La création d’une armée commune par le Burkina Faso, le Mali et le Niger représenterait une avancée stratégique majeure dans la lutte contre l’insécurité et le terrorisme. Cette initiative vise à renforcer la coordination et à favoriser une approche plus autonome et adaptée aux réalités du Sahel central. Au-delà de l’aspect sécuritaire, cette force unifiée pourrait également ouvrir la voie à de nouvelles dynamiques de coopération et de développement.
Le 29 janvier marque une double rupture stratégique pour ces trois pays. Ce jour signe leur départ effectif de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Dans le même temps, ils actent l’accélération de leur coopération militaire avec l’annonce d’une force commune de 5000 soldats destinée à lutter contre le terrorisme. Cette armée commune, dotée de moyens aériens et terrestres et renseignements, devrait être opérationnelle dans les prochaines semaines, selon le ministre nigérien de la Défense.
Confrontés à une insécurité persistante et en l’absence de soutien jugé efficace de la part des organisations régionales et de la communauté internationale, ils optent ainsi pour une défense coordonnée sous l’égide de l’Alliance des États du Sahel, leur organisation commune. Alors que des opérations conjointes existent déjà dans la zone des trois frontières, cette nouvelle force vise à structurer et pérenniser leur coopération militaire.
The Conversation Africa s’est entretenu avec Mady Ibrahim Kanté , spécialiste des dynamiques sécuritaires au Sahel, pour analyser les enjeux de cette nouvelle force conjointe.
Pourquoi le Niger, le Burkina Faso et le Mali unissent-ils leurs forces pour créer une armée commune ?
Ces trois pays du Sahel central ont décidé d’unir leurs forces en réponse à plusieurs défis politiques, sécuritaires et géopolitiques.
1) Une insécurité commune et persistante
Ils sont confrontés à une insécurité croissante marquée par la menace du terrorisme et de l’extrémisme violent. Chacun d’eux a tenté individuellement de lutter contre ces menaces, mais malgré les efforts nationaux et le soutien de certaines forces internationales (comme la Mission des Nations Unies au Mali, la force française Barkhane et la Task Force européenne Takuba), la situation sécuritaire ne s’est pas améliorée de manière significative . Cette impasse sécuritaire les a ainsi poussés à envisager une réponse collective.
2) Des dynamiques politiques similaires
Depuis 2020, ces trois pays ont tous connu des coups d’État militaires. Le Mali a subi deux putschs (en 2020 et 2021), suivi par le Burkina Faso, qui a également vécu deux coups d’État en 2022, puis le Niger en 2023. Ces événements ont conduit à la mise en place de régimes militaires qui partagent une vision commune de la gouvernance et des priorités stratégiques, notamment en matière de sécurité.
3) La rupture avec les cadres régionaux traditionnels
Les trois États ont progressivement pris leurs distances avec les organisations régionales qui ne répondaient pas, selon eux, à leurs attentes en matière de sécurité. D’une part, ils se sont retirés du G5 Sahel, une alliance militaire créée à l’iniatitive de Paris qui incluait également la Mauritanie et le Tchad, mais dont l’efficacité s’est révélée insuffisante. D’autre part, leur sortie récente de la Cedeao est un autre signal de leur volonté de se désolidariser des approches traditionnelles de gestion des crises régionales, notamment après la menace d’intervention militaire de la Cedeao au Niger, suite au coup d’État contre le président Mohamed Bazoum.
4) Une nouvelle orientation géopolitique et militaire
Dans leur quête de souveraineté et de renforcement de leurs capacités militaires, ces pays se sont tournés vers de nouveaux partenaires, notamment la Russie et d’autres acteurs non occidentaux. Cette reconfiguration géopolitique traduit leur volonté de diversifier leurs alliances et de s’émanciper de l’influence traditionnelle des puissances occidentales dans la région.
5) La création de l’Alliance des États du Sahel (AES)
Dans ce contexte, ces trois pays ont officialisé leur coopération en créant l’Alliance des États du Sahel (AES) le 6 septembre 2023, qui est récemment devenue une confédération. Cette structure vise non seulement à mutualiser les efforts militaires, mais aussi à renforcer leur coopération économique et politique. La création d’une armée commune s’inscrit dans cette dynamique d’intégration renforcée et vise à coordonner plus efficacement les opérations militaires pour mieux lutter contre les groupes armés.
En quoi cette armée sera-t-elle différente des opérations conjointes menées par le passé ?
L’armée commune créée par ces trois pays se distingue des forces conjointes précédentes, telles que la Force conjointe du G5 Sahel, sur plusieurs points fondamentaux :
Premièrement, cette initiative pourrait être considérée comme propre aux trois pays, contrairement au G5 Sahel, qui regroupait cinq pays (Mali, Burkina Faso, Niger, Mauritanie et Tchad) et dont la création a été largement encouragée par des puissances étrangères, selon mes entretiens avec les responsables étatiques lors de mes recherches sur terrain. Ainsi, on pourrait dire que cette nouvelle armée commune est une initiative endogène, née de la volonté exclusive des trois États concernés. Ces pays ont décidé de prendre en main leur propre défense sans dépendre de décision d’acteurs extérieurs.
