Depuis plusieurs années, les villes moyennes bénéficient d’un regain d’attention médiatique et politique, notamment sous l’angle de leurs spécificités sur le plan électoral, nonobstant la grande hétérogénéité de leurs trajectoires économiques ou démographiques. Achille Warnant, co-directeur de l’Observatoire de l’expérimentation et de l’innovation locales de la Fondation, analyse les résultats du premier tour des dernières élections législatives de juin 2024 dans 139 villes moyennes pour comprendre l’évolution du rapport de force entre les quatre principaux blocs en présence.
Jamais, depuis les années 1970, où les villes moyennes furent brièvement placées au centre des politiques d’aménagement du territoire, elles n’auront bénéficié d’une telle attention. Entre la montée du Rassemblement national (RN) depuis les élections municipales de 2014, l’envolée de la vacance commerciale, révélée au grand public par le journaliste Olivier Razemon, le lancement du plan Action Cœur de ville destiné à les redynamiser, ou la sortie de la crise sanitaire considérée un peu hâtivement comme une opportunité pour elles à saisir, les villes moyennes ont profité, ces dernières années, d’un contexte plus que favorable à leur remise à l’agenda médiatique et politique.
Ce vif intérêt masque certes la grande hétérogénéité de la catégorie. Redisons-le, la réalité des villes moyennes est plus complexe qu’il n’y paraît. Certaines de ces villes présentent ainsi, le long des espaces frontaliers, des littoraux ou à proximité des métropoles, des trajectoires économiques et démographiques favorables quand, à l’inverse, celles du centre, du nord ou de l’est de la France semblent plus vulnérables.
Considérées dans leur ensemble, ces villes ont cependant, sur le plan électoral, des spécificités. Si elles résultent très certainement d’effets de composition sociale, les résultats des élections municipales de 2020 ont par exemple montré que les villes moyennes n’étaient concernées qu’à la marge par la vague rose et verte qui déferlait au même moment dans les métropoles. Au-delà, on observe aussi des divergences, parfois significatives, entre le vote de ces villes et celui des circonscriptions dans lesquelles elles sont localisées, qui méritent d’être documentées.
Pour éclairer ces dynamiques, cette note propose de revenir sur les résultats du premier tour des dernières élections législatives dans 139 villes moyennes, bien souvent préfectures ou sous-préfectures de leurs départements respectifs. Ce choix de centrer l’analyse sur le premier tour du scrutin comporte bien sûr des limites. Il permet néanmoins d’observer finement, dans chacune de ces villes, le rapport de force entre les quatre principaux blocs en présence (gauche, centre, droite, extrême droite) et son évolution récente.
Au premier tour, des villes moyennes… dans la moyenne ?
Vu de loin, le vote des villes moyennes, au premier tour du scrutin, n’a pas été très différent de celui observé à l’échelle nationale. Si la participation a été légèrement inférieure à la moyenne, avec 63% de votants contre 66,7% en France (-3,7 points), le rapport de force entre les différents blocs est assez proche de ce que l’on peut observer ailleurs. Le bloc de gauche a ainsi rassemblé 32% des suffrages exprimés (+0,5 point par rapport à la moyenne nationale), celui du centre 22% (=), le bloc de droite 11% (+0,5 point), celui d’extrême droite 34% (-0,5 point). Contrairement aux grandes agglomérations urbaines, où le Nouveau Front populaire (NFP) et l’ex-majorité présidentielle ont surperformés, et aux territoires ruraux, dans lesquels le RN a enregistré ses meilleurs résultats, les villes moyennes semblent à première vue se situer… dans la moyenne nationale.
Ce ne fut pourtant pas toujours le cas. En 2012, par exemple, lors des élections législatives, ces villes penchaient davantage à gauche que la moyenne française (50,5% contre 47%, soit un différentiel de 3,5 points). Depuis 2017, cependant, et l’effondrement du Parti socialiste (PS), l’écart entre elles et le reste du pays n’apparaît plus significatif. Les défaites enregistrées par la gauche – PS et Parti communiste (PCF) – dans de nombreuses villes moyennes aux élections municipales de 2014 ont certainement contribué, en fragilisant l’ancrage de ces formations, à opérer ce réalignement.
