Le Tchad, acteur et victime de la guerre au Soudan

Leurs larges carlingues blanches se détachent nettement sur les images satellites de l’aéroport de N’Djamena consultées par Le Monde. Sept Iliouchine Il-76 y sont stationnés le 7 février, puis cinq le 11 février et trois le 12. Un « ballet nocturne incessant », confiait alors une source diplomatique sur place, qui évoque d’autres rotations durant le mois de février.

Selon des sources sécuritaires occidentales, ces avions-cargos transporteraient du matériel militaire et des munitions fournis par les Emirats arabes unis aux paramilitaires soudanais des Forces de soutien rapides (FSR) du général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », engagés dans une guerre pour le pouvoir au Soudan contre l’armée dirigée par le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane.

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Ces derniers mois, les Emiratis ont intensifié leurs efforts pour soutenir leurs protégés soudanais, en difficulté dans les environs de Khartoum. « Ils se montrent très pressants, notamment auprès des Tchadiens, car ils veulent que les FSR obtiennent des gains territoriaux, en particulier à El-Fasher », explique Charles Bouëssel, analyste Afrique centrale à International Crisis Group (ICG). Cette ville, la dernière importante du Darfour à leur échapper, subit leur siège, particulièrement meurtrier, depuis près d’un an.

Malgré leurs démentis et leur posture officielle de neutralité dans la guerre soudanaise, les autorités tchadiennes sont régulièrement accusées de fournir une aide militaire aux FSR du général « Hemetti ». Un parti pris risqué qui serait, pour nombre d’observateurs, dicté par les Emirats arabes unis, premier bailleur du pouvoir du président Mahamat Idriss Déby.

Les cadres locaux zaghawa irrités

Depuis juin 2023, ils ont fourni au Tchad deux prêts à taux préférentiel pour une valeur totale de 2 milliards de dollars. Ils sont aussi devenus, la même année, le premier destinataire des exportations tchadiennes, essentiellement aurifères.

En 2024, les avions-cargos convoyant des armes et munitions émiraties aux FSR se posaient plutôt à l’aéroport d’Amdjarass, petite ville du nord-est du Tchad située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière avec le Soudan. Pourquoi désormais privilégier N’Djamena, d’où il faut rouler durant près de 1 000 kilomètres sur des routes parfois cahoteuses pour gagner le territoire soudanais ?

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L’explication serait moins à trouver dans le départ des militaires français, qui étaient des témoins potentiellement gênants, de leur base permanente jouxtant l’aéroport de la capitale, le 31 janvier, que dans l’obstruction progressive de la route passant par Amdjarass. Les atterrissages d’Iliouchine ne passaient en effet plus inaperçus dans cette cité isolée de quelques milliers d’habitants – et ont déjà été épinglés dans des enquêtes de différents médias.

Mais, surtout, ils irritent de plus en plus les cadres de la communauté locale zaghawa, dont est issu l’ancien chef de l’Etat, Idriss Déby Itno, père de l’actuel président, qui lui a succédé à sa mort en avril 2021. Etablis au Tchad comme au Soudan, ses membres sont en grande majorité opposés aux FSR (à dominante arabe) et soutiennent plutôt le camp Al-Bourhane contre celui de « Hemetti », ancien chef janjawid accusé d’avoir massacré les leurs durant la guerre du Darfour.

Soutien implicite des FSR au Darfour

Depuis que le clan Déby a pris le pouvoir en 1990, les Zaghawa occupent l’essentiel des postes stratégiques dans l’appareil militaire et sécuritaire tchadien. Parmi ces hauts gradés, nombreux sont ceux qui ne supportent pas le choix du président de soutenir leurs ennemis soudanais au nom de l’alliance, si rentable soit-elle, avec Abou Dhabi.

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Un péché originel auquel s’ajoutent, à leurs yeux, d’autres griefs : la réduction de leur influence, au profit supposé des Goranes, la communauté de la mère du président Déby ; l’assassinat de l’opposant Yaya Dillo, figure zaghawa et cousin du chef de l’Etat, par l’armée en avril 2024 ; ou encore, plus récemment, la rupture de l’alliance militaire avec la France, que plusieurs d’entre eux ont jugé inopportune.

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La plupart de ces officiers tchadiens ont des liens étroits, parfois familiaux, avec les Zaghawa soudanais et soutiennent implicitement leur combat contre les FSR au Darfour. « Quelques centaines de leurs soldats, également membres de la communauté zaghawa, auraient par ailleurs fait défection pour aller se battre au Soudan », ajoute Charles Bouëssel.

Dans les rangs de l’armée soudanaise, certains ne cachent pas leur rancœur contre les autorités tchadiennes. Sur TikTok circulent des vidéos de militaires menaçant ouvertement le pouvoir de Mahamat Idriss Déby. De quoi susciter des questions à N’Djamena, où certains s’inquiètent des conséquences d’un basculement du rapport de force soudanais en faveur du général Al-Bourhane. « Il est très mécontent du soutien du président Déby à ses ennemis. Il considère notre pays comme une base arrière des FSR. On risque de le payer cher », s’inquiète un officier tchadien.

Un « réel danger » en gestation

Depuis l’indépendance du Tchad, en 1960, plusieurs rébellions – parfois victorieuses, comme celle du président Idriss Déby, en 1990 – se sont constituées au Soudan et en Libye. Au Darfour, différents groupes armés dirigés par des Zaghawa se battent contre les paramilitaires du général « Hemetti » et pourraient constituer, à terme, des viviers de rebelles partant à l’assaut du territoire tchadien.

Les principaux sont ceux des Soudanais Jibril Ibrahim et Minni Minnawi, respectivement ministre des finances et gouverneur du Darfour, qui, après avoir observé une certaine neutralité dans le conflit, ont basculé dans le camp du général Al-Bourhane avec le sentiment d’avoir été abandonnés par N’Djamena. Ou encore celui du Tchadien Ousmane Dillo, frère de Yaya, bien implanté à El-Fasher, qui dispose de plusieurs centaines de combattants et qui menace ouvertement le pouvoir de Mahamat Idriss Déby.

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Face à ce qu’un ancien premier ministre considère comme un « réel danger » en gestation au Darfour, les autorités militaires et politiques affichent une certaine sérénité. « Pour l’instant, il n’y a pas de rébellion structurée, avec des moyens assez conséquents, capable de menacer le Tchad », assure Gassim Cherif, ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, lui-même ancien rebelle au sein du Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR), établi en 2016 dans le sud de la Libye.

Pour le gouvernement tchadien, le principal défi à court terme est plutôt l’accueil de plus de 700 000 Soudanais qui ont fui les combats pour trouver refuge dans des camps dans l’est du pays. Une crise humanitaire de premier plan, qui pèse sur l’Etat tchadien, et pour laquelle le président Mahamat Idriss Déby déplore souvent l’absence de soutien de la part de ses partenaires internationaux.

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