« L’exode des civils ne cesse de s’amplifier »


Le continent africain concentre plus de 40 % des missions du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Patrick Youssef a commencé sa carrière dans la région du Darfour, au Soudan. Il dirige désormais les opérations du CICR pour l’Afrique.

En visite au Tchad pour constater l’urgence des besoins des réfugiés qui fuient la guerre civile soudanaise, il déplore l’indifférence des bailleurs de fonds et le sous-financement de la réponse humanitaire à la crise majeure qui secoue la région. Il partage sa fine connaissance du terrain et des enjeux géostratégiques du conflit.

Le Point : À Adré, ville du Tchad frontalière du Soudan où nous sommes, toutes les grandes ONG sont présentes, et depuis longtemps ; pourtant, la réponse humanitaire semble dérisoire face à l’ampleur des besoins. Avez-vous été pris de court ?

Patrick Youssef : C’est très choquant. On ne peut pas se satisfaire de ce qui est fait ici pour soulager la détresse des réfugiés soudanais et des Tchadiens les plus précaires. Après le début d’une crise, il y a toujours une période de mise en place des mesures à prendre et de tractations pour financer les programmes d’aide.

Mais la guerre a repris au Soudan il y a quatorze mois déjà et elle a fait des millions de déplacés et des centaines de milliers de réfugiés dans les pays voisins. L’exode des populations civiles qui fuient les violences ne cesse de s’amplifier et pourrait s’accélérer selon l’évolution des combats et la situation à El-Fasher [la capitale de la province du Darfour du Nord, assiégée par les miliciens Janjaouid, NDLR].

Quant au Tchad, avec le réchauffement climatique, il subit une crise agricole douloureuse et ses infrastructures de base sont mises à rude épreuve par l’afflux de réfugiés. S’il est difficile de financer la réponse humanitaire au Soudan, lorsqu’il s’agit d’aider les civils victimes du conflit et réfugiés dans les pays voisins, comme le Tchad ou le Soudan du Sud, il n’y a plus que des miettes.

En outre, les conflits en Ukraine et à Gaza éclipsent cette crise aux conséquences dramatiques. Tous les financements pour l’humanitaire ont été réduits. Le CICR, par rapport à d’autres agences et ONG obligées de couper dans leurs programmes d’aide, ne s’en sort pas trop mal, mais les besoins sont énormes.

Est-ce plus facile au Soudan ?

Sur le papier, oui, car il y a plus d’argent pour les plans d’urgence au Soudan. En revanche, l’accès aux zones les plus touchées par la guerre est extrêmement difficile. De Port-Soudan ou par El-Damazin, nous pouvons acheminer l’aide vers les territoires contrôlés par l’armée. En revanche, les territoires disputés ou sous le contrôle des différents groupes armés sont presque inaccessibles.

On peut y avoir une présence, mais circuler ou convoyer l’aide n’est pas possible sauf à prendre des risques démesurés. Nous ne sommes pas kamikazes, pourtant nous avons perdu quatre collaborateurs, dont deux au mois de mai. Les volontaires du Croissant-Rouge soudanais font ce qu’ils peuvent, mais les grandes ONG internationales sont entravées car les humanitaires peuvent être pris lorsqu’ils se déplacent d’un point à un autre.

Peut-on parler de famine au Soudan ?

Les signaux sont tous au rouge. L’insécurité alimentaire s’aggrave sur fond d’inflation galopante, alors que les services bancaires ne fonctionnent plus et que les transferts d’argent ne sont plus possibles. De surcroît, la crise ukrainienne a compliqué l’importation des semences et des engrais, dont les prix se sont envolés.

Nous arrivons à la période dite de soudure, la pire pour les agriculteurs et les villageois qui dépendent de l’agriculture vivrière : les stocks alimentaires sont vides tandis que les nouvelles récoltes ne sont pas encore prêtes. Le taux de malnutrition continue d’augmenter, parfois avec des effets irréversibles. On ne peut pas encore parler de famine, mais le risque est réel.

Des combats violents se déroulent autour d’El Fasher, une grande ville où il y aurait encore 800 000 personnes. Redoutez-vous un afflux de réfugiés ?

