Le répit aura été de courte durée pour le pouvoir sénégalais tombé en disgrâce. Près de trois mois après sa défaite cinglante à l’élection présidentielle, le voici menacé d’être renvoyé sur le banc des accusés par les nouvelles autorités. Attendu sur la lutte contre l’impunité, marqueur de son « projet » politique, l’exécutif mené par le duo Bassirou Diomaye Faye – Ousmane Sonko laisse entendre sa volonté de régler leurs comptes à ceux qui ont gouverné le Sénégal pendant douze ans.
Dimanche 9 juin, au Grand Théâtre de Dakar, le premier ministre Ousmane Sonko a sonné la charge. Après avoir fustigé une partie des médias accusés de « ne pas payer leur dette fiscale » et des magistrats supposément « corrompus », il a attaqué le camp de Macky Sall sur le dossier de la répression des troubles préélectoraux.
Les violences ont fait une soixantaine de morts entre mars 2021 et juin 2024 et la responsabilité incombe, selon le nouveau pouvoir, à l’ancien président et à son appareil sécuritaire. Plus précisement l’ex-ministre de l’intérieur, Félix-Antoine Diome, ou le haut commandant de la gendarmerie, le général Moussa Fall, débarqué le 24 avril.
« Recruter des nervis, leur donner des armes et les laisser dans la nature pour qu’ils frappent et tuent des manifestants, croyez-vous que nous allons pardonner cela ? Non, nous ne pardonnerons pas cela ! (…) A aucun moment, nous n’avons dit que nous pardonnerions de tels actes », a promis le nouveau chef de gouvernement devant un auditoire de « jeunes patriotes » acquis à sa cause.
Abroger la loi d’amnistie ?
L’avertissement a sorti de sa torpeur le parti déchu. « Il faut qu’il arrête de menacer les gens », a réagi Abdou Mbow, président du groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar (BBY), invitant M. Sonko « à se mettre au travail, lui qui porte un costume qui ne lui va pas ».
Les menaces de poursuites lancées par le premier ministre sénégalais sont d’autant plus critiquées qu’elles semblent remettre en question la loi d’amnistie, votée à l’initiative de Macky Sall, dix jours avant la présidentielle du 24 mars.
Au nom de la « réconciliation et du pardon », le texte avait abouti à la libération de centaines de personnes arrêtées dans le cadre des troubles politiques, et en premier lieu celles de Bassirou Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko. Il enterrait par la même occasion toute possibilité de poursuites contre les forces de défense et de sécurité. Un accord de paix implicite.
Si son parti en a été le premier bénéficiaire politique, « nous n’avons pas voté cette loi d’amnistie, souligne aujourd’hui Mamadou Vieux Aïdara, un cadre du Pastef. Pour autant, Ousmane Sonko n’a pas dit qu’il l’abrogera. Il estime que ceux qui ont commis des crimes durant cette période, que ce soit dans notre camp ou en face, doivent payer. Et seuls les juges peuvent décider de mettre en place des mécanismes spéciaux pour les poursuites ».
Un enjeu hautement politique
L’enjeu est hautement politique pour les nouvelles autorités qui ont fait de la lutte contre l’impunité un argument de campagne. Elles font face à la pression d’une partie de l’opinion décontenancée par l’amnistie et qui réclame toujours justice.
Un collectif de familles de victimes a récemment exigé l’émission d’un mandat d’arrêt international contre Macky Sall, désormais établi au Maroc et envoyé spécial et président du comité de suivi du Pacte de Paris pour la planète et les peuples (4P). A ce jour, une pétition allant dans ce sens a réuni 12 836 signatures. Par ailleurs, plusieurs associations de la société civile réclament l’ouverture d’enquêtes, promises sous Macky Sall.
« Si les autorités parviennent à faire abroger la loi d’amnistie, cela serait une avancée dans la lutte contre l’impunité, espère Alassane Seck, président de la Ligue sénégalaise des droits humains. Des crimes aussi atroces que ceux qui ont été commis doivent être jugés. Et le Sénégal a toutes les compétences pour le faire via ses chambres criminelles, comme il l’a fait pour l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré. »
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Depuis un an, l’ex-chef de l’Etat et une centaine de cadres de l’ancien pouvoir font l’objet d’une campagne tenace les accusant de « crimes contre l’humanité ». En juin 2023, l’avocat franco-espagnol Juan Branco, conseil d’Ousmane Sonko, avait profité d’une visite officielle de Macky Sall à Paris pour annoncer un signalement à la Cour pénale internationale (CPI) et le dépôt d’une plainte devant la justice française.
« Fanfaronnades »
Il affirmait avoir réuni 4 500 éléments prouvant ces « crimes » commis au Sénégal depuis mars 2021. Un an après, le tribunal de La Haye reconnaît avoir reçu « des informations » de M. Branco mais se refuse, au nom de la confidentialité, à commenter la suite donnée à sa démarche.
« Il y a peu de chances qu’une enquête soit ouverte, estime un expert au fait des arcanes de la CPI. Le procureur reçoit des centaines de signalements de ce type chaque année. En Afrique, faute de moyens, ses priorités ce sont les crises en Libye et au Soudan, pas la répression de manifestations dans une démocratie même en difficulté. Par ailleurs, la CPI ne juge des individus que si leur pays d’origine est dans l’incapacité de le faire. »
En France, la plainte déposée au pôle Crimes contre l’humanité du Parquet national antiterroriste (PNAT) n’a pour le moment pas abouti, selon nos informations. « Le doyen des juges d’instruction a, conformément aux réquisitions du PNAT, constaté en février 2024 son incompétence au motif que les faits dénoncés dans la plainte ne relevaient pas de la qualification de crimes contre l’humanité », a déclaré au Monde une source judiciaire du PNAT qui précise qu’un appel a été fait de cette décision. Pour le moment, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris n’a pas encore statué.
Reste l’option d’un procès au Sénégal. Jeudi 6 juin, lors d’une conférence de presse à Dakar, Juan Branco a fustigé la capacité de la CPI, « sous influence » estime-t-il, à poursuivre les cadres de l’ancien régime. Il a invité les Sénégalais à se faire eux-mêmes justice à travers la création d’une « Cour spéciale ».
« Il faudra du courage car il s’agit d’adopter des dispositions légales et peut-être institutionnelles qui sont en rupture avec ce à quoi les hommes politiques sont habitués, à savoir négocier, transiger et se protéger », a-t-il poursuivi après avoir regretté que Macky Sall ait « pu quitter le pays en jet privé et jouit encore de son impunité ».
L’ancien président sénégalais, qui a toujours qualifié de « fanfaronnades » les accusations à son égard, poursuit sa carrière internationale. Le 8 juin, M. Sall, dans le cadre de ses nouvelles fonctions au sein du 4P, était convié à l’Elysée pour un dîner d’Etat organisé en l’honneur du président américain Joe Biden, à l’occasion des célébrations des 80 ans du Débarquement.
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