- Author, Isidore Kouwonou
- Role, BBC Afrique
Le président de la République du Sénégal, Macky Sall était face à la presse de son pays jeudi soir. Occasion pour le locataire du Palais présidentiel d’évoquer des questions brûlantes de l’heure que sont notamment la nouvelle date de la présidentielle et le 2 avril, le jour de la fin de son mandat.
Cette adresse à la nation sous un format d’interview aux médias était très attendue pour décrisper l’atmosphère sociopolitique très tendue depuis le report de l’élection présidentielle normalement prévue pour le dimanche 25 février 2024.
Il est vrai que le Conseil constitutionnel a réglé le problème de report de l’élection en annulant tout simplement le décret et ordonnant la tenue de la présidentielle dans les « meilleurs délais ». Mais quand doit se tenir cette élection ? Si le Sénégal n’a pas un nouveau président avant le 2 avril prochain, que se passera-t-il ?
Les Sénégalais attendaient les réponses à ces deux interrogations lors de l’intervention du chef de l’Etat hier soir. Mais aujourd’hui, difficile de se faire une idée concrète autour de ces deux préoccupations, que ce soient des acteurs politiques et ceux de la société civile interrogés, personne n’est vraiment situé.
Si Macky Sall a semblé donner une réponse à la deuxième préoccupation en indiquant que le « Sénégal ne peut pas rester sans président » après le 2 avril, il n’a pas en revanche pu situer ses concitoyens sur la date de la tenue de cette élection. Il laisse plutôt le soin au dialogue qui s’ouvre lundi prochain de décider de la date de la présidentielle.
« Pour ce qui est de la date, on verra ce que le dialogue proposera. Si le consensus n’est pas trouvé, j’enverrai l’ensemble de la question au Conseil constitutionnel qui avisera », a indiqué Macky Sall, ajoutant qu’au cas où le dialogue se mettra d’accord sur une date, il prendra le décret pour une nouvelle convocation du corps électoral.
Cette sortie médiatique du président de la République du Sénégal est visiblement loin d’apaiser le paysage sociopolitique, vu les réactions au sein des états-majors des partis ainsi que de la société civile.
Une sortie sans aucune perspective ?
Il se dessine au vu des réactions que les explications fournies par le Chef de l’Etat n’ont pas été à la hauteur des attentes des Sénégalais. Les deux principales questions, notamment la date de l’élection présidentielle et l’après 2 avril, n’ont toujours pas trouvé de réponse.
« C’est vrai que le président a dit que sa mission prend fin le 2 avril, mais concrètement il n’est pas arrivé à nous dire ce qui se passera après cette date », affirme Pape Diaw, chauffeur dans la ville de Dakar.
Il ajoute : « Je l’ai entendu dire que si l’élection ne s’est pas tenue à temps et que le dialogue le lui permet, il peut conduire les affaires jusqu’en juin ou avant le début de l’hivernage. Donc il veut toujours prolongé son mandat. Il ne veut pas partir en fait ».
En réalité, les Sénégalais sont confus, pire, en colère après cette intervention du chef de l’Etat. « Le président n’est pas encore prêt à quitter le pouvoir le 2 avril », confie à BBC Afrique ce matin Bacary Domingo Mané, Journaliste, Doctorant en droit de communication.
Pour lui, la Constitution donne les prérogatives à Macky Sall de prendre un décret et de fixer la date de l’élection. Il ne comprend donc pourquoi le président de la République veut confier ce rôle au « supposé dialogue ». Le président « veut créer un vide institutionnel » après le 2 avril.
« Le président veut rester après le 2 avril. En ce moment-là il ne sera plus président de la République, mais il sera président de la transition. N’ayant pas le courage de dire cela, il l’attribut à un soi-disant dialogue », souligne-t-il, indiquant que les Sénégalais ont été déçus hier soir.
Il insiste que le chef de l’Etat sénégalais est en train de créer une autre « crise artificielle » parce que, selon lui, des candidats refusent déjà de participer à ce dialogue qui n’a pas sa raison d’être. « Il est toujours dans la perspective d’aller jusqu’en décembre prochain ».
Un dialogue que d’aucuns rejettent déjà
Unanimement, les acteurs sociopolitiques, après avoir suivi le président Macky Sall hier, s’accordent à dire qu’on n’a pas besoin de dialogue pour fixer une date pour l’élection présidentielle. C’est un « discours clair-obscur » que le chef de l’Etat a servi aux Sénégalais, selon Prof. Mary Teuw Niane, ancien ministre, enseignant à d’Université à Dakar.
