Il existe au Japon un statut qu’il faudrait attribuer à Didier Deschamps : celui de « monument vivant ». Une distinction rare, presque sacrée, réservée à ceux qui incarnent ou préservent des savoir-faire d’exception. Dans l’histoire du football, et plus largement du sport français, Deschamps est de ceux-là. Capitaine d’une génération dorée en 1998, architecte d’un nouveau sacre en 2018, il est le gardien d’un patrimoine immatériel : celui de l’excellence. Et pourtant, même si ce titre lui était officiellement décerné, il ne suffirait sans doute pas à le préserver des vents contraires. Ceux des sempiternelles critiques, des jugements hâtifs et des mémoires trop courtes.
Leçon numéro 1 : ne jamais douter de Deschamps
Dimanche soir, lors de cette incroyable qualification en demi-finale de la Ligue des nations contre la Croatie, Deschamps a une fois de plus démontré qu’il ne fallait jamais douter de lui. Après une défaite 2-0 à l’aller, les Bleus ont renversé la situation avec une maîtrise presque insolente, avant de s’imposer au terme d’une séance de tirs au but insoutenable (5-4). Une performance qui, comme souvent, porte la marque de son pragmatisme et de son flair.
La contre-performance du match aller, jeudi soir, avait suffi à relancer les appels à son départ anticipé. Mais Didier Deschamps y est habitué. Malgré un palmarès qui ferait pâlir d’envie n’importe quel entraîneur, il reste la cible régulière d’un tribunal populaire prompt à oublier, à chaque faux pas des Bleus, l’ampleur de son œuvre.
Comme si deux étoiles sur le maillot tricolore et une odyssée sublime en 2022, où la troisième étoile lui a échappé d’un souffle, ne suffisaient pas à clore les débats. Comme si amener l’équipe de France à trois finales majeures en six ans (Euro 2016, Coupe du monde 2018, Coupe du monde 2022) relevait d’une banalité quelconque.
Une résilience hors du commun
Mais Deschamps, ce n’est pas qu’un palmarès. C’est aussi une capacité de réaction hors du commun, une résilience qui devrait inspirer bien au-delà des terrains de football. Combien de fois a-t-on annoncé la « fin » de « la Dèche » ? Combien de fois l’a-t-on qualifié d’entraîneur au style dépassé, presque anachronique ? Et pourtant, il est toujours là, défiant les pronostics et déjouant les critiques.
Souvenez-vous du match retour contre l’Ukraine en 2013, où les Bleus, dos au mur, ont renversé la vapeur dans une ambiance électrique au Stade de France. De ce quart de finale de 2014, à Rio, où une équipe de France encore en reconstruction a tenu tête à l’Allemagne, future championne du monde, avant de céder de justesse sur un coup de tête de Mats Hummels. Et de cette finale de l’Euro 2016, où un simple poteau a suffi à briser le rêve d’un sacre à domicile face au Portugal d’un Cristiano Ronaldo blessé mais triomphant.
À LIRE AUSSI Le tacle du lundi – Coupe du monde 2022 : France-Argentine, le match du siècleQue dire aussi de la Coupe du monde 2018, menée d’une main de maître par Didier Deschamps ? Avec ce 4-4-2 asymétrique que personne n’avait vu venir, un système aussi audacieux qu’efficace, il a ramené la France au sommet du football mondial. Enfin, n’oublions pas l’épopée de la Coupe du monde 2022 : privé d’une litanie de cadres essentiels comme Pogba, Kanté, Benzema ou Maignan, Deschamps a emmené son équipe jusqu’à une finale d’anthologie face à l’Argentine. Ah, cette maudite frappe de Kolo Muani…
On le dit limité tactiquement
On oublie toujours trop vite les épopées qui forgent les légendes. La preuve : ses détracteurs balayent ses résultats et lui reprochent son pragmatisme, son goût pour la discipline et son efficacité érigée en objectif absolu. Mais c’est précisément là que réside sa force. Didier Deschamps a su orchestrer la transition entre plusieurs générations de joueurs, intégrant des talents comme Kylian Mbappé, Aurélien Tchouaméni et aujourd’hui Désiré Doué, tout en maintenant un équilibre avec des cadres expérimentés comme Hugo Lloris et Antoine Griezmann. Il a transformé une équipe en crise, marquée par l’ère Domenech et le traumatisme de Knysna en une machine à gagner, fondée sur l’abnégation et la rigueur.
Et pourtant, à chaque défaite, les mêmes critiques ressurgissent, comme un disque rayé. On lui reproche de ne pas être assez flamboyant, de ne pas « oser ». Les éditorialistes de salon, bien au chaud dans leurs certitudes, le jugent même limité tactiquement. Mais qui, sinon Deschamps, a eu l’audace de fixer Blaise Matuidi dans un rôle inattendu et décisif de faux ailier gauche lors de la Coupe du monde 2018 ? Qui, sinon lui, a eu l’intuition géniale de repositionner Antoine Griezmann en milieu relayeur avancé quatre ans plus tard, lors du Mondial au Qatar ?
Pourquoi cette amnésie collective ?
Alors, pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cette amnésie collective ? Pier Paolo Pasolini, l’immense poète et cinéaste, disait que « le football est l’ultime représentation sacrée de notre temps ». Une liturgie moderne, où les footballeurs sont à la fois les prêtres et les idoles. Mais notre époque, si prompte à ériger des statues, est tout aussi rapide à les déboulonner. L’exigence que nous avons pour ces hommes en crampons est à la mesure de l’affection démesurée que nous leur portons. Ils sont nos héros, mais aussi nos boucs émissaires. Et parmi eux, Didier Deschamps, cristallise les passions de 60 millions de personnes qui s’improvisent sélectionneurs.
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Deschamps, c’est celui qui gagne sans éclat. Dans une époque obsédée par le storytelling et le goût du spectacle, il incarne un contre-récit : celui de l’efficacité brute, du pragmatisme sans fioritures. Albert Camus, lui-même amoureux du ballon rond, écrivait : « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois. » Deschamps, par son humilité et sa fidélité au collectif, nous rappelle que le football, comme la vie, n’est pas une quête de perfection esthétique, mais une lutte permanente. Il est le gardien d’une sagesse presque archaïque, celle qui préfère les actes aux mots. Dans un monde saturé de bruit, il valorise les efforts invisibles.
Et comme souvent, il faudra attendre que son mandat s’efface après la Coupe du monde 2026 pour comprendre ce qu’il a accompli. Car c’est ainsi : les hommes comme Deschamps ne sont jamais appréciés à leur juste valeur tant qu’ils sont en poste. Ils incarnent des repères, mais des repères que l’on ne reconnaît qu’une fois qu’ils ont disparu.
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