Publication d’un rapport sur le rôle et l’engagement de la France au Cameroun (1945-1971), un modèle pour élucider le coup d’État du 13 janvier 1963 au Togo
La récente restitution des travaux de la Commission pluridisciplinaire franco-camerounaise sur « Le rôle et l’engagement de la France dans la lutte contre les mouvements indépendantistes et d’opposition au Cameroun de 1945 à 1971 » constitue sans doute une avancée notable vers une connaissance plus approfondie de la longue présence française en Afrique et ses suites. Après les initiatives concernant l’Algérie – suspendue entre-temps -, le Rwanda et le Sénégal, la séquence du Cameroun s’inscrit, elle aussi, dans la politique mémorielle initiée par le Président français Emmanuel Macron depuis 2017.
Le Quai d’Orsay écrit que conformément à l’engagement que le président a pris à Yaoundé, le 26 juillet 2022, « les archives françaises ont été rendues entièrement accessibles aux chercheurs de la commission ». Réunis sous la direction de l’historienne Karine Ramondy, les quatorze chercheurs de la Commission, dans sa branche « Recherche », travaillèrent sur 1100 cartons d’archives, eurent accès à 2300 documents déclassifiés et réalisèrent une centaine d’entretiens, au Cameroun et en France. Le volet « Artistique et patrimonial » était dirigé par l’artiste musicien camerounais Blick Bassy.
Le volet « Recherche », qui avait pour mission de « rendre un rapport scientifique offrant un regard critique sur l’engagement de la France avant et après l’indépendance du Cameroun et fournir une analyse détaillée de l’histoire de cette période et de ses legs », affirme avoir conduit des recherches et travaillé de façon complètement indépendante durant une vingtaine de mois. La remise des travaux, accompagné de recommandations, eut lieu en deux temps : à Paris, le 21 janvier et à Yaoundé, le 28 janvier 2025. Les présidents français et camerounais envisagent la création d’un comité de suivi des recommandations, la révision des programmes d’enseignement et le soutien à la recherche en histoire sur la période.
Au Togo, les conditions de l’assassinat du premier président restent encore floues
Dans leur rapport d’un millier de pages, les chercheurs de la commission susmentionnée présentent leur travail comme étant un « travail de vérité, d’histoire et de mémoires », objet d’une démarche croisée entre la France et le Cameroun. Ce développement, visant à lever le voile sur des pans d’histoire(s) des pays anciennement colonisés ou administrés par la France, montre que l’histoire des relations entre cette dernière et l’Afrique est en train d’évoluer. Or, le Togo, territoire qui fut administré par la France entre 1914 et 1960, et fait donc partie intégrante de cette histoire, semble comme un peu relégué à la périphérie. Pourtant, un fait majeur survint dans ce pays quelques années après son accession à l’indépendance de la France : l’assassinat de son premier président, c’est-à-dire le premier coup d’État en Afrique « noire » ! Par rapport à sa présence encore bien visible dans le pays alors, la France peut-elle rester intouchée par cette véritable tragédie qui y eut lieu ?
La réponse à cette question va de soi, eu égard aux développements ayant suivi l’assassinat du président Sylvanus Olympio et le renversement de son gouvernement. Le Togo retourna complètement dans le giron français. Depuis lors, aucune démarche officielle n’a été entreprise, aussi bien du côté togolais que de celui français, dans un sens allant vers un éclaircissement de cette étape importante de l’évolution de la République Togolaise. Après l’étude de la présence française dans les pays précédemment cités, commanditée par les plus hautes autorités françaises, le bon sens conduirait à lever les entraves sur une ouverture complète des archives relatives au coup d’État s’étant produit au Togo, que certains font passer entre-temps comme un simple crime, habillé plus tard en une affaire d’État. Des indices amènent à croire que l’ambassade de France à Lomé fut en contact avec les putschistes au petit matin du 13 janvier 1963, alors que d’autres pistes mènent vers le non-paiement de soldes aux anciens militaires démobilisés de l’armée coloniale française, rentrés au Togo, avec l’espoir d’entrer dans une armée togolaise. On peut multiplier les pistes touchant à la France (cf. notre article intitulé « Assassinat de Sylvanus Olympio : De la nécessité pour l’État togolais de commanditer un rapport officiel sur l’implication des anciens militaires démobilisés » publié dans le n° 3972 du journal, le mardi 10 décembre 2024).
Depuis deux ans, les médias ont rapporté qu’un membre de la famille du président défunt demanda et reçut une copie d’archives françaises en lien avec le coup, après de nombreuses démarches. Si cette action est un pas important vers la connaissance de la vérité historique, cela reste insuffisant, car d’autres archives peuvent regorger de pistes non encore sondées.