Nous craignons que les habitants de la ville ne soient plongés dans une spirale de violence. Sans cessez-le-feu humanitaire, les combats pourraient faire un bain de sang. Tout peut arriver, y compris un exode de la population de la ville qui n’aurait d’autre option pour fuir que de gagner le Tchad : 400 kilomètres d’une piste que contrôlent différents groupes armés.

Nous ne pouvons plus nous rendre à El Fasher pour des raisons de sécurité, mais nous savons que 80 % des hôpitaux ne fonctionnent plus. Les autres croulent sous la charge et n’arrivent plus à accueillir les blessés. Les communications sont coupées, la ville n’est plus ravitaillée, seuls ceux qui ont assez d’argent en espèces parviennent soit à se nourrir, soit à payer des passeurs pour fuir.

Avant la guerre, le CICR distribuait du cash pour aider les plus démunis ; j’espère que les familles que nous aidions en ont encore un peu. Pour rallier le Tchad, vers Adré selon l’option la plus vraisemblable, ou vers Tine, plus au nord, le voyage prendrait entre treize et quinze jours pour une famille. Ma priorité est de soutenir les Soudanais au Soudan pour leur donner un espoir et un signal que la communauté internationale ne les a pas oubliés.

Épuration ethnique, violences communautaires sur une base ethnique : est-ce une deuxième guerre du Darfour, après celle de 2003-2007 ?

On retrouve des constances, notamment les fractures ethniques, linguistiques et culturelles, et une concurrence pour la terre, alors que le changement climatique complique l’agriculture et l’élevage. Le conflit actuel instrumentalise les rivalités et les clivages, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il y a deux parties à ce conflit [l’armée soudanaise d’un côté et les Forces de soutien rapide incluant les miliciens Janjaouid de l’autre, NDLR]. Elles ont d’ailleurs signé, en mai 2023 à Djeddah, une convention pour dire qu’elles tenaient à respecter le droit international humanitaire.

Un processus de paix prometteur réunissait autour de la table les anciens belligérants. Qu’est-ce qui a dérapé ?

Une guerre ne se termine pas autour de la table des négociations ou quand les armes cessent de parler. Il faut qu’un dialogue se noue, que la justice fasse son travail et que soit initié un processus de reconstruction. Mais cela n’a pas vu le jour pendant la période de transition qui a traîné et créé des frustrations.

La communauté internationale n’a rien vu venir. En fait, les bombardements sur Khartoum ont pris tout le monde par surprise. La justice transitionnelle est la seule façon de trouver un compromis entre groupes ethniques : elle permet d’offrir des réparations aux victimes et crée une limite claire entre la paix et la guerre.

Les armes arrivent en abondance au Soudan. Assiste-t-on à une guerre pilotée par des puissances étrangères ?

Seule la politique explique cette guerre. Il est très rare de voir une guerre sans appui, d’autant plus lorsque les parties au conflit utilisent des armes lourdes, il faut bien qu’elles les achètent quelque part. Des États tiers soutiennent l’un ou l’autre camp. Néanmoins, quelles que soient les ingérences extérieures, il y a très clairement deux parties au conflit qui refusent un cessez-le-feu et avec qui nous, nous avons noué un dialogue.

Nous leur rappelons les engagements qu’elles ont pris à Djeddah et nous leur demandons d’honorer ces derniers. Par ailleurs, le droit international humanitaire oblige les parties d’un conflit à assurer la sécurité alimentaire et les besoins essentiels des populations civiles.

À LIRE AUSSI Guerre au Soudan : l’Iran en embuscadeComment expliquer la multiplication des conflits régionaux en Afrique ?

Les connexions tribales dépassent les frontières étatiques. Cette porosité des frontières est renforcée en Afrique saharienne et subsaharienne par les mouvements de transhumance. La faiblesse de certains États, la multiplication des groupes armés et leurs alliances transnationales favorisent aussi la régionalisation des conflits.

Pourquoi la communauté internationale peine-t-elle à faire respecter le droit international humanitaire (DIH) ?

Les intérêts des États passent trop souvent avant le DIH. On assiste aussi à des doubles standards en matière de souveraineté et de respects des civils. Et quand une guerre éclate, tout est permis, le droit ne s’appliquant que pour l’autre, c’est l’anarchisme. On a perdu la boussole de la centralité du DIH dans les conflits. Rappelons-nous que ce dernier a été mis en place il y a 75 ans pour arrêter la barbarie de la Seconde Guerre mondiale.


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