Lettre à la France depuis mon pays d’extrême droite

Alors que la montée du RN pourrait faire basculer la France dimanche, nous avons demandé à des artistes déjà confrontés à des gouvernements d’extrême droite dans leurs pays quelles avaient été les conséquences, et comment ils faisaient face.

Publié le 06 juillet 2024 à 08h12

Mis à jour le 06 juillet 2024 à 14h13

SLOVAQUIE – Michal Sládek, responsable de la production du festival Pohoda

Michal Sládek.

Michal Sládek. Photo Pohoda festival

Michal Sládek est responsable de la production et développe des solutions durables pour le festival Pohoda, le plus grand événement musical organisé chaque année en Slovaquie. Depuis plus d’une décennie, le pays connaît une situation politique turbulente en raison d’une corruption croissante. En 2018, l’assassinat d’un jeune journaliste qui enquêtait sur les liens entre la mafia calabraise et le pouvoir slovaque et de sa fiancée a déclenché un vaste mouvement de protestation, poussant le Premier ministre conservateur de gauche Robert Fico à démissionner. Cependant, en octobre 2023, ce dernier remporte à nouveau les élections législatives avec un discours nationaliste, prorusse, autoritaire, à la tête d’une coalition avec le parti de centre gauche HLAS et le parti d’extrême droite SNS. À la veille du second tour des élections législatives en France, Michal Sládek fait un état des lieux, entre purges dans les institutions et limogeage dans l’audiovisuel public.

« Martina Šimkovičová est ministre de la Culture depuis octobre 2023. Anciennement présentatrice sur la chaîne de télévision Markíza, elle a été licenciée en 2015 après avoir publié des contenus haineux sur les réseaux sociaux. Elle est ensuite devenue une figure importante d’extrême droite en publiant des contenus xénophobes, antivax, homophobes et prorusses sur Facebook. Depuis l’arrivée au pouvoir de ce gouvernement, la situation des acteurs culturels slovaques change progressivement. Comme la Slovaquie est très endettée, les subventions culturelles ont diminué. Et, petit à petit, la ministre de la Culture tente d’accroître son ingérence dans les organisations liées aux financements d’État pour la culture. La communauté culturelle est aujourd’hui en pleine réflexion, se demandant comment nous allons pouvoir poursuivre nos activités. Trois possibilités s’offrent à nous : quitter le pays, se passer des aides nationales et s’orienter vers le financement européen ou devenir totalement indépendants, ce qui signifie ne pas être financés du tout. Mais, outre la question pécuniaire, un doute subsiste : le gouvernement nous laissera-t-il organiser nos projets ou tentera-t-il de les mettre à mal avec des obstacles administratifs ?

Nous savons que la culture ne mourra pas. La mémoire de la culture slovaque souterraine sous la république socialiste d’il y a trente ans est encore vive. Même sous le régime communiste il y avait toujours des événements culturels, des livres, des blagues et des œuvres d’art. Nous avons encore de l’espoir, mais nous sommes inquiets, car la culture est actuellement tout sauf florissante. Je n’ai pas l’impression que la communauté culturelle se soit mobilisée de façon commune pendant la campagne politique. Au vu de notre histoire, la poussée de l’extrême droite n’était pas une surprise, c’était presque attendu. À mon avis, les acteurs de la culture ont ressenti un épuisement, s’engager dans un combat politique constant est vraiment fatigant. Lors de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, il y a eu des manifestations en Slovaquie. Mais c’était trop tard. Je conseille à tous ceux sur qui la menace de l’extrême droite pèse de trouver l’énergie de se battre avant l’élection et de ne pas attendre que le pouvoir soit en place pour lutter. J’espère que les Français auront un peu plus de présence d’esprit à ce niveau-là. »

Propos recueillis par Sophie Jeanneteau.

BRÉSIL – Márcia Tiburi, plasticienne, autrice et professeure de philosophie

Marcia Tiburi, le 22 septembre 2022.

Marcia Tiburi, le 22 septembre 2022. Photo Ulrich Lebeuf/MYOP

Plasticienne, autrice et professeure de philosophie, Márcia Tiburi a fui le Brésil à l’arrivée du clan Bolsonaro au pouvoir. Militante féministe, proche du Parti des travailleurs, elle était devenue une cible des soutiens du président d’extrême droite, qui n’a jamais caché son mépris pour le monde de la culture. En 2015, elle a publié l’essai Comment discuter avec un fasciste (éd. Lambert-Lucas).