La nécessité d’ouvrir les archives non seulement françaises, mais d’autres pays également
La raison principale pour laquelle il est important d’ouvrir les archives nous semble la tendance actuelle, moins passionnelle certes, mais qui présente l’assassinat comme étant un crime crapuleux, maquillé plus tard en un coup d’État. Les circonstances d’antan étaient plus complexes, au vu du jeu des acteurs impliqués et la suite des évènements surtout régionaux (Afrique de l’Ouest) en lien avec l’assassinat. Elles appellent plutôt à la prudence et à privilégier l’usage de la méthode historique pour les analyses. Cette dernière appelle l’historien à observer une distance des sources et à reconstituer les faits tels qu’ils se sont réellement déroulés. Faire l’histoire de ce coup d’État est donc avant tout un travail des historiens. Le traitement médiatique des faits d’antan devrait observer la retenue nécessaire, au risque de commettre des erreurs, qui peuvent être découvertes demain.
Notons, à titre d’exemple, sur celui qui réclama officiellement être l’assassin du président : ce dernier, qui ne faisait partie d’aucune unité de l’armée togolaise, se met subitement devant la scène et dit qu’il faisait partie des gens qui voulaient emmener le président au camp militaire de Tokoin – auquel il n’appartenait pas ! D’après les témoignages recueillis par l’historien français Joël Glasman, il venait à peine d’arriver à Lomé, après son arrestation et des interrogatoires à Kara, les 10 et 11 janvier 1963. « Le 12, il est convoqué à nouveau au commissariat, mais ne s’y rend pas », parce que s’étant secrètement mis en route pour la capitale. Ce mutin ne se doute de rien et dit, le 15 janvier 1963, qu’il avait « décidé » de tuer le président, parce que dernier n’avait pas obtempéré à l’ordre qu’il lui avait donné – du moins, en tant que membre du commando -, c’est-à-dire d’aller au camp susnommé. Pour les conditions d’alors, cela semble un acte trop héroïque pour être cru tout simplement. Le journaliste Jean-Pierre Roux nota le jour de cette déclaration : « je n’ai trouvé que des soldats souriants et gênés, encombrés d’un mort qu’ils n’avaient pas voulu, d’un pouvoir qui leur brûlait les doigts ». De façon intéressante, l’assassin auto-proclamé se dédit des années plus tard. Quelle version de ce récit faut-il croire et laquelle retenir ?
D’abord, il faut noter que le coup d’État ne pouvait pas être fait sans que ses auteurs se soient d’abord assurés de l’appui de certaines puissances d’alors. Cela est une hypothèse. Mais, le contexte d’antan nous amène à envisager les choses dans ce sens. En nous fiant à Günther Krabbe, correspondant de la DPA, Agence de Presse Allemande, à Lomé, « LE 28 DÉCEMBRE [1962] DES UNIFORMES ET DES CASQUES AVAIENT ÉTÉ DISTRIBUÉS PAR L’INTERMEDIAIRE DE L’AMBASSADE DE FRANCE À DES ANCIENS MILITAIRES AYANT SERVI DANS LES FORCES FRANÇAISES ». La mention des anciens militaires de la Coloniale parait surprenante ! Au-delà de toute suspicion, pourquoi et quelle aurait été l’objectif de cette action ? Les recherches ultérieures nous renseigneront certainement. Mais, fondamentalement, il faut dire que le président assassiné était une personnalité qui jouissait d’une réputation dépassant largement le cadre des frontières nationales. L’assassin auto-proclamé reconnut qu’il était un « homme important ». Les réactions ayant suivi sa mort, sur le plan ouest-africain, voire mondial, attestent cela. Pour le président Philibert Tsiranana, qui répondait à un journaliste malgache l’interrogeant deux jours après le putsch, « le coup d’État était peut-être un fait extérieur, un fait intérieur. Mais je pense que c’est beaucoup plus extérieur qu’intérieur. »
Lorsque certains leaders du parti du président défunt voulurent plus tard organiser, à leur tour, un coup, la nouvelle circula dans certaines chancelleries occidentales, à Lagos par exemple. Aussi, des sources montrent que les putschistes, dont nous parlons, étaient en contact avec l’ambassade de France dans la nuit de leur coup. Nous l’avons mentionné en haut. Cela amène à réévaluer l’argument d’un crime banal, habillé plus tard en un coup.
Ensuite, explorant toujours la piste des complicités, il est important de chercher à décrypter les liaisons entre les putschistes et des forces d’autres pays comme le Dahomey. Certains évoquent entre-temps, sans l’expliquer davantage, qu’il y aurait eu des connivences entre ceux-ci et des collègues de la Coloniale au Dahomey. Qu’en est-il du Ghana ? En nous fiant à des sources de l’ambassade des USA à Lomé alors, un déploiement d’une troupe de services secrets ghanéens aux frontières du Togo était prévu pour le 15 janvier 1963. Aussi, Antoine Meatchi, alors opposant vivant en exil en Côte d’Ivoire, rejoignit très rapidement Accra dans la foulée des événements du coup (le 13 janvier). Comment peut-on expliquer ces mouvements du côté du Ghana ?
