Mathieu, Dominique, Marine… La danse en héritage

Dans un ultime pas de deux, Mathieu Ganio et Ludmila Pagliero subliment l’amour tragique. Il incarne Onéguine dans le ballet de John Cranko, inspiré du roman de Pouchkine. Elle, Tatiana, l’amoureuse méprisée que le dandy repenti tente de reconquérir. Il l’étreint, elle résiste. Il la soulève, elle s’envole dans des portés au parfum de 7ème ciel. Elle succombe, un temps, puis se ravise et le repousse, les condamnant tous les deux au malheur. Un moment de grâce absolue et le rideau tombe. Les spectateurs ont la gorge serrée. Mathieu revient saluer les yeux embués.

Ce samedi 1er mars, à la veille de ses 41 ans, le danseur étoile fait ses adieux. Quelque part, dans la salle, deux femmes sont en pleurs, Dominique Khalfouni, sa mère, et Marine Ganio, sa sœur. « Il va me manquer, avoue la jeune femme. C’est un merveilleux artiste qui excelle dans l’interprétation. » Au Palais Garnier, ces trois-là sont un peu comme chez eux. « C’est plus qu’un lieu de travail, c’est notre maison », souffle Marine.

« J’étais fasciné par la vie de troupe »

Dans cette famille, la danse se conjugue au pluriel. Marine est première danseuse. Dominique, une ancienne étoile qui a quitté l’Opéra de Paris en 1980 pour devenir la ballerine inspirée et inspirante de Roland Petit. Au ballet national de Marseille, elle forme alors un couple, sur scène comme dans la vie, avec Denys Ganio. « Mon rêve absolu était d’avoir des enfants, pas de devenir étoile, révèle celle qui a dansé avec Pierre Lacotte, Noureev ou Baryshnikov. Alors que sa carrière est à son apogée, Dominique choisit la maternité. Mathieu nait le 16 mars 1984. Et la maman-artiste remonte sur les planches. « J’ai fait en sorte qu’il me suive partout car je ne voulais pas le quitter. »

Du couffin à son entrée en primaire, le petit garçon observe le monde du spectacle depuis les coulisses. Les tournées, la scène, les studios, sont autant de cours de récréation. « J’étais fasciné par la vie de troupe, se souvient-il. Je ressentais un étrange sentiment en voyant ma mère danser. C’était elle et c’était une autre, elle incarnait des femmes fatales ou des prostituées. » À 2 ans et demi, sur une idée de Roland Petit, il joue le petit Arlequin, dans Ma Pavlova, aux côtés de Dominique. « Il n’attendait que ça, reconnaît la maman. C’était naturel, car il sautait et dansotait à longueur de journée. » Lui se rappelle « une vive émotion. » La suite est une évidence : premier cours à 7 ans chez Colette Armand, puis à l’école de danse de Marseille. Marine, née en 1988, l’y rejoindra quelques années plus tard. « Je voulais suivre les traces de mon frère, reconnaît-elle, plus que celles de ma mère. Même si, encore aujourd’hui, quand je veux me mettre dans un bel état d’esprit avant d’aller travailler, je regarde des vidéos d’elle. »

Son fils aime la rigueur

À 12 ans, Mathieu intègre l’école de danse de l’Opéra de Paris, la gardienne du temple, où l’on façonne les élèves à la tradition classique. Elle est située à Nanterre depuis 1987 et implique de rester au pensionnat. Après une semaine de cours, il remballe toutes ses affaires et débarque à Marseille : « j’étais loin de ma famille. La danse n’était plus une activité périscolaire. Il y avait trop de contraste. Je n’étais pas prêt à faire ces sacrifices », admet Mathieu. Deux ans plus tard, Claude Bessy, alors directrice de l’institution, insiste auprès du garçon : « tu risques de le regretter toute ta vie. » Mathieu a 15 ans et il accepte. « C’était merveilleux et, en même temps, très angoissant, avoue Dominique, car je savais ce que cela impliquait. »

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Dominique Khalfouni, Denys Ganio et leur fils Mathieu.

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© Jean-Claude DEUTSCH/PARISMATCH/SCOOP

Enfant, elle a connu l’époque où les petits rats apprenaient sous les toits de Garnier. « Il y avait une certaine rudesse qui m’était tombée dessus comme une chappe de plomb », précise-t-elle. Son fils admet « aimer la rigueur et la discipline ». Mais pas l’internat ! Pour éviter que l’épisode précédent ne se reproduise, Dominique, séparé du papa, s’installe avec ses enfants dans la capitale pour que Mathieu dorme tous les soirs à la maison. Elle renonce à la scène et devient professeur de danse. À l’issue du cursus, deux ans plus tard, à 17 ans, Mathieu est embauché par le ballet de l’Opéra. « J’étais libre, raconte-t-il. Je gagnais ma vie en faisant ce que j’aimais le plus au monde. » Aspire-t-il déjà au statut d’étoile ? Il s’en défend. Mais, qui au sein de la plus prestigieuse compagnie au monde ne rêve pas, même secrètement, de décrocher le Graal ? Peu importe, d’autres l’envisagent pour lui : sa trajectoire est fulgurante. Quadrille, en 2001, il devient coryphée l’année suivante, puis sujet l’année d’après. En 2004, à 20 ans, il est nommé étoile, sans même passer par le grade de premier danseur. « Au début, je me demandais si je méritais d’être là, se remémore-t-il, ou si je le devais à ma filiation. Puis, le doute s’est estompé. »

