« Les pages blanches de la détresse » : Haïti amour, Haïti misère

L’écrivain Carl Vausier est hanté par le départ de sa femme et celui de sa fille, dont il n’a plus de nouvelles depuis des semaines. Sur son bureau, les pages restent désespérément blanches, alors que toute trace d’inspiration et de créativité semble avoir déserté le romancier, pourtant l’un des plus célèbres d’Haïti.

Alors qu’il n’est plus en mesure d’inventer des histoires, il reçoit la visite de Milcent, le borgne du quartier, qui fait irruption dans sa demeure de Port-au-Prince avec quelques hommes armés afin de lui réclamer son oeil, qu’il accuse l’auteur de lui avoir dérobé. Quelques années plus tôt, Carl Vausier a en effet publié une nouvelle bâclée, dans laquelle un dénommé Milcent perdait son oeil à la suite d’un enlèvement.

Dès lors, la fiction rejoint la réalité, et l’écrivain se voit entraîné dans une suite de situations aussi loufoques que dangereuses, dans lesquelles se croisent un espion de la CIA qui se fait passer pour un journaliste, un inspecteur de police alcoolique, un rappeur qui le contraint à écrire les paroles de ses futurs succès radio et un pasteur qui recueille sur papier les péchés de ses fidèles pour les vendre au plus offrant.

À la seule lecture de cette prémisse inventive, on devine que Gary Victor (Maudite éducation [2012], Le violon d’Adrien [2023]) — contrairement à son personnage — ne doit pas souvent être victime du syndrome de la page blanche. Doté d’une imagination débridée doublée d’une verve absolument délectable, le romancier haïtien offre avec Les pages blanches de la détresse une plongée vertigineuse et intelligente dans le chaos, les croyances, les injustices et la violence d’une société haïtienne grugée par la misère et le désespoir.

Puissante satire politique et sociale, le roman met en scène des personnages plus grands que nature qui représentent tous, chacun à sa manière, les minorités — gangsters, religieux, policiers, escrocs — qui, avides de pouvoir, profitent de l’écroulement de l’État pour asseoir leur violence, se remplir les poches et tourner les malheurs des autres à leur propre avantage.

Truffée de réalisme magique et d’échos à la vie spirituelle haïtienne, l’oeuvre est traversée d’extravagances inattendues et de bifurcations narratives fascinantes qui, en plus d’assurer la tension, donnent au livre des allures de récit d’aventures.

Aussi drôle que lucide, la prose de Gary Victor se fait aussi imprévisible et complexe que la société qu’elle raconte, se faufilant de manière complètement immersive dans les différents quartiers de la capitale, relevant au passage les couleurs uniques de chacun.

Le tout est livré avec un humour grinçant par un protagoniste aussi macho que mélancolique qui, telle la détresse que hument ses personnages pour se sortir un peu de la torpeur du quotidien, repousse dans un brouillard éphémère la souffrance dont est imbibée la réalité.

Les pages blanches de la détresse

★★★★

Gary Victor, Philippe Rey, Paris, 2024, 182 pages

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