Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez entendu ou lu le nom d’Erich Justitz ?
Laurent Chassaing : « Je me souviens tout à fait de la première fois, je ne saurais dire la date, mais je me souviens de la première fois où j’ai lu ce nom sur la plaque qui est apposée sur le pont de Beaulieu. Là, je me suis posé la question de savoir ce que faisait ce Tchèque en juin 1944 sur le pont de Beaulieu et c’est de là qu’est parti à un questionnement qui trouvait écho au travail que j’avais fait sur la reconstitution de la Résistance, du parcours résistant de mon père. »
Il faut préciser que votre père était un grand résistant et que sur cette plaque il était spécifié « La ville de Beaulieu au camarade tchèque Erich Justitz tombé ici pour la liberté le 9 juin 1944 ». Grâce à vous, il a été mentionné ensuite sur une deuxième plaque « Mort pour la France ». Vous y teniez.
« J’y tenais. Mon père était effectivement résistant corrézien qui était en fait un officier de l’armée française. Il est parti au front et il a eu un parcours un petit peu chaotique dans la mesure où il a été fait prisonnier le 18 juin 1940. Il a fait deux séjours dans des camps de prisonniers, à Osterode et à Hambourg et il s’en est évadé. C’est en rentrant en Corrèze, lorsque la zone Sud a été envahie, qu’il est rentré dans la Résistance armée. Donc j’ai fait tout ce travail qui m’a fait rentrer dans l’histoire de la Résistance. À l’occasion d’un voyage dans le sud de la Corrèze, je tombe sur cette plaque… »
« Je me suis dit que ce camarade tchèque tué sur le pont de Beaulieu devait avoir un lien avec l’épisode de la division ‘Das Reich’ qui remontait à cette époque-là et dont on connaît les exactions à Tulle et Oradour. J’ai remonté un petit peu une partie historique parce que comme je dis souvent quand on commence à tirer sur un fil de laine, il y a toute la pelote qui vient. »
« J’ai retrouvé son parcours, quittant la Tchécoslovaquie en 1938, il fait un détour pour aller en Palestine, il revient et il tombe en juin 1944 sur le pont de Beaulieu. J’ai reconstitué un petit peu cette histoire et un des points essentiels de ma démarche, ça a été de découvrir dans les archives du Service historique de la Défense française le fait qu’il avait été reconnu ‘Mort pour la France’. »
« Cette distinction ‘Mort pour la France’ est quelque chose d’absolument essentiel qui lui confère des droits. J’ai pris contact avec la mairie de Beaulieu et avec la région et me suis rendu compte que la présence de Tchèques était beaucoup plus nombreuse que ce seul résistant Erich Justitz. La trace de sa reconnaissance en tant que ‘Mort pour la France’ n’apparaît même pas dans le registre de Beaulieu, fait encore plus dramatique pour moi qui me suis pris de sympathie pour lui. C’est à partir de là effectivement que j’ai remonté toute cette période et que je suis rentré en contact avec les autorités locales, la préfecture, l’Office national des anciens combattants, les mairies et autres. Cela a été un parcours un petit peu difficile dans un climat mémorial corrézien qui est également compliqué. »
« Et voilà, j’ai abouti à la pose d’une deuxième plaque sous la première en présence du préfet de Brive-la-Gaillarde et du représentant du directeur de l’Office national des anciens combattants. Erich Justitz est désormais officiellement reconnu ‘Mort pour la France’, ce qui donne le droit à un fleurissement de cette plaque chaque 11 novembre. »
Vos recherches vous ont mené d’abord à en savoir davantage sur le Centre d’aide tchécoslovaque de Lapeyre et puis qui vous ont amené jusqu’aux archives de Josef Fišera à Pardubice également…
« Je n’ai pas quitté la France mais je suis rentré en contact à l’occasion de toutes ces recherches avec d’une part une association qui s’appelle l’Association des volontaires tchécoslovaques en France (AVTF) qui avait trouvé un article sur monsieur Fišera. J’ai découvert effectivement le trajet des engagés volontaires tchèques. On a retrouvé la trace d’Erich Justitz parmi les engagés volontaires qui sont endivisionnés au moment de l’invasion allemande et qui s’échappent par miracle de la capture. Ils étaient dans le nord-est de la France, ils s’échappent avant de cheminer vers les camps de rétention du sud de la France du côté de Perpignan. Il y a ensuite la constitution de ce Centre d’aide tchécoslovaque, d’abord à Marseille qui va louer des fermes dans la Corrèze du côté de Beaulieu et de Mazeyrac. Là, le chemin de Justitz m’échappe un petit peu parce que son nom apparaît effectivement au Centre d’aide tchécoslovaque de Marseille, je retrouve aux archives départementales de la Corrèze une colonie tchèque assez nombreuse finalement mais qui est démantelée par la Gestapo et par les gardes mobiles de Pétain aux environs d’avril-mai et toute une partie s’échappe et rejoint l’Armée secrète de Basse-Corrèze à Beaulieu. »
