« Les conditions de vie dans la « jungle » sont terribles. En six mois, j’ai été déplacé sept fois parce que la police vient nous prendre nos tentes. Un jour, j’ai été réveillé par des policiers qui nous hurlaient dessus. Ils nous disaient de partir et jetaient nos affaires aux ordures. Je suis resté là, je ne pouvais pas bouger… Ils m’ont aspergé de gaz lacrymogène.
Ali a quitté le Soudan en avril 2023, au moment où son pays sombrait dans la guerre. Il n’était alors qu’un lycéen de 19 ans qui ne voulait pas être enrôlé de force. Il est devenu l’un des 1 000 à 1 300 exilés qui vivent actuellement à Calais dans des campements insalubres, avec un accès extrêmement réduit à l’eau et à la nourriture.
Comme Ali, beaucoup d’entre eux ont fui le Soudan après le début de la guerre qui oppose l’armée soudanaise aux Forces de soutien rapide. Selon le droit international, ils peuvent demander à bénéficier d’une protection en tant que réfugiés dans les pays européens. La France, la Belgique et le Royaume-Uni ont récemment pris des mesures pour faciliter la protection des demandeurs d’asile soudanais sur leurs sols, en raison de la dégradation de la situation sécuritaire et humanitaire au Soudan. Cependant, leurs témoignages reflètent une toute autre réalité, faite de violences, de précarité et d’incertitudes.
« Je m’attendais à être protégé en tant que Soudanais en France. Je m’attendais à ce que la procédure d’asile soit plus facile, mais j’ai eu l’impression d’escalader une forteresse. Tous mes amis qui ont fait des demandes d’asile vivent toujours sous des tentes dans la jungle.
La situation d’Ali et de centaines d’autres exilés est le résultat de décennies de blocage des personnes en migration par l’Union européenne et le fruit de sa politique d’externalisation des frontières : confier une partie du contrôle des flux migratoires à des pays tiers, via des soutiens financiers, matériels ou encore une assistance policière et militaire. Loin de freiner l’immigration en Europe, ces politiques délétères sont la source des souffrances les plus extrêmes, dont les équipes de Médecins Sans Frontières sont les témoins dans les pays où elles interviennent.
FUIR LA GUERRE AU SOUDAN
Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), plus de 10 millions de personnes ont été déplacées depuis le début de la guerre au Soudan, dont 7,7 millions ont trouvé refuge à l’intérieur même du pays et 2 millions dans les pays frontaliers : 700 000 se trouvent actuellement au Soudan du Sud, 600 000 au Tchad et 500 000 en Égypte. Elles ont fui l’insécurité et les violences mais aussi le manque d’eau et de nourriture.
Dans l’immense camp de Zamzam, près de la ville d’El Fasher au Darfour du Nord, des taux de mortalité et de malnutrition alarmants dépassant largement les seuils d’urgence ont été mesurés début 2024 par les équipes MSF au sein d’une population déplacée d’environ 300 000 personnes. En février, l’association estimait qu’au moins un enfant mourrait toutes les deux heures dans le camp, soit environ 13 décès par jour. En mars et en avril, il a été confirmé qu’un tiers des enfants du camp souffraient de malnutrition.
Rencontré à Calais, Mustafa, un jeune Soudanais de 26 ans, a fui les massacres ethniques qui ont eu lieu en juin 2023 dans sa ville natale, El Geneina, située au Darfour occidental.
« Je me souviens du jour où j’ai quitté El Geneina. C’est sans doute le pire jour de ma vie. Quand vous voyez de vos propres yeux des gens, des amis, des êtres chers gisant dans la rue, morts ou blessés, et que vous ne pouvez même pas les aider sans risquer vous-mêmes de mourir, vous ne pouvez que les regarder et pleurer.
Depuis, sa famille s’est réfugiée dans la ville tchadienne d’Adré, à une trentaine de kilomètres de la frontière soudanaise. Mais l’étudiant, qui envisageait de devenir enseignant, n’y est resté qu’un mois. « Le Tchad est un pays pauvre, poursuit Mustafa. Je voulais travailler, gagner de l’argent et finir mes études. »
Dans les camps de l’est du Tchad, l’accroissement massif et soudain de la population réfugiée a généré des besoins humanitaires considérables dans tous les domaines, de la santé à l’aide alimentaire, dans un contexte déjà difficile pour les communautés locales. Les camps de réfugiés existants y sont saturés et plus de 100 000 personnes survivent dans des abris de fortune à Adré où les équipes MSF continuent de fournir des soins médicaux et de l’eau. En mars 2024, elles ont également répondu à une épidémie d’hépatite E, dans plusieurs camps, liée à un manque d’infrastructures d’eau et d’assainissement.
