Paris, refuge doré d’un membre du M23

Lawrence Kanyuka, porte-parole du M23, arrive à Goma (RDC) le 6 février 2025, lors d’un rassemblement public convoqué par le groupe armé | AFP, Alexis Huguet

A l’heure où l’ONU accuse le M23, un mouvement de rebellion sévissant actuellement en RDC avec le soutien du Rwanda, de graves exactions et que ses chefs font l’objet de sanctions américaines et européennes, un de ses porte-parole, Lawrence Kanyuka, gère depuis Paris une société de conseil minier sans déposer ses comptes. Et sans que le fisc français n’y trouve à redire.

C’est un gigantesque pays au-dessus duquel planent des vautours. Le malheur de la République démocratique du Congo (RDC), c’est d’être trop riche, d’avoir un sous-sol qui regorge de tant de trésors qu’il attire les convoitises des charognards du monde entier. A l’est de ce géant aux pieds d’argile, là où la terre déglutit de l’or, de l’étain et surtout du coltan (utilisé pour fabriquer nos smartphones), une guerre fait rage depuis trente ans. Elle a fait des millions de morts, tant et tant qu’on en a perdu le compte.

« L’Afrique à la forme d’un revolver, dont la gâchette se trouve au Congo. » Jamais cette phrase écrite il y a des décennies par le philosophe martiniquais Frantz Fanon n’a semblé autant d’actualité. Il faut dire que le conflit en RDC a connu une recrudescence ces dernières semaines, avec l’offensive menée par les rebelles du « Mouvement du 23 mars » (M23). Accusés par l’ONU de graves exactions, y compris sur des enfants (France 24, 19 février 2025), les insurgés ont fondu sur Goma et Bukavu, les principales villes de l’est du pays, non loin de la frontière avec le Rwanda.

Ruée vers l’or (et bien d’autres trésors…)

Ce point a son importance. Car derrière le M23, plane l’ombre du Rwanda. Après le génocide des hutus contre les tutsis survenu dans ce petit Etat d’Afrique centrale sous influence belge, puis française, (Près de 800 000 morts entre avril et juin 1994), les victimes avaient reconquis le pouvoir en la personne de Paul Kagamé, alors à la tête du Front patriotique rwandais (FPR).

Petit par la taille, le Rwanda a acquis depuis une grande influence dans la région. L’autoritaire président rwandais Paul Kagamé, au pouvoir depuis 2000 et réélu  avec 99 % des voix en juillet dernier, a fait de son pays une puissance incontournable sur la scène africaine. Et une menace inquiétante, voire une épine dans le pied d’argile de son voisin congolais. Si le Rwanda n’a jamais admis officiellement son soutien au M23, un groupe d’experts de l’ONU accuse l’armée rwandaise de « contrôler de facto les opérations du M23 ». En clair, de former et d’armer les rebelles congolais. Selon un rapport onusien daté de juillet 2024, 3 000 à 4 000 soldats du régime de Kagamé combattent même directement en RDC.

Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle. Car l’est du Congo est un véritable eldorado, pour tous ces conquistadors des temps modernes qui rêvent de conquérir de fabuleux métaux. Si on ne peut réduire le conflit congolais à une bataille pour le sous-sol (le Rwanda craint aussi d’anciens génocidaires hutu de 1994, désormais présents dans une rébellion en RDC), c’est une donnée incontournable dans le conflit qui oppose Kigali à Kinshasa. Le président congolais, le très falot Félix Tshisekedi, a d’ailleurs récemment fait déposer une plainte à Paris et à Bruxelles contre Apple. Les autorités de Kinshasa accusent le géant américain d’avoir prélevé des « minerais de sang » en RDC, dans des zones contrôlées par le M23, et de les avoir fait transiter par le Rwanda.

Et on ne parle pas de deux ou trois diamants dissimulés dans le double-fond d’une valise. Au printemps 2024, le M23 a pris le contrôle de la mine de Rubaya, le plus grand gisement de coltan de RDC, qui concentre à lui seul 15 à 30 % de la production mondiale. Si les grandes puissances ont longtemps fermé les yeux, les lignes ont commencé à bouger ces dernières semaines. Depuis la fin février 2025, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Canada ont suspendu l’aide au développement qu’ils accordaient au Rwanda, en réaction à la percée fulgurante du M23. L’Union européenne a aussi sanctionné le 17 mars des généraux rwandais et des responsables du M23 (Rfi).

Double jeu de l’hexagone

Mais côté français, c’est « Waterloo morne plaine » (poème de Victor Hugo, 1852), ou presque. Si le chef de la diplomatie française Jean-Noël Barrot condamne officiellement « l’offensive menée par le M23 soutenu par les forces armées rwandaises à l’est de la République démocratique du Congo », dans les couloirs du Quai d’Orsay, c’est un tout autre son de clairon qu’on peut entendre. Le ministre des affaires étrangères belge Maxime Prévot a d’ailleurs évoqué « les réticences qui sont exprimées dans les coulisses du côté de l’hexagone » à l’idée de sanctionner le Rwanda.