« Le Président-putchiste est revenu sur la période électorale fixée par le Conseil constitutionnel en refilant le forfait au dialogue politique qu’il va organiser lundi et mardi autour de la date de l’élection présidentielle et de l’interprétation de l’article 36.2 de la Constitution. Il laisse entendre du bout des lèvres que l’élection présidentielle n’atteindra pas l’hivernage », déclare-t-il.
Cet ancien ministre de Macky Sall est allé plus loin en indiquant que seuls les candidats à cette élection peuvent être concernés par la concertation si elle doit avoir lieu.
« Le Président-putchiste au lieu d’inviter à une concertation les dix-neuf candidats intéressés et concernés, créera un arbre à palabre fourre-tout favorable à ses desseins funestes », précise-t-il avant d’ajouter : « Il a expliqué comment il va s’appuyer sur le dialogue politique, les pseudo consensus malicieusement élaborés pour violer une à une les décisions du Conseil constitutionnel ».
Pour Babacar Thioye Ba de la Coalition Khalifa, le président de la République fait du chantage aux Sénégalais. « Macky Sall envisage une transition, où il est le seul à pouvoir à assumer. Il fait du chantage au peuple sénégalais : on dialogue ou il reste président au-delà du 2 avril », fait-il remarquer.
Le dialogue proposé par Macky Sall est une tentative de diversion, selon la Plateforme Aar Sunu Election. Dans un communiqué rendu publique ce matin, cette plateforme souligne que le président n’a manifesté aucune volonté d’appliquer la décision du Conseil constitutionnel N°1/C/2024.
« Sa tentative de diversion à travers l’invitation à un dialogue inapproprié est inacceptable, la seule exigence du moment étant la fixation de la date du scrutin », indique Aar Sunu Election qui juge impératif que Macky Sall cesse de contourner les « directives claires du Conseil constitutionnel qui exigent les élections avant le 2 avril 2024 ».
Le Coordonnateur du Forum Civil, Birahim Seck dénonce le comportement du chef de l’Etat sénégalais qui porte atteinte aux droits des candidats. M. Seck ne voit pas l’opportunité d’un dialogue du moment où le Conseil constitutionnel lui a demandé de « poursuivre le processus et d’organiser les élections en fixant la date ».
Quant au président de AGIR, le président Macky Sall « crée un problème dans le problème jusqu’à ce que la solution soit lui-même ». Thierno Bocoum, également juriste et ancien parlementaire, rappelle que l’autorité compétente, c’est bien Macky Sall. « Ce n’est pas un collège de partis politiques et de candidats », souligne-t-il, faisant allusion aux participants du dialogue.
Il trouve que le pays sort « des délais impartis et de la décision du Conseil constitutionnel ». « Il va rester pour nous prémunir d’une vacance du pouvoir alors qu’il pouvait désigner la date du scrutin depuis longtemps », fait-il observer.
Aminata Touré, ancien Premier ministre, candidate recalée de cette élection présidentielle, est claire : « Je ne participerai à aucun dialogue ni concertation, encore moins à un entretien ou une causerie avec le président ».
Le président de la République, poursuit-elle, doit partir après le 2 avril. « Le président Macky Sall qui ne sera plus président du Sénégal après le 2 avril n’a moralement et juridiquement pas le droit de laisser notre pays dans un imbroglio institutionnel gros de tous les risques ».
L’homme politique, président du parti la République des Valeurs, Thierno Alassane Sall pense déceler les manigances qu’orchestre Macky Sall. Ce dernier, selon lui, a convié des « individus soigneusement sélectionnés pour leurs positions divergentes » à ce dialogue dont « l’objectif principal est d’organiser la mésentente ».
« Prétextant de cette absence prévisible de consensus, Macky Sall va imposer ses desiderata, à savoir reprendre la liste des candidats pour réintroduire et exclure qui bon lui semble, prolonger son mandat, par une interprétation abusive de l’article 36-2 de la Constitution, et rester jusqu’à la passation de pouvoir ».
Tout comme d’autres figures de la sphère politique sénégalaise, il ne compte pas « cautionner un dialogue orchestré pour parachever le coup d’État constitutionnel qui se déroule depuis le 3 février 2024 ». Il entend d’ailleurs « saisir le Conseil constitutionnel d’une requête afin de constater et de remédier à la carence du président de la République, qui refuse de fixer la date de l’élection, en violation de sa décision n°1/C/2024 du 15 février 2024 ».
