« Les indicateurs de réindustrialisation en France sont loin d’être convergents », Vincent Vicard (CEPII)

LA TRIBUNE- Quelle est la genèse de votre dernier ouvrage « Faut-il réindustrialiser la France ? » ?

VINCENT VICARD-  Les enjeux dans l’industrie sont complètement renouvelés dans le contexte international actuel. Le premier enjeu est lié à la montée des risques géopolitiques. L’autre enjeu est la décarbonation des économies. L’industrie joue un rôle très important sur ces deux questions.

Le sujet de la réindustrialisation n’est pas nouveau en France, et fait l’objet d’importantes politiques publiques dédiées depuis plus d’une décennie. Les questions posées s’en trouvent cependant renouvelées, ce qui permet aussi de dépasser les positions clivées entre tenants de l’industrie comme socle de notre prospérité et ceux qui mettent l’accent sur la spécialisation dans les services à forte valeur ajoutée des pays riches.

La réindustrialisation est revenue au centre des débats depuis la pandémie. Où en est vraiment la France ?

Les indicateurs de réindustrialisation sont loin d’être convergents. Il y a clairement un arrêt de la désindustrialisation en France depuis plusieurs années. En revanche, on ne peut pas dire que l’on assiste à un rebond de l’activité industrielle. C’est encore trop tôt pour le dire.

Sur le front de l’emploi, il y a eu entre 100.000 et 150.000 créations de postes dans l’industrie manufacturière depuis 2017. A l’opposé, la production industrielle est en recul  de 4% depuis 2017. Enfin, le déficit commercial de biens manufacturés ne s’améliore pas alors que c’est un des indicateurs de réindustrialisation. Il s’établit autour de 60 milliards d’euros actuellement.

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Comment expliquez vous la situation jugée « désastreuse » du déficit commercial tricolore ?

La France a connu une situation particulière en 2022 et 2023 avec la crise énergétique. La balance commerciale s’est fortement dégradée à cause de la facture énergétique. Sur le déficit des biens manufacturés hors énergie, il y a une stabilité.

Ce déficit des biens est partiellement compensé par un excédent sur les services. Les exportations de services sont plus importantes que les importations de services. Cela concerne le tourisme mais il y a aussi les transports, les activités de recherche et développement, les services aux entreprises de manière générale.

 Enfin, les profits à l’étranger des multinationales françaises viennent équilibrer le compte courant de la France. C’est ici une spécificité française : les multinationales françaises ont contribué à la dégradation du solde commercial des biens en délocalisant des pans entiers de leur production. Ce faisant, elles ont maintenu leurs activités de service en France et génèrent des revenus par leurs filiales étrangères. Le déficit commercial des biens est un sujet de désindustrialisation et de spécialisation de l’économie mais ce n’est pas un sujet sur les équilibres extérieurs de la France.

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Pourtant, le gouvernement a dépensé des milliards d’euros d’aides en faveur des entreprises et de soutiens à l’exportation. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Les politiques de soutien se sont concentrées sur les coûts avec des dépenses fiscales importantes. Depuis 2012, il y a eu le CICE, le Pacte de responsabilité, la baisse de l’impôt sur les sociétés, la baisse des impôts de production. Cela représente plusieurs dizaines de milliards d’euros de dépenses publiques par an avec des effets relativement limités sur l’activité industrielle aujourd’hui.

Il faut rappeler que ces politiques sont non ciblées avec un coût budgétaire important car elles ne visent pas un secteur en particulier. Depuis le Covid et le second quinquennat d’Emmanuel Macron, il y a des politiques publiques plus ciblées comme les PIEEC (projet important d’intérêt commun européen) sur les semi-conducteurs ou la loi industrie verte qui prévoit des crédits d’impôt spécifiques pour ces secteurs. On est plus proche d’une véritable politique industrielle qui vise à transformer l’économie en ciblant certains secteurs considérés comme stratégiques.

 Assiste-t-on vraiment à un retour de la politique industrielle en France et en Europe ?