Il faut dire que la France à beaucoup à se faire pardonner au Rwanda, après avoir armé, soutenu puis protégé les génocidaires hutu qui en 1994, exterminèrent 800 000 tutsi en même pas trois mois (ONU, 1999). Ces dernières années, Emmanuel Macron a opéré un rapprochement avec Paul Kagamé, reconnaissant à juste titre l’immense responsabilité de la France dans le génocide des tutsi.

Lettre du secrétaire général de l’ONU Kofi A. Annan (15 décembre 1999), en préambule d’un rapport d’une commission d’enquête indépendante des Nations unies sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

Mais cet exercice de contrition n’était pas tout à fait désintéressé. Depuis juillet 2021, des soldats rwandais combattent des djihadistes au nord du Mozambique, là où se trouve un mega-projet gazier de TotalEnergies (20 milliards de dollars), suspendu pour le moment et dont la reprise est conditionnée à la sécurisation de la zone. En échange, la France ne se montre pas ingrate. L’Agence française de développement (AFD) prévoit toujours de décaisser 400 millions d’euros pour le Rwanda d’ici à 2028, et ce malgré la sale guerre que mène Paul Kagamé à l’est de la RDC.

Le 12 mars dernier, à Paris, le secrétaire d’Etat chargé de la francophonie, Thani Mohamed Soilihi, a simplement annoncé « une pause dans la signature de nouveaux projets d’aide au développement avec le Rwanda ». Une réaction bien tardive et bien timide, d’autant que la coopération militaire entre la France et le régime de Kagamé n’a elle pas été gelée.

Sanctions américaines, entreprise française

Et des sanctions américaines ont mis encore davantage en lumière les ambiguïtés françaises vis-à-vis de la crise qui ensanglante l’est de la RDC. Le 20 février dernier, le Trésor américain a pris la décision de sanctionner un ministre de Paul Kagamé, le général James Kabarebe, qui est selon les autorités états-uniennes, au cœur du « soutien rwandais au M23 ».

Le porte-parole du M23 et de sa branche politique (l’Alliance Fleuve Congo), Lawrence Kanyuka, a lui aussi été visé par ce gel des avoirs décidé à Washington. Deux des sociétés qu’il contrôle sont particulièrement dans le viseur de l’administration de Trump ; elles ont été sanctionnées pour être « liées à la violence en RDC et aux atteintes aux droits de l’Homme ». La première entreprise de Kanyuka a été créée à Londres tandis que l’autre, que le porte-parole du M23 a baptisée Kingston Holding, est basée depuis 2017… à Paris. Cette compagnie de conseil dans le secteur des mines a élu domicile rue Saint-Honoré dans le 1er arrondissement de la capitale ; à deux pas des bijouteries de la Place Vendôme, où le prix du mètre carré tutoie des sommets d’indécence.

Selon le site pappers.com, l’entreprise Kingston Holding est basée au 229 rue Saint-Honoré, dans le centre de Paris  | Source : Google maps

Le fisc ferme les yeux

Selon des informations recueillies par Off Investigation, Lawrence Kanyuka (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’interview) a vécu plusieurs années dans l’Hexagone, où il disposait également d’un pied-à-terre à Saint-Maur-des-Fossés, en proche banlieue parisienne (Val-de-Marne). A l’époque où il crée son entreprise de consulting minier, ce Congolais qui détient aussi la nationalité britannique a déjà rejoint le M23 depuis 2013.

Normalement, la mise sur pied de cette société « Kingston Holding » en 2017 aurait du alerter l’administration fiscale. Lawrence Kanyuka n’avait pas ouvert un stand de chouquettes, mais bien une entreprise de conseil dans le secteur minier, qui aurait pu lui permettre de favoriser l’exfiltration de « minerais de sang », par exemple depuis les zones contrôlées par le M23 jusqu’en Occident. Qu’à cela ne tienne, le fisc français, pourtant si prompt à dégainer un contrôle fiscal, est resté les bras croisés. Tracfin, le service de renseignement financier chargé notamment de la lutte contre le blanchiment, n’a fait redescendre aucune alerte.

Or Off Investigation est aujourd’hui en mesure de révéler que Kingston Holding n’a jamais rempli aucune de ses obligations déclaratives ; en clair, elle n’a jamais déclaré de bilan comptable annuel depuis 2017, ce qui est pourtant impératif pour une EURL (entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée). En France, l’absence de dépôt de bilan comptable est même sanctionnée pénalement, d’une amende pouvant atteindre 1500 euros.