Des candidats qui ne seront pas présents au dialogue lundi
C’était prévisible quand on sait que la plupart d’entre eux étaient contre le report de l’élection présidentielle. Ce vendredi en conférence de presse, 16 des 19 candidats retenus pour cette élection ont rejeté l’invitation du président Macky Sall.
Ils ont clairement signifié lors de cette rencontre avec les médias qu’ils attendent la date de l’élection et non un dialogue dont ils ne voient aucune utilité.
Macky Sall a donné des gages, selon Prof. Samb
Parmi les réactions suite à l’intervention du président de la République, celles du Prof. Moustapha Samb semble accorder le bénéficie du doute à Macky Sall. Pour lui, le chef de l’Etat a donné des gages pour son départ à la fin de son mandat.
L’universitaire pense que l’organisation de l’élection avant le 2 avril sera difficile mais pas impossible. Tout dépendra, selon lui, des acteurs politiques qui se retrouveront lors de ce dialogue.
« Quand on fait l’analyse du discours du président, je crois vraiment qu’il est prêt à partir et être en phase avec la Constitution de notre pays », souligne Prof. Moustapha Samb.
Pour lui, s’il arrive qu’on décide de la tenue de l’élection au 10 mars par exemple, on peut laisser le président expédier les affaires courantes si le processus ne se termine pas avant le 2 avril. « C’est le consensus que les hommes politiques doivent pouvoir régler », précise-t-il.
« De toutes les façons, l’opinion internationale suit la situation de près. Le président a été très déstabilisé par la vague de pressions. ça l’a traumatisé et on le voit dans son discours. Donc, c’est quelqu’un qui veut organiser des élections transparentes et apaisées et partir en beauté », dit-il.
Il conclut en indiquant que Macky Sall n’a plus de marge de manoeuvre, et donc va partir.
Une loi d’amnistie qui n’est pas du goût des Sénégalais
Pour la plupart de ceux qui ont suivi le président de la République hier, la loi d’amnistie qu’il s’apprêter à faire promulguer ne bénéficiera qu’à lui-même. Il prétend le faire pour la libération des certains détenus politiques, notamment Ousmane Sonko et Diomaye Faye, candidat à la présidentielle, mais en fait, Macky Sall veut assurer ses arrières, selon ces acteurs de la vie sociopolitique sénégalaise.
« Macky Sall, qui a incarcéré sans états d’âme des centaines de personnes, prétend un désir de réconciliation, pleinement conscient des dossiers sensibles qui l’attendent, notamment ceux liés au pétrole et au fonds COVID. Dealer avec lui pour reporter les élections et amnistier à grande échelle serait trahir le sacrifice des jeunes morts pour s’être opposés au report de l’élection », note Thierno Alassane Tall.
Et de préciser : « Pour faire passer la pilule, Macky Sall nous offre une amnistie. Mais l’amnistie concerne au premier titre lui-même et ses soutiens. Il est aujourd’hui évident que Macky Sall et ses complices, confisquent le droit de s’exprimer des Sénégalais pour assurer leurs arrières ».
C’est la même lecture que fait l’ancien ministre, Prof. Mary Teuw Niane : « Il suggère par exemple l’amnistie de tous les détenus des différents évènements politiques, l’amnistie des faits politiques sous son magistère. Au lieu de libérer les détenus politiques, il veut aussi passer en perte et profit les assassinats récurrents des jeunes, absoudre les assassins. Tout est dit dans un air sibyllin, avec un détachement qui fait froid au dos ».
Egalement, des défenseurs des droits de l’homme dans le pays émettent des réserves par rapport à cette loi d’amnistie annoncée par Macky Sall. « Nous sommes opposés à des lois d’amnistie », lance Sadikh Niasse, Secrétaire général de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (RADDHO).
Pour lui, cette loi va effacer les crimes qui ont été commis et qu’on ne pourra plus élucider. « On ne peut que manifester notre désaccord par rapport à ces crimes économiques, de sang qu’on veut effacer », souligne-t-il.
Eu égard à ces réactions, il se dégage qu’un lendemain meilleur ne se dessine pas encore pour le Sénégal. Surtout que des appels pour des manifestations pour exiger la tenue de l’élection dans les « meilleurs délais » continuent d’être lancés par les coalitions contre le report de la présidentielle.
La sortie médiatique de Macky Sall n’a visiblement pas convaincu. Elle n’a pu décanter la situation. Le problème reste entier, l’atmosphère demeure tendue avec les acteurs politiques et de la société civile.
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