Deuxièmement, cette force est recentrée sur les États les plus touchés par le terrorisme et l’extrémisme violent, contrairement au G5 Sahel, qui incluait des pays moins exposés comme la Mauritanie et le Tchad. En se limitant au Mali, au Burkina Faso et au Niger, elle privilégie un théâtre d’opérations prioritaire et une coordination renforcée.
Troisièmement, les États de l’AES auront une indépendance stratégique et opérationnelle, au cas où ils arrivent à fermer la porte d’ingérence étrangère. Le G5 Sahel était largement dépendant de la communauté internationale, notamment de la France et d’autres bailleurs de fonds, pour son financement et son fonctionnement. Cette dépendance impliquait des conditions et des contraintes imposées par ces partenaires extérieurs, qui influençaient la manière dont la force opérait sur le terrain. À l’inverse, l’armée commune des trois pays repose sur une volonté d’autonomie stratégique, avec une opérationnalisation directe de la force par les États eux-mêmes, sans ingérence extérieure majeure.
Quatrièmement, la nouvelle force pourrait avoir une coordination renforcée et une mise en œuvre rapide. Les expériences passées ont montré que le G5 Sahel souffrait de lenteurs bureaucratiques et d’un manque de coordination efficace entre les pays membres. En revanche, l’armée commune actuelle, étant fondée sur une coopération restreinte entre trois États partageant des réalités similaires, peut bénéficier d’une meilleure synchronisation des opérations et d’une prise de décision plus rapide.
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Quels seront les défis liés à la mise en place de cette armée commune ?
La mise en place d’une telle armée devra surmonter plusieurs défis majeurs. Le premier concerne le financement : disposer de ressources suffisantes est essentiel pour équiper, former et moderniser les forces armées, notamment en intégrant des technologies avancées pour lutter efficacement contre le terrorisme. Cependant, ces trois pays figurent parmi les plus pauvres au monde, avec des PIB et des taux de croissance économique très faibles, ce qui limite leur capacité à financer une telle initiative de manière autonome. Cette contrainte financière pourrait entraver l’acquisition d’équipements modernes et la mise en œuvre de programmes de formation adéquats.
Un autre défi crucial est lié au développement socio-économique. La lutte contre le terrorisme ne peut se limiter à des actions militaires. Elle doit être accompagnée de politiques de développement visant à améliorer les conditions de vie des populations locales. Les régions concernées souffrent d’un manque d’infrastructures, de services de base et d’opportunités économiques, autant de facteurs qui peuvent favoriser l’adhésion aux groupes extrémistes.
Ainsi, l’intégration de volets de développement dans la stratégie de sécurité est indispensable pour s’attaquer aux causes profondes de l’extrémisme violent.
Enfin, le soutien international est un facteur à double tranchant. Si l’assistance extérieure en matière de financement, de formation et d’équipement peut renforcer les capacités de cette armée commune, elle peut également entraîner une dépendance et des ingérences dans les décisions stratégiques. Il est donc crucial que cette coopération soit équilibrée, respectueuse de la souveraineté des États concernés et alignée sur leurs priorités nationales.
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Quelles seront les opportunités qu’offre cette armée unifiée?
La création d’une armée unifiée offre plusieurs opportunités significatives :
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Cette initiative permet de mutualiser les ressources et les efforts pour lutter plus efficacement contre le terrorisme et l’insécurité dans la région du Sahel central.
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En s’inspirant de modèles tels que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), cette force unifiée peut développer des stratégies communes, standardiser les formations et partager des renseignements, ce qui conduit à une meilleure coordination sur le terrain.
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Au-delà des opérations militaires, l’armée unifiée peut promouvoir des initiatives de développement socio-économique, impliquant les communautés locales, les leaders religieux et la société civile pour s’attaquer aux causes profondes de l’extrémisme.
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En réduisant la dépendance vis-à-vis des forces et puissances internationales, cette alliance renforce la souveraineté des États membres et leur capacité à prendre des décisions adaptées à leurs contextes spécifiques.
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Une force sous-régionale structurée et efficace peut attirer des soutiens régionaux et internationaux, tant financiers que logistiques, pour renforcer davantage les capacités de défense et de développement des pays concernés.
La réussite de cette force reposera sur son autonomie, la coordination entre États et l’appui des populations. Elle devra combiner actions militaires et développement, en s’appuyant sur le renseignement local et des technologies modernes (drones, imagerie satellite, cyber-renseignement, etc.).
Pour être efficace, la force devra renforcer la surveillance, exploiter le renseignement humain, assurer une mobilité rapide et lutter contre le financement du terrorisme.
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