En 2025, il y aura deux cents ans qu’Haïti a été sommé de rembourser une dette à la France, et que le petit pays, tout juste indépendant, dut emprunter pour pouvoir s’en acquitter jusqu’en 1952. Pour quel motif ? Et qui s’en souvient ? Mieux : qui l’a jamais su ?
Et qui, en France, a vraiment envie d’entendre parler de cette histoire ? En cette période où notre propre dette nous inquiète, l’idée même de remettre en mémoire ou de faire découvrir ce que nous devons à cette île caribéenne en pleine déréliction ne pourrait sans doute tomber plus mal. On entend déjà sonner les cloches de la victimisation et de la culpabilisation. Ce serait se méprendre. Car revisiter cette histoire, c’est comprendre en quoi elle est aussi la nôtre. Comment l’île d’Haïti, devenue première république noire indépendante en 1804, a, dès sa naissance, payé un prix pour que son indépendance soit reconnue. Cela explique aussi, en partie, son état catastrophique aujourd’hui.
Le prix du sucre
« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », fait remarquer un esclave noir amputé de la main droite et de la jambe gauche à Candide et Cacambo sous la plume de Voltaire dans Candide. L’île de Saint-Domingue, la plus importante des colonies française – depuis 1697 –, était en effet, sous Louis XVI, la première productrice mondiale de sucre. Pour en arriver là, elle détenait aussi un triste record dans l’exploitation esclavagiste. En 1791, les esclaves se révoltent contre les maîtres colons, la route de la liberté commence d’être tracée qui fera de Toussaint Louverture un héros.
Aboli en 1794 sous la Révolution française, l’esclavage est rétabli par Napoléon en 1802, qui ne consent pas à perdre celle qu’on nommait « la perle des Antilles » et qui fournissait, outre le sucre, café et indigo. Il repart à son assaut. Mais en 1803, l’armée indigène menée par Dessalines écrase les troupes napoléoniennes à Vertières, défaite méconnue de l’Histoire de France, mais qui va conduire à l’indépendance de l’île victorieuse, proclamée en 1804. Tout aurait pu en rester là, un petit pays doté de richesses naturelles, construisant peu à peu son avenir sur des infrastructures étatiques… Mais les puissances coloniales redoutent que l’exemplaire révolte fasse des émules ailleurs… Le nouvel État ne sera pas reconnu aussi facilement.
« Les Haïtiens ont commis une chose inouïe pour la France de Napoléon et de la Restauration : ils ont battu l’armée la plus puissante du monde. Haïti devenait ainsi la première décolonisation bien avant l’Algérie et la période des années 1960 », explique Jean-Marc Ayrault, ancien ministre et aujourd’hui président de la Fondation de la mémoire de l’esclavage. Celui qui fut longtemps maire de Nantes – une des villes qui s’est enrichie grâce à l’exploitation de l’île par les colons – est engagé de longue date dans un travail de mise en lumière de ce passé.
Les anciens maîtres, qui ont vécu sur la manne haïtienne des années durant, réclament à l’État haïtien une compensation aux pertes économiques contre la reconnaissance officielle de son indépendance. D’où la proclamation par Charles X en 1825 d’une ordonnance contraignant la jeune Haïti à payer le prix de sa liberté. On s’étonnera de ce que le vaincu demande réparation au vainqueur, en la matière, c’est plutôt l’inverse… Article 2 de l’ordonnance : « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité. »
Le prix de l’indépendance
L’ordonnance est un acte unilatéral du roi de France, dont Haïti n’est pas partie. Alors, pour arriver à ses fins, Charles X dépêche le 3 juillet 1825 pas moins de 14 navires de guerre armés de 528 canons, et un émissaire : le baron de Mackau, qui menace le président Boyer, à la tête de l’État haïtien, de blocus maritime et d’intervention militaire si ce dernier n’accepte pas de verser la somme, assortie d’une baisse radicale des taxes douanières sur les marchandises françaises. En face, épuisés par la guerre menée et remportée contre Bonaparte, les Haïtiens ne sont pas prêts à repartir au combat. Acculé, Boyer se résout à emprunter auprès des banques françaises de quoi payer le prix de l’indépendance, gage de son entrée dans le concert des nations.
À une dette s’en ajoute donc une seconde : celle du remboursement avec les intérêts de l’emprunt de 1825. Cumulées, ces dettes ne seront remboursées qu’en 1888. Les Haïtiens en paient directement les conséquences dans leur quotidien puisque l’État les oblige à y participer via des prélèvements sur la vente du café qu’ils cultivent. Pendant plus de soixante ans, le paysan haïtien cultivant son café va permettre à des familles françaises de continuer à vivre dans les meilleures conditions. En 1911, sur 3 dollars perçus, 2,53 dollars servent à rembourser la dette, ont estimé les historiens haïtiens Gusti-Klara Gaillard et Alain Turnier.
La double dette reste pourtant bien enfouie dans l’Histoire, personne ne cherchant à faire toute la lumière sur ce sujet. « On a dû payer cette dette pour avoir la paix, commente Frantz Duval, directeur de la rédaction du quotidien haïtien Le Nouvelliste. Mais elle a aussi alimenté la corruption en Haïti parce que les politiciens se sont sucré auprès des intermédiaires pour négocier les prêts avec les banques. »
La mémoire et la dette
La dette disparaît de la mémoire des banques, quelques articles en font mention à la Caisse des dépôts et consignations, qui a joué un rôle majeur dans la redistribution aux familles d’ex-colons concernées. L’affaire est enterrée. Les relations entre élites haïtienne et française n’en sont nullement affectées.
Jusqu’à ce que l’ancien prêtre Jean-Bertrand Aristide, qui fut en 1991 le premier président démocratiquement élu après la dictature des Duvalier, et revenu au pouvoir neuf ans plus tard, réclame à la France que la somme soit restituée au pays. Nous sommes en 2003, on commémore la mort de Toussaint Louverture au fort de Joux, dans sa prison du Jura, et l’année suivante sera celle du bicentenaire de l’indépendance. Aristide a fait ses calculs : 21 685 137 571 de dollars et 48 cents.
Le New York Times, qui a enquêté magistralement en 2022 sur la dette haïtienne, laisse entendre, par la voix d’ambassadeurs de France interrogés, qu’Aristide aurait payé très cher cette reprise en main du dossier… En 2025, il y aura deux cents ans qu’Haïti a dû payer la « rançon de la liberté », titre d’un récent documentaire diffusé le 14 avril dernier sur France Télévisions.
Depuis lors, aucun politique haïtien n’a remis l’affaire à la une. Mais elle n’en reste pas là…
Haïti a longtemps été grevé d’une dette importante contractée auprès de la France au XIXe siècle. Cette « dette de l’indépendance » a été imposée par la France en 1825 comme condition à la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti. Elle a pesé lourdement sur les finances du pays pendant plus d’un siècle. Cette série propose de revenir sur cette histoire et ses conséquences en trois volets.
Prochains épisodes : « Haïti : résurgences de la dette » et « Haïti : la dette à l’Organisation des nations unies ».
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