« Au Brésil, beaucoup d’artistes ont été ciblés directement sous Bolsonaro. Cela fait partie d’une stratégie globale de guerre culturelle menée par les régimes autoritaires ou fascistes, et qui repose sur le dénigrement des artistes, les fake news et la persécution. Mais en réalité, pour nous, les attaques ont commencé dès 2014, avec la naissance du MBL (Mouvement Brésil libre), et la montée progressive du fascisme. Deux ans plus tard, le gouvernement de Michel Temer a décidé de supprimer le ministère de la Culture. L’année suivante, la persécution a atteint son paroxysme. L’exposition collective “Queermuseu. Cartographies de la différence dans l’art brésilien” a par exemple été vivement critiquée puis annulée, après de fausses accusations de pédophilie portées contre le commissaire Gaudêncio Fidelis et plus de deux cents artistes exposés. Après une performance réalisée nu, le chorégraphe Wagner Schwartz a lui aussi été harcelé et accusé de pédophilie. C’est une tactique classique de la part de l’extrême droite, c’est pour cela que ce qui s’est passé l’année dernière contre l’exposition de Miriam Cahn au Palais de Tokyo, à Paris, m’a beaucoup inquiétée. Les attaques se sont multipliées en 2017 et 2018, et beaucoup d’artistes ont choisi l’exil. Au pouvoir, Bolsonaro a ensuite affaibli la loi Rouanet, qui facilitait le financement privé des projets culturels. Moi-même, qui ai beaucoup pris la parole sur ce coup d’État fasciste, j’ai été ciblée par le clan Bolsonaro et menacée de mort dans le grand délire qui semblait avoir pris le pays. J’ai dû partir, c’était le seul moyen de continuer à exercer mon regard critique.

Dans le monde culturel, résister a été difficile. Après avoir réduit en miettes le ministère de la Culture et pris la main dans de nombreuses institutions culturelles, le pouvoir a pu facilement exercer son contrôle sur le milieu. Certains avaient peur de prendre la parole. D’autres comptaient parmi leurs acheteurs ou collectionneurs des soutiens de Bolsonaro, donc ils se sont tus pour des raisons financières. Enfin, certains acteurs ou musiciens très connus ont décidé de se prononcer en faveur du pouvoir… Mais il y a aussi eu de véritables foyers de résistance, au sein de la littérature, de la poésie, du théâtre, du cinéma, des arts visuels… L’exposition “Queermuseu” a même fini par réouvrir, grâce à l’opération de crowdfunding la plus importante de l’histoire du pays ! Mais son commissaire, Gaudêncio Fidelis, vit toujours en exil à New York, grâce au soutien d’institutions internationales. Si j’avais un conseil pour les artistes français, ça serait : battez-vous avant qu’il ne soit trop tard. Une fois que le fascisme s’est installé, il est très difficile de s’en débarrasser. »

Propos recueillis par Lucas Armati.

ÉTATS-UNIS – Laura Raicovich, ex-présidente du Queens Museum de New York

Laura Raicovich dirigeait le musée de l’arrondissement du Queens, à New York, sous la présidence de Donald Trump.

Laura Raicovich dirigeait le musée de l’arrondissement du Queens, à New York, sous la présidence de Donald Trump. Photo George Etheredge/The New York Times/REDUX-REA

Après l’élection de Donald Trump en 2016, de nombreuses institutions culturelles américaines annoncent leur opposition aux premières mesures prises, comme l’interdiction de territoire (ou « travel ban ») imposée aux pays considérés comme problématiques. À l’époque, Laura Raicovich est présidente du Queens Museum de New York, situé dans l’un des quartiers les plus mélangés de la ville. Elle s’engage alors publiquement, notamment pour protéger ses employés issus de l’immigration. Elle a depuis écrit un livre sur le nécessaire engagement du monde de l’art (Cultural Strike. Art and Museums in an Age of Protest, éd. Verso, non traduit).

« Le jour de l’inauguration de Donald Trump, le milieu culturel a appelé à une journée de grève. Nous avons suivi le mouvement mais avons décidé de laisser le musée ouvert. L’idée, c’était de pouvoir se rassembler, parler ensemble ou se consoler. Des gens très différents sont venus, des grands-mères, des profs, des passants… Certains se sentaient isolés, d’autres avaient peur pour les mois à venir. Ce n’était pas grand-chose, mais le quartier s’est senti soutenu par le musée, loin de l’image élitiste que peuvent parfois revêtir certains lieux culturels.