Mais selon des sources internes à l’administration fiscale recoupées par Off, Lawrence Kanyuka n’a jamais été « pris par la patrouille » ni sanctionné. Plus étonnant encore, lui ou sa société n’ont jamais fait l’objet d’un contrôle fiscal, ou même d’un « carottage », une demande de renseignements que les impôts envoient à la banque qui abritent les comptes de la société. Cette procédure permet de contrôler discrètement les flux financiers de la société, et d’établir le cas échéant une taxation d’office. De manière assez inexplicable au vu du profil de l’entreprise et de son créateur, Kingston Holding est passée entre les mailles du filet.

Kingston Holding, une entreprise qui ne chôme pas

La société est loin d’être une coquille vide ou une structure oubliée par un dirigeant trop occupé à mener une guérilla dans un lointain pays d’Afrique. Depuis sa mise sur pied en 2017, l’entreprise a changé trois fois d’adresse, faisant une petite tournée des quartiers chics de Paris, passant du 16ème arrondissement et de la très prestigieuse avenue Victor Hugo à la rue Saint-Honoré. En 2022, selon là encore des informations recueillies par Off Investigation, le greffe du tribunal de commerce de Paris demande la radiation de Kingston Holding, en raison de l’absence du dépôt de comptes annuels depuis cinq ans ; sans pour autant engager une procédure qui aurait pu aboutir à une sanction pénale ou même civile contre Lawrence Kanyuka.

Lawrence Kanyuka, porte-parole du M23, interviewé le 1er février 2025 par RADIOTV10 RWANDA | Source : YouTube

En cette année 2022, le rebelle congolais vient de prendre du galon au sein du M23 où il a été nommé porte-parole. Mais en parallèle, il compte bien continuer ses petites affaires. En août 2022, quelques semaines à peine après sa promotion, il réactive sa société française, la change d’adresse et rachète ses parts à son autre associée minoritaire, une jeune femme de nationalité ougandaise nommée Monica R., vivant elle aussi à Saint-Maur-les-Fossés. Kingston Holding est sauvée in extremis de la radiation ; tout comme la société de Kanyuka au Royaume-Uni, dénommée Kingston Fresh et qui était considérée comme une société dormante, jusqu’à ce que Kanyuka lui redonne une seconde vie à Londres en 2022.

Un commerce de « minerais de sang » ?

Quel est donc le rôle de Kingston Holding ? Lawrence Kanyuka utilise-t-il sa société domiciliée dans les beaux quartiers de Paris comme une sorte de carte de visite, qui lui permet d’appâter des investisseurs, attirés par les fabuleuses richesses contrôlées par le M23 à l’est du Congo ? Le porte-parole de la rébellion et de sa vitrine politique, l’Alliance Fleuve Congo (AFC), a-t-il été rémunéré au nom de sa société par des entreprises minières occidentales ? A l’heure actuelle, autant de questions qui demeurent sans réponse.

Et pour cause, depuis 2022 et la « renaissance » de Kingston Holding, Lawrence Kanyuka n’a toujours déclaré aucun bilan comptable, toujours en violation de ses obligations légales. Et le fisc français, fidèle à lui-même, n’a toujours diligenté aucun contrôle, alors que c’est précisément depuis la période post-Covid que le M23 se montre de nouveau menaçant à l’est du Congo, menant des offensives de grande ampleur et s’emparant de sites miniers.

L’administration américaine a pour sa part pris le taureau par les cornes en gelant les fonds de Kingston Holding et en plaçant l’entreprise de Kanyuka sous sanctions. Sollicitée, la Direction générale des finances publiques (DGFip) n’a pas voulu répondre aux questions d’Off Investigation sur les curieux manquements du fisc vis-à-vis de Kingston Holding. En 2017, Bercy avait été autrement plus réactif et avait gelé les avoirs de rebelles tchadiens, sous prétexte qu’ils « finançaient le terrorisme islamiste », bien que cela ne fût jamais avéré (Mediapart, mai 2021). Mais à l’époque, François Hollande s’entendait comme larrons en foire avec le président du Tchad, Idriss Deby Itno, qui aidait l’armée française à combattre des djihadistes au Sahel.

Dans le cas de Kanyuka, aurait-on laissé tranquille un rebelle qui géopolitiquement, sert davantage nos intérêts ? Quoi qu’il en soit, les défaillances du fisc français ne manqueront pas d’alimenter le doute et les accusations de connivence entre la France, le Rwanda et la rébellion du M23. Pour une partie des Congolais, la cause est déjà entendue. Le 28 janvier dernier, l’ambassade de France à Kinshasa (capitale de la République Démocratique du Congo) a été attaquée par des manifestants, qui reprochaient à notre pays de faire preuve de passivité alors que le M23 faisait résonner des bruits de bottes à Goma, la plus grande ville de l’est de la RDC.

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