par des États sans que cela empêche un dialogue direct, le M23 conserve ses propres objectifs et stratégies. Son revirement lors des négociations s’inscrit dans une logique tactique : tant qu’il progresse militairement et étend son contrôle territorial, il se retrouve en position de force et peut négocier avec davantage d’atouts.
On pouvait s’attendre à ce qu’il participe aux discussions, mais, une fois engagé dans le processus, il aurait vraisemblablement cherché à prolonger les négociations afin de gagner du temps et de consolider ses gains territoriaux, renforçant ainsi sa capacité de revendication.
Quant à l’Angola, en dehors de la perception rwandaise d’un éventuel parti pris en raison de son appartenance à la SADC, il n’a pas commis d’erreur manifeste dans la gestion de ce dossier.
Ces revirements ont fragilisé la médiation angolaise et pourraient conduire Luanda à se désengager progressivement du dossier.
Le rôle de l’Angola dans ce processus de négociation pourrait-il être réévalué à l’avenir ou est-ce qu’un autre acteur devrait prendre le relais ?
Il est difficile d’envisager la poursuite du processus de Luanda tel qu’il était conçu, entre Kagame et Tshisekedi. Le président angolais, désormais à la tête de l’Union africaine, souhaitait élargir ou déléguer la médiation. Les volte-face de Kagame et du M23 ont fragilisé ce processus, poussant Luanda à se désengager. Cependant, il reste pertinent pour faciliter le dialogue interne en RDC entre le pouvoir, l’opposition et les groupes armés. Parce que la classe politique congolaise entretient de bonnes relations avec les autorités angolaises, alors même qu’elle peine à dialoguer en interne. L’échec du projet de « gouvernement d’union nationale » en est une illustration : il témoigne des profondes divisions qui entravent toute tentative de consensus au sein de la scène politique congolaise.
Une médiation conjointe de la SADC et de l’EAC pourrait se mettre en place, avec un rôle plus indirect pour Luanda.À LIRE AUSSI En RD Congo, avec le M23, les nouveaux maîtres de Goma
Existe-t-il un véritable consensus international sur la façon de résoudre ce conflit ou des divergences importantes demeurent-elles parmi les puissances mondiales ?
À ce jour, aucun véritable plan de paix ou de sortie de crise n’a été défini. Les discussions restent à un stade préliminaire, et même les parties congolaise et rwandaise ne semblent pas avoir une vision claire de l’issue du conflit. Les déclarations de part et d’autre sont souvent contradictoires.
Du côté rwandais, les justifications avancées – la présence des FDLR en RDC et la marginalisation des Tutsis congolais – sont rejetées par Kinshasa. Félix Tshisekedi a d’ailleurs été le premier président à reconnaître officiellement les Tutsis congolais comme des citoyens à part entière, devant être protégés au même titre que les autres. Quant aux FDLR, leur effectif, estimé à environ 600 combattants dispersés sur un territoire dix fois plus vaste que le Rwanda, ne saurait légitimer une invasion à grande échelle.
Même au sein des groupes armés, il n’existe pas de ligne commune.
Ce sentiment de trahison est d’autant plus vif que Tshisekedi, contre l’opinion d’une partie de sa population, avait tendu la main à Paul Kagame. Il avait engagé un rapprochement avec Kigali, signé des accords économiques et privilégié le dialogue à la confrontation. Pourtant, malgré ces gestes, il estime aujourd’hui avoir été poignardé dans le dos.
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L’absence d’un consensus s’explique aussi par la diversité des acteurs en présence et de leurs ambitions. Le M23 poursuit des objectifs régionaux, tandis que l’AFC affiche des ambitions nationales. Même au sein des groupes armés, il n’existe pas de ligne commune.
Tant qu’aucune liste claire de revendications n’est établie et que les points de négociation ne sont pas précisés, il sera difficile d’arriver à une solution concertée. Bien sûr, personne ne souhaite un règlement par la force. Mais, en l’absence d’un rapport de force équilibré, il reste compliqué d’amener toutes les parties à la table des négociations.
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