C’est ici, dans cette capitale aux grandes avenues bourgeoises, que des territoires du bout du monde ont vu leur destin basculer, devenant des colonies peuplées d’esclaves sur la décision de puissants français. Aujourd’hui, c’est aussi ici que des artistes et des curateurs se battent pour faire résonner cette mémoire, en explorer les ravages et la possible résilience. Invitée à concevoir une exposition d’art contemporain pour le Comité du tourisme des îles de Guadeloupe, Christelle Clairville a choisi de suivre les pas et la pensée de l’autrice Maryse Condé (1934–2024). En lui empruntant son titre, déjà (« Pays mêlé » est paru en 1985), et en tâchant, comme elle, de mettre en lumière les empreintes laissées par la colonisation sur ce territoire, mais aussi la résistance et la réinvention des Guadeloupéens, sources d’espoir et de beauté.
L’exposition qui en résulte est belle, poignante. Riche de soixante-dix œuvres, elle aborde les thèmes poétiques des « Racines emmêlées », des « Sinistres invisibles », des « Destins de femmes », de la « Nature résiliente » et enfin de la « Guérison et reconstruction ». Parmi les œuvres les plus fortes, les plus claires aussi, il y a l’installation de l’artiste Philippe Thomarel (né en 1964) Histoires parallèles, qui réunit au mur des dizaines de poupées dont les membres de plastique ont été mélangés, donnant à l’une une jambe noire et un corps blanc, à l’autre un visage blanc et un corps noir. Inspiré par la créolisation pensée par l’auteur martiniquais Édouard Glissant (1928–2011), l’artiste interroge le métissage, et la complexité que celui-ci engendre dans la construction des identités…
Mettre en lumière le vernaculaire
Autre artiste, autre univers, celui du jeune Elladj Lincy Deloumeaux (né en 1995), que nous avions déjà repéré il y a quelques mois lors de la foire Paris +. Il montre ici un paravent en cannage de Grand Bassam où se nichent des peintures en nuances de bleu – le visage d’un petit garçon, deux oiseaux sur une branche, un morceau de ciel –, ainsi qu’un portrait peint, recouvert d’un superbe voile brodé (Ode à la mémoire #1, 2023) ; des œuvres qui convoquent des techniques artisanales, mettant en lumière avec élégance les savoir-faire vernaculaires guadeloupéens.
Inondées de lumière mais cadrées sur des paysages dévastés, les photographies de Giorgiana Gace (née en 1993) s’intéressent à des espaces laissés à l’abandon, et interrogent métaphoriquement : que faire de cet héritage, de cette désolation ? Pock (né en 1990) utilise quant à lui l’intelligence artificielle pour créer des images de sculptures en porcelaine faisant le portrait de femmes noires aux traits délicats ; fantasmées, ces œuvres inventent une interférence entre une technique luxueuse, typiquement européenne, et des visages encore trop peu représentés dans les musées occidentaux.
Paysages et bouquets
Parmi les chocs visuels de l’exposition, citons les sœurs Pauline et Mathilde Bonnet (née en 1996 et 1993), dont les toiles-collages ouvrent une fenêtre rêveuse sur des paysages énigmatiques. Les deux artistes expliquent travailler leurs toiles pour les vieillir, avant d’y faire dialoguer des collages d’archives familiales découpées et des dessins de palmiers, de maisons, d’infrastructures électriques, qui racontent les paysages contrastés de leur Guadeloupe natale. Florence Gossec (née en 1968), aussi, investit à sa façon l’art du paysage et séduit avec ses bouquets de plantes en fil de laiton qui font dialoguer deux territoires, la Guadeloupe de ses origines et la campagne orléanaise où elle a passé une bonne partie de son enfance… Une très jolie idée, magnifiquement réalisée.
Le dernier chapitre, « Guérison et reconstruction », est celui qui matérialise l’espoir, en se focalisant sur le design. Avec les objets édités par la maison Damalia, par exemple, lesquels convoquent des matériaux guadeloupéens (mahogany, peau de cabri…) et des techniques traditionnelles (comme celle du bakoua – une vannerie –, tressage autrefois utilisés pour la confection de chapeaux) pour créer des objets aux formes épurées, contemporaines. Avec, aussi, les vases du designeur Steeven Macal (né en 1991), d’apparence plus brute, car ils sont faits de charbon et de mélasse. Une belle manière de célébrer la richesse des cultures créoles et de mettre en exergue la fragilité et les paradoxes de notre identité.
On s’attardera enfin sur le projet du duo dach&zéphir (nés en 1990 et 1992), des sculptures composées de différents matériaux (bois, pierre, cuir, graines…), tout en légèreté et équilibre. Ils expliquent construire « à partir de restes », et en faire « de véritables forces vectorielles, capables de construire et scénographier une identité propre et forte à l’île, dont chacun pourrait s’emparer ». Une démarche puissante, au superbe résultat.
Sur ce, le voyage se termine… Et l’on quitte l’exposition en songeant que l’avenir, pour ces artistes et designers dont la plupart sont extrêmement jeunes, apparaît passionnant et vaste, aussi politique que poétique. À suivre, donc, et l’on peut se réjouir que les artistes ultramarins soient (enfin !) mis en valeur en France hexagonale.
Pays mêlé. Empreintes et résilience
Du 1 juin 2024 au 14 septembre 2024
www.lesilesdeguadeloupe.com
Agence Europe du Comité du Tourisme des Îles de Guadeloupe
www.regionguadeloupe.fr
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