 D’abord, on assiste à un retour de la politique industrielle à l’échelle mondiale. En Chine, il y a toujours eu un soutien marqué à l’industrie ces dernières décennies. Mais le virage important aux Etats-Unis avec notamment l’Inflation Reduction Act marque ce retour de la politique industrielle. Il y a une vraie volonté d’accorder des subventions à certains secteurs verts financés par une taxation des plus grandes entreprises. L’idée est d’engager l’économie américaine dans le chemin de la décarbonation.

En revanche, la politique industrielle n’était pas du tout dans l’ADN de l’Europe. L’Union européenne s’est d’abord construite sur le marché unique et l’encadrement des aides d’Etat. C’est quelque chose d’assez difficile à mettre en place. Aujourd’hui, il n’y a pas de politique industrielle coordonnée ambitieuse à l’échelle des 27. Les Etats engagent plutôt des moyens chacun de leur côté, ce qui peut donner lieu à une concurrence au sein de l’UE plutôt qu’avec les grands acteurs mondiaux. C’est un vrai enjeu. Il y a une nécessité de construire une politique commune permettant de positionner l’UE dans la concurrence mondiale et de répondre aux nouveaux enjeux géopolitiques et de décarbonation.

Quelles seraient selon vous les pistes à favoriser pour réellement relancer l’industrie en France ?

Fixer des objectifs quantitatifs réalistes est une première étape pour définir un horizon de moyen terme nécessaire à ce type de politique mais cela ne suffira pas. La plupart des experts sont dubitatifs sur l’objectif annoncé par Bruno Lemaire de faire monter l’industrie manufacturière à 15% du PIB à court ou moyen terme. Un objectif de 12 ou 13% d’ici 2035 serait déjà très ambitieux pour un pays comme la France.

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Il faut aussi avoir une approche qualitative, et  replacer la réindustrialisation dans les grands enjeux de décarbonation et de sécurisation. L’emploi ne suffit pas à faire une politique industrielle ambitieuse à long terme. Il s’agit de réfléchir sur les biens nécessaires à la transition écologique. Les liens commerciaux et les liens de dépendance peuvent par ailleurs être utilisés à des fins géopolitiques. Les secteurs à privilégier ne doivent cependant pas seulement dépendre de quelques-uns dans des administrations ou des cabinets ministériels. Il s’agit de créer du consensus, un diagnostic et des objectifs partagés.

 Une autre dimension à prendre en compte est le rôle des grandes entreprises françaises. Elles ont joué un rôle dans la désindustrialisation en délocalisant une partie de leurs activités. Il s’agit de les réancrer leur activité de production sur le territoire. Beaucoup d’efforts budgétaires ont été engagés. ll faut aussi engager les grandes entreprises dans la structuration de filières en France dans les territoires.

Des candidats aux Européennes comme Jordan Bardella (RN) proposent un détricotage du Pacte vert européen. D’autres, comme François-Xavier Bellamy (LR/PPE) réclament « une pause réglementaire ». Comment réindustrialiser la France sans compromettre les objectifs de l’accord de Paris et les ambitions du «Green deal » européen ?

Il y a un vrai enjeu qui se dessine autour des élections européennes. La Chine a cristallisé les tensions ces dernières semaines sur son rôle dans l’industrie automobile. On ne fera pas la transition écologique au détriment des emplois. Il y a une nécessité de mettre en place des outils non seulement de protection mais aussi d’accompagnement aux investissements nécessaires. La politique d’ajustement carbone aux frontières n’est pas parfaite mais elle permet de rétablir des conditions de concurrence plus équitables pour les secteurs les plus émetteurs.

Il y a une nécessité d’avoir une politique industrielle, qui peut passer par des subventions, pour inciter les entreprises à faire cette transition. Dans les véhicules par exemple, la production de moteur thermique a commencé à disparaître au bénéfice des voitures à moteur électrique. On sait que cela va être coûteux pour certains territoires. L’Etat doit inciter au  développement de ces nouvelles activités. La transition industrielle doit être accompagnée.

Propos recueillis par Grégoire Normand

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Faut-il réindustrialiser la France ?, Vincent Vicard,  2024 Presses universitaires de France (PUF), 161 pages