« C’est comme ça qu’on retrouve deux personnages clés, d’une part le chef Louis (Ludvík) Máníček qui est quelqu’un qui a eu un rôle très important pour la recherche des corps des disparus tchèques pendant la Deuxième guerre mondiale et ensuite la trace d’Erich Justitz. »
« Mais cet épisode de la présence tchèque en Basse-Corrèze est quelque chose qui m’a intrigué dans la mesure où la mémoire locale l’a complètement oubliée. Enfin, j’ai retrouvé une personne qui se souvient effectivement de cette colonie de Tchèques du côté de Beaulieu et de Lapeyre, un petit village qui était un groupement de fermes. »
Erich Justitz n’avait pas d’enfants. Sa sœur a survécu à la déportation et c’est parce qu’elle était basée à Strasbourg que ses restes ont été finalement enterrés dans le cimetière juif de Strasbourg-Cronenbourg…
« C’est dans le dossier du Service historique de la Défense où j’ai retrouvé justement le témoignage de Louis Máníček et le témoignage de sa sœur. Sa sœur a été effectivement en camp en Pologne. Libérée, elle est venue en France, probablement à la recherche de de son frère. Je pense qu’elle a su à ce moment-là que ses parents étaient morts en déportation puisqu’on retrouve tout cela au cimetière. Puis, elle s’est installée à Paris. Par contre, on la retrouve ensuite sous son nom marital à Strasbourg et de Strasbourg, elle fait la demande de restitution du corps de son frère. »
« J’ai passé beaucoup de temps à retrouver cette trace et c’est vraiment parfaitement par hasard que les archives départementales de Tulle, donc de la Corrèze, m’ont retrouvé un papier qui fait état d’une démarche tout à fait officielle du gouvernement français : la restitution des corps des disparus dès lors qu’ils étaient identifiés. Herta Justitz demande la restitution du corps de son frère qui était à Beaulieu et qu’elle ramène à Strasbourg-Cronenbourg. Pour moi, ça a été vraiment très satisfaisant après tout mon travail : non seulement Erich Justitz est reconnu officiellement par l’État français à Beaulieu, mais également son corps n’a pas disparu parce que Beaulieu ne retrouvait plus la trace de cette caisse en bois qui avait été hâtivement enterrée au cimetière de Beaulieu. Il est donc inhumé aujourd’hui au cimetière de Cronenbourg. »
« J’ai un dernier regret très important. Ce cimetière dépend du Consistoire israélite de Strasbourg. J’ai pris contact avec des personnes chargées du patrimoine et cette tombe est très abîmée, les inscriptions sont en train de disparaître. Ces inscriptions, c’est à la fois Erich Justitz, ses deux parents – à mon avis les corps ne sont pas là mais il y a leurs noms sur la stèle. C’est la dernière démarche sur laquelle je suis bloqué, parce qu’actuellement la rénovation de cette stèle impliquerait conjointement le Souvenir français du Bas-Rhin et le Consistoire israélite de Strasbourg. »
« Je suis en contact avec des représentants de ces institutions qui seraient en train de mettre en place une convention de rénovation de la totalité des tombes de ce carré d’honneur, donc est-ce que ce sont des problèmes de coûts ou est-ce que c’est un accord qui a du mal à passer ? En tout cas c’est la dernière étape pour véritablement finir mon travail de mémoire. La dernière, c’est la réhabilitation et la réinscription de cette stèle, parce que si les noms disparaissent sur cette stèle, il ne restera plus que les papiers et le travail que j’ai fait. Voilà un petit peu le point où j’en suis de cette démarche qui m’a permis de m’intéresser à ce camarade tchèque tué ici pour la France et mort pour la France. »
‘Mort pour la France’, mention qui figure à Beaulieu et qui figurera sur cette stèle peut-être bientôt rénovée à Strasbourg avec la date de naissance exacte d’Erich Justitz, 19 janvier 1910, et la date de sa mort, le 9 juin 1944.
Crédit: Lien source
Les commentaires sont fermés.