OPINION. « Monsieur le Président, engagez la France à soutenir Radio Free Europe/Radio Liberty », par Thibaut Bruttin, directeur général de RSF
Le samedi 15 mars à 9 h 43, Crystal G. Thomas, directrice du bureau des ressources humaines de l’USAGM, la holding de l’audiovisuel extérieur américain, a envoyé un simple courriel à l’ensemble des employés de Voice of America (VOA) leur annonçant qu’ils étaient placés en congé administratif. Le même jour, Radio Free Europe (RFE) apprenait que la conseillère principale de l’USAGM, Kari Lake entendait suspendre son financement. Le 21 mars, ce fut au tour de Radio Free Asia d’annoncer le placement en congé sans solde de 75 % de son personnel basé aux États-Unis. Voici les premières conséquences du décret signé par le président des États-Unis le 14 mars, démantelant l’organisme chargé de la distribution des fonds à ces médias, l’USAGM.
Cette décision funeste de l’administration Trump s’inscrit dans la croisade menée contre le journalisme. Alors que neuf collaborateurs de ces médias croupissent actuellement en prison dans quelques-uns des régimes les plus répressifs de la planète et que des dizaines de leurs journalistes risquent désormais d’y être renvoyés, cette annonce constitue une faute morale. Elle représente aussi une erreur géostratégique que n’ont pas manqué de relever les ennemis de la presse, allant jusqu’à se féliciter publiquement de ces morts annoncées.
Depuis dix jours, les dirigeants et les journalistes de VOA, de RFE et de Radio Free Asia se battent pour la survie de leurs médias. Radio Free Europe a intenté une action en justice contre l’USAGM, contestant la retenue des fonds et a obtenu de premières avancées sur les fonds promis par le Congrès au titre de 2025. Reporters sans frontières (RSF) s’est associée aux employés de VOA et à leurs syndicats pour déposer une plainte devant la justice américaine. Les analyses juridiques concordent : l’action de l’administration Trump est manifestement illégale et probablement non conforme à la Constitution américaine.
De nouvelles décisions de justice seront rendues prochainement, mais l’administration Trump peut très bien choisir de passer outre ou de faire avaliser ses choix par le Congrès, ou encore de conserver ses médias, mais en les transformant en outils de propagande au service de ses lubies. Le temps est compté, les ressources étant limitées.
Le cas de Radio Free Europe
Dans cette catastrophe, le cas de Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL) est particulièrement préoccupant pour l’Europe, confrontée à une guerre informationnelle exacerbée. Face à la montée des régimes autoritaires, des manipulations médiatiques massives et des campagnes de désinformation, RFE/RL – fondation privée de droit américain, distincte de l’administration fédérale et éditorialement indépendante -, informe chaque semaine près de 50 millions de personnes à travers l’Europe de l’Est, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.
Face à la crise financière critique qui frappe ce pilier du droit à l’information, une issue doit être favorisée : à l’initiative de la Tchéquie, onze États membres de l’Union européenne ont d’ores et déjà manifesté leur volonté de soutenir financièrement RFE/RL. La France, pays des droits de l’homme, n’a toujours pas rejoint cette initiative. Ce silence, dans un contexte d’urgence, est incompréhensible. La France doit se mobiliser dès maintenant, pour trois raisons majeures.
Un intérêt géostratégique évident
Soutenir RFE/RL, c’est également protéger les intérêts stratégiques de l’Europe. Dans un monde où les démocraties sont sous pression et où des régimes comme la Russie ou la Chine intensifient leurs efforts pour déstabiliser les États européens par la désinformation, RFE/RL est une arme pacifique mais puissante : celle du journalisme.
Ses journalistes, souvent exposés à des menaces directes, couvrent des territoires stratégiques, notamment en Russie, en Ukraine, au Bélarus ou encore dans les Balkans. En s’appuyant sur des enquêtes rigoureuses et des reportages de terrain, ils permettent de contrer les récits mensongers, de dénoncer les violations des droits humains et de renforcer la résilience démocratique dans des régions clés pour l’équilibre européen.
La force symbolique d’un soutien de l’Europe à RFE/RL se pose comme une évidence : le continent reprendrait le flambeau de la liberté, au nom du droit à l’information fiable et de la liberté de la presse.
RFE/RL, un média à l’ADN profondément européen
Enfin, il est crucial de rappeler que RFE/RL n’est pas seulement un héritage de la guerre froide ou un projet transatlantique. Ses valeurs, sa mission et son action s’inscrivent pleinement dans le cadre européen.
Installée à Prague depuis 1995, à l’invitation du président Vaclav Havel, la radio partage les objectifs fondamentaux de défense des libertés publiques, de promotion de la démocratie et de lutte contre la censure. La majorité de son personnel est issue des pays de diffusion et exerce avec détermination et courage sa mission d’information. RFE/RL s’avère de fait un média européen.
Une détresse financière qui menace un pilier de l’information libre
Depuis sa création en 1950, RFE/RL s’est imposée comme une bouée de sauvetage pour des millions de citoyens vivant sous des régimes autoritaires, là où les médias libres sont réduits au silence. Faute de pouvoir assurer ses 150 millions de dollars de budget annuel, RFE/RL pourrait bientôt ne plus pouvoir faire fonctionner ses antennes en 27 langues, animées par quelque 1 700 journalistes et collaborateurs. RFE/RL devra bientôt se séparer de ses collaborateurs pour limiter ses coûts.
Une coalition d’États-membres, élargie au Royaume-Uni ou au Canada, par exemple, ou l’Union européenne elle-même pourrait prendre le relais de l’USAGM et permettre la survie des rédactions, en synergie avec d’autres acteurs européens du secteur comme France Médias Monde (France 24 et RFI) et Deutsche Welle. Ce financement pourrait s’inscrire dans les 800 milliards d’euros de dépense annoncés pour la défense de l’Europe. Un tel plan ne saurait négliger la protection de notre espace informationnel et la lutte nécessaire contre les ingérences étrangères et la propagande.
Aujourd’hui, en l’espace de dix jours, onze États membres, dont l’Allemagne, la Pologne et les pays baltes, ont annoncé clairement leur volonté de participer au financement de RFE/RL. Leur engagement est une preuve éclatante de la reconnaissance de l’importance stratégique et morale de cette institution. La France doit s’associer à cette initiative pour démontrer son attachement indéfectible à la liberté de la presse et à l’indépendance journalistique.
Le prix Goncourt Jean Vautrin écrivait : « La liberté est une flèche tirée en direction du ciel. Les fous et les poètes pensent qu’elle atteindra le soleil. Les politiciens attendent qu’elles retombent. Le sage aiguise une autre flèche. » Ne laissons pas l’immobilisme et le silence s’imposer et engageons dès aujourd’hui la France dans le concert des Nations qui souhaitent prendre le relais ô combien symbolique des États-Unis d’Amérique pour que Radio Free Europe puisse continuer d’informer.
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