La blessure de trop

Pendant ce temps, à l’école de danse de l’Opéra, Marine grimpe de division en division. « J’étais fière de l’aura que Mathieu dégageait, se souvient-elle. Je savourais à ses côtés. » Plus qu’une consécration, « ce titre est une charge explique l’intéressé. Il faut montrer l’exemple. » Mais surtout il faut durer ! Jeune, un danseur excelle en dextérité et pêche parfois dans l’interprétation. Il manque de vécu, matière nécessaire pour nourrir les personnages. Avec l’âge, la palette de son jeu se déploie mais l’organisme ne suit plus. « Il peut exister une certaine nostalgie des sauts de grande amplitude. Il ne faut pas le prendre comme une injustice mais comme un rééquilibrage et se concentrer sur ce qu’on a envie de faire passer comme émotion. »

En 24 ans de carrière, le corps absorbe les chorégraphies autant qu’il encaisse les cadences. Au prix, parfois, de douleurs et de lésions. Mathieu reconnaît « un accident du travail par an, au dos, aux genoux, aux mollets… » La blessure de trop, celle qui entraîne de lourdes conséquences sur le physique et le mental « aurait été la seule raison qui me pousse à quitter l’opéra, avoue-t-il, si elle impliquait que je ne puisse plus maintenir mon rang d’étoile. » Chez les Ganio, on ne se défile pas devant le moindre bobo ni au premier obstacle. On serre les dents et on avance. Dominique lève un voile sur sa carrière : « peu de temps après mon engagement à l’Opéra, j’ai été victime d’un grave accident au genou. Les médecins m’annoncent que je ne danserai plus jamais. Je ne voulais pas renoncer, alors je me suis rééduquée toute seule. Je me suis battue jour après jour et ça a marché ! » Si bien qu’à son retour, elle est promue sujet, approche ses premiers pas de deux… et la direction la nomme étoile dans la foulée.

Les adieux de Mathieu Ganio

Les adieux de Mathieu Ganio

© PATRICK FOUQUE

Entre Dominique et ses enfants, la transmission se passe de longs discours. C’est une manière d’être au monde. Une présence. Une exigence dans le travail. « Maman n’était pas stricte, précise Mathieu, elle était à l’écoute de nos émotions mais pas question de nous garder au lit à la moindre fièvre. Ça nous a beaucoup aidés par la suite ! » Marine n’a pas subi de graves blessures. Sa résilience se situe ailleurs. En 2005, elle rejoint à son tour la compagnie mais en CDD. Pendant plusieurs saisons, elle s’évertue à trouver sa place. Il planait une « pression bienveillante, raconte-t-elle. Avec une mère et un frère étoiles, les attentes étaient élevées. C’était lourd à porter. J’avais envie de dire : « Regardez-moi et vous me jugerez après ». »

Cruauté

La vie place sur son chemin Florian Magnenet, premier danseur dans la compagnie jusqu’en 2022. Un déclic : « Mon mari m’aimait pour la personne que j’étais, explique Marine. Je pouvais donc suivre ma propre voie. » Et les rouages se débloquent : elle obtient un CDI, est promue coryphée 2011 puis sujet en 2012, et décide… de devenir maman ! Un acte fort, libre, comme une certaine Dominique à son époque. « C’était culottée de ma part, analyse Marine, car je montais enfin dans la hiérarchie, mais je voulais avoir des enfants jeunes. » Elle aura Chloé à 25 ans, puis Camille, à 29. Autour de chaque naissance, un an de parenthèse. Un physique à reconstruire, un souffle à récupérer. Après l’arrivée de sa deuxième fille, la carrière de Marine ronronne.

Mathieu, lui, continue de briller. Il devient l’un des danseurs les plus charismatiques du ballet. « Même si ma famille me permettait de relativiser, j’étais triste ces dernières années de ne plus évoluer, reconnaît Marine Ganio. J’éprouvais un peu de honte. Celle de déceler de la déception dans le regard de mon frère et de ma mère. » Mathieu évoque plutôt un sentiment d’injustice : « pas par rapport à ceux qui étaient promus, précise-t-il, mais parce qu’on apprend à l’école que si on travaille bien on sera récompensé. Marine est une bosseuse, elle a des qualités techniques incroyables et c’est une interprète. Mais il y a des facteurs qu’on ne maîtrise pas. » La vie dans une compagnie a sa part de cruauté. L’opéra est un vivier de talents avec, par définition, beaucoup d’appelés et peu d’élus au titre suprême. « Marine est forte et hypersensible, la décrit sa mère. Elle ne se plaint pas mais elle ne lâche jamais. » Bon sang ne saurait mentir…

Mathieu Ganio

Mathieu Ganio

© PATRICK FOUQUE

Marine et son mari, Mathieu et son compagnon, Audric Bézard, premier danseur à l’Opéra, ont élargi la famille au sein de la Grande maison. Un socle sur lequel chacun a pu s’appuyer. Quand le 22 janvier 2025 Marine a été nommé première danseuse, « une partie en moi s’est apaisée, avoue Mathieu. Sa carrière a pris un chemin sinueux, mais tout aussi honorable. Elle est à sa place ! » Quant à la génération suivante, aucune des filles de Marine et de Florian n’est attirée pas la danse. « Chloé a essayé, raconte-t-elle. Elle s’est vite ennuyée. Et Camille préfère le patinage. » Mathieu a attendu les dernières années de sa carrière pour devenir papa. Lors de sa soirée d’adieu, Audric est montée sur scène avec leur fils, Gustave, deux ans et demi. Leur fille Gabrielle, 10 mois, était restée à la maison. Gustave a vu pour la première fois son père danser il y a quelques mois. « Je voulais qu’il goûte à la magie de mon univers, explique-t-il. Depuis, il me dit : « moi, veux danser ! », avoue Mathieu Ganio en souriant.

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