Dans ces conditions difficiles, certains préfèrent poursuivre leur route. « J’ai entendu dire que l’Union européenne accueille désormais favorablement les Soudanais en raison de la guerre, confie Muntasir, réfugié soudanais dans le camp de Goz Beïda, situé dans le sud-est du Tchad. Mais comment y aller ? Je n’ai rien, même pas une livre [soudanaise]. »
Aux réfugiés de ces camps, le HCR offre la possibilité de s’inscrire à un mécanisme de réinstallation dans un pays tiers. Cependant, le nombre de places octroyées par les pays européens et nord-américains pour accueillir ces personnes reste extrêmement faible.
« Certains ont fait une demande de réinstallation en 2003 et ne sont jamais partis. L’immigration légale est trop difficile.
LIBYE, TUNISIE : LES SOUS-TRAITANTS DE L’UNION EUROPÉENNE
Le constat est similaire en Libye, où seulement 1 100 demandeurs d’asile ont réussi à quitter légalement le pays en 2023 grâce au HCR. Comme plus de 40 000 Soudanais depuis le début de la guerre civile, Ali a rejoint la Libye, destination historique d’immigration pour les habitants des pays frontaliers à la recherche d’un emploi.
« Je suis allé en Libye avec mon oncle. Nous avions l’intention d’y travailler et d’y vivre, car c’est un pays riche et que nous avions des chances d’y trouver un bon emploi. Aller en Europe n’était pas mon plan initial. Mais la vie en Libye est tellement difficile pour nous… Lorsque j’ai trouvé un travail, je n’ai pas été payé. Je sais que des Soudanais ont été kidnappés et torturés. Les ravisseurs appellent les familles restées au Soudan et leur demandent des rançons… J’ai décidé d’aller en Europe.
En avril 2023, les Nations Unies publiaient un rapport faisant état de « crimes contre l’humanité » commis à l’encontre de migrants dans le pays et documentaient des pratiques de détention arbitraire, torture, viol et d’esclavage, notamment sexuel.
Pourtant, depuis 2017, l’Union européenne a fait de la Libye l’un de ses alliés privilégiés dans la lutte contre l’immigration. Des centaines de millions d’euros ont été versés aux autorités libyennes, notamment pour soutenir les garde-côtes chargés d’intercepter les migrants en mer et de les ramener de force en Libye, pour y être emprisonnés dans des centres de détention. En 2023, 17 025 personnes ont ainsi été interceptées en mer et renvoyées en Libye. La même année, plus de 2 500 personnes sont mortes ou ont disparu en tentant de traverser la Méditerranée centrale, le bilan le plus lourd depuis 2017.
Le père d’Ismail a été emprisonné, torturé et est mort en Libye. Le jeune homme s’y est également rendu pour tenter de rejoindre l’Europe.
« Ma vie ressemblait à celle d’une gazelle fuyant un lion J’ai essayé de rejoindre l’Europe depuis la Libye et j’ai échoué. J’ai aussi échoué depuis le Maroc. Puis j’ai découvert que beaucoup de migrants essayaient de passer par la Tunisie.
Depuis 2023, la Tunisie est devenue le principal pays de départ des bateaux pour l’Italie, en raison de la violence extrême qui règne en Libye et d’une traversée moins coûteuse. Selon le HCR, 84% des Soudanais qui ont traversé la Méditerranée pour rejoindre l’Italie en 2023 ont embarqué en Tunisie ; en 2022, 98% étaient partis des côtes libyennes.
Dans la continuité de l’accord d’externalisation des frontières avec la Libye, l’Union européenne a conclu un nouvel accord de 112 millions de dollars avec la Tunisie en 2023, incluant un volet pour le contrôle de la migration visant à empêcher les migrants de quitter le pays. Plusieurs organisations ont alerté sur l’exclusion et la répression exercées à l’encontre des migrants subsahariens en Tunisie, incluant entre autres des discriminations raciales, des violences physiques et psychologiques, des expulsions ou encore des arrestations arbitraires.