Quand Trump a annoncé l’arrêt du programme DACA, qui prévoyait la régularisation de nombreux sans-papiers, nous avons aussi décidé de soutenir les communautés qui vivent autour du musée, et nos employés – près de 20 % d’entre eux étaient potentiellement menacés par une expulsion. Nous nous sommes rapprochés d’associations de libertés civiles et de défense des droits des migrants, pour comprendre la situation, les recours, etc., afin de devenir une sorte de centre d’aide et de ressources pour le public. Nous avons aussi prêté nos espaces à certains collectifs pour qu’ils puissent s’organiser. C’est d’ailleurs peut-être l’une des choses les plus simples à lancer en ces temps de crise : faire un inventaire des outils que l’on peut mettre à disposition de nos publics – des micros, des salles, des chaises…

Je ne crois pas en la neutralité, et je ne crois pas qu’un musée puisse l’être. C’est une fiction. Desmond Tutu le disait : “Si vous choisissez la neutralité dans les situations d’injustice, vous prenez le parti de l’oppresseur.” Toutes les institutions culturelles ne vont pas s’engager de la même manière, mais l’art est fait pour interroger notre monde, pour rendre visible ce que nous ne voulons pas voir, pour ouvrir les horizons et, dans certains cas, résister. C’est très important de s’en rappeler au moment où l’extrême droite, à travers le monde, tente de réduire les imaginaires, et de nous faire croire qu’il n’y a qu’un seul chemin possible.

Si j’avais un conseil pour les artistes français, ça serait de ne pas sous-estimer la diversité des actions dont vous allez avoir peut-être besoin. La gauche est devenue une spécialiste pour critiquer le manque de radicalité des uns et des autres. Valorisez les opérations super fortes, évidemment, mais n’oubliez pas les mobilisations plus maintream qui peuvent attirer des publics moins proches de vous, dont vous aurez besoin dans le combat. En 2017, par exemple, le MoMA de New York a monté une exposition avec des œuvres d’artistes étrangers qui n’auraient pas pu entrer aux États-Unis sous les lois de Trump. C’était peut-être un peu timoré – beaucoup l’ont dit –, mais si l’on considère les contraintes du musée, et son conseil d’administration assez conservateur, c’était déjà pas mal, et symboliquement très important. »

Propos recueillis par Lucas Armati.

POLOGNE – La cinéaste Małgorzata Szumowska

Małgorzata Szumowska au Festival de Venise en septembre 2023.

Małgorzata Szumowska au Festival de Venise en septembre 2023. Photo Ettore Ferrari/EPA/MaxPPP

« Notre époque a besoin d’art militant », dit Małgorzata Szumowska, réalisatrice d’Elles (avec Juliette Binoche, 2011), Body (Ours d’argent à la Berlinale 2015), Une autre vie que la mienne (2023). Alors que les Polonais viennent de mettre fin au règne du parti Droit et Justice (PiS), parti populiste-nationaliste au pouvoir depuis huit ans, la cinéaste tire les leçons de la mobilisation du monde culturel en Pologne. « Je n’ai hélas pas de recette, peut-être que le seul espoir pour les artistes français est qu’ils puissent s’unir contre cette menace de nationalisme, de conservatisme, de racisme… »

« Nous sortons de huit années de pouvoir ultraconservateur en Pologne. Je me souviens du choc immense, du sentiment de sidération qui nous a saisis, artistes, journalistes, écrivains situés à gauche, lorsque le PiS a remporté les élections pour la première fois, en 2015. Nous n’arrivions pas à comprendre pourquoi c’était arrivé. Nous avions aussi un sentiment de culpabilité. Est-ce que nous nous étions assez battus pour que l’histoire soit différente ? Ne nous étions-nous pas enfermés dans une niche, un entre-soi, parlant surtout aux élites éduquées, sans nous préoccuper des gens ordinaires ?

Cette période a été extrêmement intense pour le monde culturel. La Pologne avait deux visages, celui du conservatisme, du nationalisme, du racisme et celui de la démocratie, des droits fondamentaux, pour lequel nous nous sommes battus. Pendant ces huit années, nous nous sommes unis contre le régime. Nous avons envoyé d’innombrables lettres au président du Conseil, au gouvernement. Nous avons créé des collectifs de cinéastes, d’artistes. Nous sommes descendus dans la rue pour dire non aux attaques contre le droit à l’avortement, contre l’indépendance de la justice, contre la censure, etc.