Entre 2012 et 2024, on observe ainsi, au premier tour des élections législatives, un effondrement du bloc de gauche, passé de 50,5% à 31,9% des suffrages exprimés. Comme on le voit, ce bloc ne s’est jamais remis de la fin du quinquennat 2012-2017. Autre fait marquant : si le bloc de gauche a légèrement relevé la tête entre 2017 et 2022, passant de 28,3% à 33,2% des suffrages exprimés (+4,9 points), celui-ci marque étonnement le pas entre 2022 et 2024 (-1,3 point au total). Dans le même temps, le bloc centriste connaît lui aussi des difficultés. Après être passé de 4,8% des suffrages exprimés à 34,1% entre 2012 et 2017, avec l’arrivée d’Emmanuel Macron sur la scène politique, celui-ci est depuis en repli constant, passant de 28% à 22,3% des suffrages exprimés entre 2022 et 2024, après une baisse de 6,1 points entre 2017 et 2022. S’il est parvenu à conserver une très nette majorité aux élections municipales de 2020 dans les villes moyennes, le bloc de droite continue de perdre du terrain au premier tour, parvenant de justesse à conserver un score à deux chiffres. Le bloc d’extrême droite est donc le seul à progresser sensiblement sur la période considérée, passant, entre 2012 et 2024, de 8,6% à 33,9% des suffrages exprimés.
Ces résultats globaux dissimulent toutefois des trajectoires très différentes d’une ville moyenne à l’autre, correspondant le plus souvent à des dynamiques régionales singulières, qu’il convient à présent de regarder de plus près en analysant la situation de chacun des blocs.
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Une gauche en léger retrait, malgré une dynamique nationale
Malgré la dynamique suscitée par la création du Nouveau Front populaire, au lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, la gauche enregistre donc un léger reflux dans les villes moyennes. Celle-ci arrive en tête dans 50 municipalités sur 139, contre 56 deux ans plus tôt (et… 85 en 2012 !). Si elle devance toujours, au premier tour, le bloc centriste, avec 31,9% des suffrages exprimés, elle est désormais reléguée derrière le bloc d’extrême droite, qui en totalise 33,9%.
D’une ville moyenne à l’autre, les résultats du bloc de gauche varient cependant très largement. Dans 21 municipalités sur 139, celui-ci enregistre des scores supérieurs à 40% et, dans 5 d’entre elles, ils dépassent même les 50%. C’est le cas dans des villes moyennes marquées à gauche comme Tulle (Corrèze) (51%), fief de François Hollande, où il était à nouveau candidat, de Dieppe (Seine-Maritime) (51%) ou de Toul (Meurthe-et-Moselle) (51%), où l’on peut y déceler un effet de l’ancrage militant du PS et du PCF, mais aussi dans des villes traditionnellement ancrées à droite ou au centre droit, à l’image de Montereau-Fault-Yonne (Seine-et-Marne) (53%) ou de Pamiers (Ariège) (53%). Si les dynamiques locales peuvent en partie expliquer ces résultats, le succès de la gauche dans ces municipalités doit toutefois être nuancé par l’absence, dans tous ces territoires, de la majorité sortante.
Dans le même temps, le bloc de gauche semble davantage en difficulté en Corse, où il doit composer avec la présence de candidats régionalistes (Bastia, Ajaccio), dans le sud et l’est de la France, où il fait face à la concurrence du RN (Brignoles (Var), Draguignan (Var), Hazebrouck (Nord)) et des Républicains (LR) (Cambrai (Nord), Saint-Quentin (Aisne), Verdun (Meuse)), ainsi que le long d’une partie du littoral Atlantique (La Teste-de-Buch (Gironde), Royan (Charente-Maritime), Les Sables-d’Olonne (Vendée)), toujours dominée par la majorité sortante.
Au centre, la nette décrue entamée en 2022 se confirme
Au centre, la décrue entamée en 2022 se poursuit inlassablement, y compris donc dans les villes moyennes. Alors que le bloc centriste était parvenu, après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, à rassembler 34% des suffrages exprimés dans ces territoires et à l’emporter dans 107 des 139 municipalités de l’échantillon (77%), il est désormais devant dans seulement 18 d’entre elles (13%). Contrairement au bloc de gauche et au bloc d’extrême droite, il ne parvient jamais à dépasser les 50% des suffrages exprimés et ne dépasse les 40% que dans une poignée de communes : Fontainebleau (Seine-et-Marne) (48%), Fougères (Ille-et-Vilaine) (44%), Vannes (Morbihan) (44%), Challans (Vendée) (43%), Vendôme (Loir-et-Cher) (42%) et Blois (Loir-et-Cher) (40%).