AU BOUT DE LA ROUTE, DES POLITIQUES EUROPÉENNES MORTIFÈRES
Les politiques européennes et nationales des États membres pour endiguer l’immigration sont maltraitantes et meurtrières. Elles viennent s’ajouter aux obstacles économiques, sociaux mais aussi géographiques, dont font partie la traversée du Sahara, de la mer Méditerranée, des Alpes et de la Manche. Elles forcent les exilés à emprunter des routes plus longues et plus dangereuses et sont responsables de milliers de morts. Ces dernières années, les pays européens n’ont eu de cesse de restreindre toujours davantage les conditions d’accès au droit d’asile, pourtant basé sur des principes de solidarité et de protection encadrés par le droit international.
Une fois arrivés en Europe, les exilés qui survivent à la traversée de la Méditerranée se heurtent aux procédures de demandes d’asile, souvent longues et complexes. Le règlement européen dit Dublin III oblige les demandeurs d’asile à déposer leur demande de protection dans le pays par lequel ils sont entrés dans l’Union européenne, sans tenir compte de leurs choix ou de leurs attaches familiales, linguistiques et culturelles. À cela viennent s’ajouter des politiques qui excluent et criminalisent les personnes en migration, appliquées par les différents pays européens qu’ils traversent.
Les équipes MSF en sont les témoins en Italie, en France et au Royaume-Uni où elles travaillent. En 2019, les psychologues de MSF et du Comede ont alerté sur les conséquences délétères de la politique de non-accueil de la France sur la santé mentale d’un nombre important de mineurs non accompagnés qui ne sont pas pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. En l’espace d’une année, plus d’un tiers des 180 mineurs non accompagnés accueillis au centre de jour de MSF à Calais ont rapporté avoir subi des mauvais traitements et des violences de la part des forces de l’ordre françaises.
À Calais, les exilés se retrouvent pris en étau entre deux pays, la France et le Royaume-Uni, qui ne souhaitent pas les accueillir sur leurs sols respectifs. Les accords du Touquet de 2004 ont transféré le contrôle de la frontière britannique sur le territoire français, avec une militarisation croissante de la zone frontalière, l’augmentation des forces de police, l’installation de murs, de clôtures barbelées, de caméras de surveillance, de détecteurs de chaleur et de CO2 pour repérer les personnes tentant la traversée de la Manche. Depuis le début de l’année, plus de 20 personnes, dont trois enfants, sont mortes en tentant de rejoindre le Royaume-Uni.
« En France, il n’y a pas d’aide pour les gens comme moi et c’est compliqué d’obtenir des papiers et un travail, conclut Ali. Je suis sûr qu’il vaut mieux demander l’asile au Royaume-Uni, on y reçoit de l’aide et on trouve un emploi plus facilement … C’est ce que m’ont dit mes amis. Peu importe les obstacles, les lois ou la police, je continuerai à chercher un endroit sûr où je pourrai avoir un travail et un lit pour dormir. »
De l’autre côté de la Manche, MSF et Médecins du Monde réalisent depuis 2023 des consultations médicales à proximité d’un centre pour les demandeurs d’asile à Wethersfield, au nord-est de Londres. Après six mois d’activités, les équipes ont constaté que 74% des personnes rencontrées souffraient d’une grave détresse psychologique. 41% d’entre elles se sont automutilées, ont tenté de se suicider ou bien ont eu des pensées suicidaires.
« Les pays européens doivent mettre fin à l’externalisation de nos frontières. Ils doivent également augmenter leurs créneaux de réinstallation des réfugiés via le mécanisme du HCR, ainsi que d’autres voies de protection complémentaires, dont le regroupement familial et les visas de travail et d’étude font partie. Il est hypocrite de prétendre faciliter les conditions d’accès à l’asile sur son territoire mais d’en empêcher l’accès sur des milliers de kilomètres.
Nos équipes apportent une aide médicale aux personnes migrantes en Belgique, Bulgarie, France, Grèce, Italie, Libye, Pologne, Serbie, au Royaume-Uni et en Méditerranée centrale. En 2023, elles ont réalisé plus de 77 000 consultations médicales et plus de 28 300 consultations psychologiques auprès des personnes exilées dont la santé mentale et physique sont directement malmenées par les politiques européennes.
Tous les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des personnes.
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