Les périodes agitées sont toujours stimulantes pour les artistes. Cela nous a unis. Des films importants ont été créés, comme Green Border, d’Agnieszka Holland, sur la situation des migrants et le mur construit entre la Pologne et la Biélorussie. Je crois en un art militant ! Produire des œuvres engagées sur des sujets “polémiques” pour le gouvernement a été compliqué. J’ai dû lutter pour que mon dernier film, Une autre vie que la mienne, l’histoire d’une femme transgenre, voie le jour. Pour trouver les financements, pour qu’il puisse être présenté au festival de Venise…

Aujourd’hui, un gouvernement libéral a succédé au PiS mais rien n’a changé à la frontière. La Pologne continue, avec le soutien de l’Union européenne, à limiter les arrivées de réfugiés qui tentent de traverser, même si le Premier ministre Donald Tusk avait promis de faire respecter les droits de l’homme… Je ne suis pas très optimiste pour les temps qui viennent. Que faire, sinon mettre l’accent sur l’éducation, l’accès à toutes les cultures, l’accès aux arts ? Ces dernières années, je me suis beaucoup engagée auprès de l’association Sexed.pl, créée par la top model Anja Rubik, qui fait un travail incroyable d’éducation à la sexualité auprès des jeunes Polonais, pour faire évoluer les mentalités, lutter contre l’homophobie, la haine des différences, la haine de soi… Éduquer, c’est fondamental pour lutter contre la poussée de l’extrême droite. »

Propos recueillis par Weronika Zarachowicz.

ITALIE – L’écrivain Sandro Veronesi

Sandro Veronesi, en 2021.

Sandro Veronesi, en 2021. Photo Merlijn Doomernik/Lumen/Opale.photo

L’écrivain Sandro Veronesi (Chaos calme, Le Colibri, Commandant… aux éd. Grasset) a cosigné, fin juin, une lettre de quarante et un auteurs et autrices italiennes au directeur de la Foire du livre de Francfort, où leur pays est invité d’honneur en octobre 2024. Paolo Giordano, Antonio Scurati ou encore Valeria Parrella s’alarment de l’exclusion de Roberto Saviano (auteur de Gomorra) de la délégation italienne, et d’une série d’événements dans le monde culturel italien « qui montrent une volonté explicite d’ingérence politique, de plus en plus étouffante, dans les espaces de la culture ». Près de deux ans après l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, en octobre 2022, Sandro Veronesi témoigne de la situation de la culture dans son pays, et alerte sur les ravages de l’extrême droite au pouvoir – à la veille du deuxième tour des législatives françaises.

« Je n’irai pas à Francfort, mais tant mieux si les écrivains italiens qui s’y rendent parviennent à témoigner de notre malaise et de notre inquiétude. Nous devons résister tant que c’est possible, et il faut que cela ait une résonance internationale. Francfort est une occasion. La manière dont Saviano a été exclu illustre le fonctionnement des fascistes. En conférence de presse, le commissaire spécial a dit qu’ils ont choisi des auteurs à l’œuvre intégralement originale [Saviano est accusé d’avoir utilisé sans autorisation des articles de presse dans son dernier livre, ndlr]. Le lendemain : volte-face, ils parlent d’un oubli. Il n’y a pas de possibilité de parler avec ces gens qui font une chose et la nient aussitôt. Dans les rassemblements de la jeunesse mélonienne, comme l’a montré l’enquête du site fanpage.it, ils font le salut romain et hurlent des slogans fascistes, ce que leurs dirigeants démentent tous les jours.

Il faut prendre conscience que le dialogue est impossible, le seul choix est d’opposer à la culture telle qu’ils l’entendent la nôtre, la culture libre. Un mur contre un mur. Nous devons dire aux Européens ce qui se passe, car ayant un gouvernement d’extrême droite depuis bientôt deux ans, nous sommes un point de repère. Notre télévision publique est mise au pas comme jamais auparavant, même sous Berlusconi. Des présentateurs se font virer, des doubleurs hésitent même à poser leur voix sur une série d’animation tirée du travail de Roberto Saviano, de peur de ne plus trouver de boulot. Nous avons le devoir de témoigner. Car nous Italiens avons commis un péché originel : il y a cent ans, nous avons inventé le fascisme. C’est un produit de chez nous, appellation d’origine contrôlée, comme le parmigiano reggiano, qui s’est exporté dans le monde entier et demeure actif partout. Avant l’Italie, il n’y avait pas de fascisme. Nous avons créé un cancer qui s’est étendu dans le monde. Cela nous donne une responsabilité. »

Propos recueillis par Juliette Bénabent.

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