À l’exception de cette dernière, où le candidat La France insoumise (LFI) Reda Belkadi s’est vu retiré son investiture à quelques jours du scrutin en raison de la découverte de tweets à caractère antisémite publiés en 2018, et où la gauche s’est en partie reportée sur le ministre de l’Agriculture sortant, le MoDem Marc Fesneau, ces communes présentent plusieurs points communs. Elles sont situées en Île-de-France ou dans l’ouest du pays, votent traditionnellement à droite ou au centre et connaissent, dans l’ensemble, des trajectoires économiques et démographiques favorables. Il est à noter aussi que l’absence de candidats LR, au moment du scrutin, contribue certainement à gonfler artificiellement le bloc centriste dans ces différentes municipalités.
Si la majorité sortante conserve donc quelques zones qui lui restent favorables, dans « la France qui va bien », elle disparaît, dans le même temps, de nombreuses villes moyennes, aux profils souvent plus populaires. C’est le cas en particulier dans l’est de la France, à Épinal (Vosges), Sedan (Ardennes), Verdun (Meuse) ou Forbach (Moselle), où, comme dans 19 autres municipalités de l’échantillon, aucun candidat centriste n’était en liste pour l’élection.
Une droite en grande difficulté qui garde la tête hors de l’eau grâce à ses derniers bastions
La droite, passée de 34,6% des suffrages exprimés en 2012 à 14,3% dix ans plus tard, continue inlassablement de reculer, probablement fragilisée par le départ de son président Éric Ciotti et des divisions que celui-ci a engendrées, tombant à 10,9% en 2024. Alors que Les Républicains et leurs alliés dirigent 77 des 139 municipalités de l’échantillon (55,5%), elle n’arrive en tête que dans 12 d’entre elles (8,5%), contre 16 en 2022, témoignant de la dissociation grandissante entre les scrutins locaux et nationaux. La droite voit par ailleurs son implantation territoriale fragilisée. En 2024, elle n’est présente que dans 104 des 139 villes moyennes répertoriées.
La droite disparaît ainsi de régions entières. C’est le cas, en particulier, dans le sud de la France. Elle était ainsi absente à Montauban (Tarn-et-Garonne), Agde (Hérault), Sète (Hérault), Marmande (Lot-et-Garonne), Castres (Tarn) ou Auch (Gers), pour ne citer que quelques exemples. Elle parvient malgré tout à garder la tête de l’eau grâce à ses derniers bastions à l’image de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) (46%), Vichy (Allier) (45%) ou Épinal (Vosges) (45%), municipalités marquées à droite, mais aussi, plus rarement, en réalisant des scores importants dans des villes moyennes ancrées à gauche, à l’image de Sedan (Ardennes) (41%), où la majorité sortante n’a pas investi de candidats, ou Cahors (Lot) (37%), dans la circonscription du médiatique Aurélien Pradié.
Des villes moyennes rattrapées par la vague RN ?
En 2012, l’extrême droite n’arrivait en tête que dans une seule municipalité de l’échantillon : Beaucaire dans le Gard, qui fut conquise, deux ans plus tard, par le Front national à l’occasion des élections municipales. Elle l’emporte désormais, au premier tour, dans 58 des 139 villes moyennes répertoriées. Parmi elles, 32 plaçaient la gauche en tête douze ans plus tôt, 23 la droite, 2 le centre. Avec 33,9% des suffrages exprimés, l’extrême droite est désormais le premier bloc, devant la gauche (31,9%) et le centre (22,3%), alors qu’il n’était, comme au niveau national, qu’en troisième position en 2022.
L’extrême droite, tirée principalement par le RN, obtient plus de 40% dans 35 municipalités de l’échantillon et 50% dans 7 d’entre elles. Elle réalise ses meilleurs résultats dans les régions de l’est et du sud. On retrouve logiquement plusieurs municipalités dirigées, depuis 2014, par des maires issus de ce bloc. C’est le cas de Béziers (Hérault) (64%), fief de Robert Ménard, où son épouse, la députée sortante Emmanuelle Ménard (divers EXD), faisait face à un candidat RN, de Beaucaire (Gard) (57%) ou de Fréjus (Var) (55%). Ce bloc obtient également des résultats très élevés dans certaines municipalités LR à l’image d’Agde (Hérault) (59%), Brignoles (Var) (55%) ou Saint-Dizier (Haute-Marne), voire a priori plutôt marquées au centre, comme Draguignan (Var) (53%) ou Bagnols-sur-Cèze (Gard).
Même là où l’extrême droite « sous-performe » (relativement à sa moyenne nationale), comme à Niort (Deux-Sèvres) (20%), Cahors (Lot) (21%), Laval (Mayenne) (21%) ou Quimper (Finistère) (21%) – pour l’essentiel en Bretagne, en Pays-de-la-Loire ou dans des fiefs LR –, elle dépasse désormais les 20% et apparaît en très nette dynamique, faisant plus que doubler son score de 2022 dans la quasi-totalité de ces villes.
Des villes moyennes pas toujours alignées sur leurs circonscriptions
Si, considérée dans son ensemble, la France des villes moyennes ressemble au reste du pays, il n’en va pas de même des circonscriptions dans lesquelles elles sont situées. Autrement dit, le vote des villes moyennes n’est pas toujours aligné sur celui de leurs périphéries périurbaines et rurales qui, dans l’ensemble, penchent nettement plus à droite et à l’extrême droite, comme en témoignent les résultats du second tour. Ainsi, par exemple, alors que la gauche arrive en tête, au deuxième tour, à Oyonnax (Ain), Château-Thierry (Aisne), Vernon (Eure), Manosque (Alpes-de-Haute-Provence) ou Bergerac (Dordogne), c’est l’extrême droite qui l’emporte à l’échelle de leurs circonscriptions. Plus rarement, comme à Quimper (Finistère) ou Saint-Omer (Pas-de-Calais), c’est la majorité sortante qui s’impose.
C’est ainsi que sur les 159 circonscriptions de ces 139 villes moyennes, la gauche ne l’emporte que dans 20 d’entre elles (12,6%), contre 47 pour le centre (29,5%), 24 pour la droite (15%) et 66 pour l’extrême droite (41%). En France comme à l’échelle des seules villes moyennes, le rapport de force est pourtant radicalement différent. Dans le premier cas, la gauche totalise 193 sièges (33,3%), le centre 163 (28,2%), la droite 66 (11,4%), l’extrême droite 142 (24,8 %). Dans le second, la gauche arrive en tête dans 49 villes moyennes (30,8%), le centre dans 61 (38,4%), la droite dans 25 (15,7%), l’extrême droite dans… seulement 23 (!) (14,5%).
Les villes moyennes – qui recouvrent une grande partie de la France des préfectures et des sous-préfectures – ne sont donc pas encore acquises au Rassemblement national, loin de là, contrairement à ce que certains commentateurs ont pu laisser entendre ces derniers jours. Il existe en réalité une grande diversité de situations liée aux caractéristiques économique, sociale et démographique de ces villes ainsi qu’à leurs histoires politiques. Les clivages ne sont pas seulement catégoriels (entre grandes et petites villes), ils obéissent aussi à des logiques régionales. Ainsi, les villes moyennes de l’ouest sont moins enclines à voter RN que celles du sud ou du nord-est de la France. Il n’en demeure pas moins qu’aucune d’entre elles ne semble aujourd’hui épargnée par la montée de l’extrême droite, désormais généralisée à l’ensemble du territoire.
Dans ce contexte, si les derniers scrutins marquent une tendance à la dissociation croissante entre les résultats relevés aux élections locales et nationales, la dynamique que l’on observe à présent pourrait, à terme, changer la donne. L’élection de nombreux députés RN dans des circonscriptions comprenant des villes moyennes, à deux ans des élections municipales de 2026, comporte en effet un risque : en profitant de ces victoires pour se normaliser et se professionnaliser, l’extrême droite pourrait être en mesure de l’emporter dans de nombreuses villes de cette strate, y compris dans certaines qui lui résistent encore actuellement, un an avant l’élection présidentielle. Rappelons qu’en d’autres temps, la vague rose observée lors des élections municipales de 1977, qui concernait principalement des villes moyennes, a très largement contribué à la victoire de la gauche en 1981…
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