Tout ce qui précède, montre qu’il y aurait éventuellement eu des complicités, qu’il faut élucider à l’aide d’une documentation historique appropriée. Hormis les archives de la France (diplomatiques, militaires, etc.), des archives de différents pays peuvent être consultées : au Ghana, au Bénin, aux USA, en Allemagne (RFA et RDA), en Grande-Bretagne, en Russie, au Nigéria, etc. Les dirigeants togolais devraient également ouvrir les archives publiques (militaires et de défense, etc.), afin qu’on sache par exemple jusqu’à quel degré les militaires démobilisés de la Coloniale participèrent au coup d’État. Il sera intéressant aussi d’étudier le rôle éventuel des renseignements internes togolais dans l’organisation du coup d’État. Car, lors des préparatifs visant le paiement des dédommagements allemands aux anciens employés du Reich au Togo – qu’il faut étudier en tant que facteur du coup à cause des pensions françaises non payées aux démobilisés susmentionnés -, ce furent des agents de la Sûreté nationale qui firent les enquêtes administratives, afin d’identifier les ayants droit. La Sûreté était bien renseignée sur l’étendue de l’action ouest-allemande sur tout le territoire togolais. Hormis l’exécution d’enquêtes administratives, elle avait le renseignement et la surveillance du territoire dans ses attributions (confer le décret n° 60-59 du 18 juin 1960 portant sur sa création et son organisation, signé par S. Olympio).
L’État togolais doit jouer un rôle important dans cette quête de la vérité historique, encore enfouie dans diverses archives. Car l’ordre constitutionnel de la jeune République Togolaise d’alors avait été renversé par des acteurs, dont l’identité nous parait floue : les militaires revenus des campagnes françaises, surtout ceux qui ne faisaient pas partie des forces armées togolaises régulières, disposaient-ils d’un certificat de nationalité dûment délivré par les autorités togolaises ? Cela n’est qu’une interrogation parmi d’autres, auxquelles seule la recherche peut répondre avec précision.
Mettre sur pied une commission scientifique internationale chargée d’étudier le coup d’État au Togo
Au vu de tout ce qui précède, il est important de mettre sur pied une commission internationale scientifique, dotée de ressources conséquentes et de l’indépendance nécessaire, devant étudier les contours et les répercussions du coup d’État sur l’évolution socio-politique du Togo, ses relations internationales, etc. Chargée d’effectuer un travail de vérité, d’histoire et de mémoires, comme dans le cas franco-camerounais – un exemple parmi d’autres -, la commission doit pouvoir avoir accès à tous les documents relatifs aux évènements du 13 janvier 1963. Plusieurs pistes de recherche restent entières à explorer. Certaines qui sont déjà connues, ne peuvent pas être poursuivies, voire approfondies, à cause du manque de sources :
– La piste du Franc CFA est plus ou moins claire, à ce jour. Selon le Dr Rudolph Trenou, très proche collaborateur de S. Olympio, interviewé par G. T. Tété-Adjalogo en juin 2000, aucun billet d’un « Franc togolais » n’avait été imprimé. Par rapport à l’état actuel de la recherche sur le dossier de la monnaie, il n’existait pas un projet officiel ouest-allemand de soutien à ce « Franc togolais ». Les Allemands de l’Ouest appelèrent les dirigeants togolais à s’entendre avec les Français. Les Américains en firent autant : lors de sa visite aux USA, J. F. Kennedy dit à S. Olympio de s’entendre avec les Français. Ce fut au cours de cette visite que l’idée du soutien français à la création d’une seconde compagnie d’Infanterie togolaise vit le jour.
– L’opinion publique sait aussi que les relations de Kwame Nkrumah avec S. Olympio étaient très tendues. Toutefois, la réflexion n’est pas poussée sur cette piste. L’affaire du déploiement de forces militaires aux frontières togolaises, prévu pour la mi-janvier 1963, nous conduit à nous poser la question de savoir si Nkrumah avait fait un deal avec les Français, installés au Dahomey, comme il chercha à le faire avec la RFA à la fin d’année 1962 : Bonn renonce à l’aide au Togo (Projet du Port de Lomé), et il renonce à l’installation d’une Mission commerciale permanente à Berlin-Est, soit un affront contre Bonn dans le cadre du conflit interallemand. Cela aurait été une toute première pour un pays africain dans l’histoire des relations entre la RDA et l’Afrique. Cette piste est une pure hypothèse de travail certes, mais le risque d’une invasion ghanéenne était dans l’air après la mort du président Olympio. Aussi, le ministre de l’Intérieur Théophile Mally accusa le Ghana et la France d’être derrière le coup à une conférence tenue à Lagos fin janvier 1963. Le Quai d’Orsay rejeta cette accusation. Mais, le scenario placerait Emmanuel Bodjollé, adjudant-chef de l’Infanterie togolaise, au centre de complicités avec le Ghana, ce qui reste à prouver. En ce sens, il reste une curieuse coïncidence qu’une « annonce » à Radio-Togo autour de 12h 15 min, le 13 janvier 1963, appela A. Meatchi à retourner au Togo – c’est-à-dire à rentrer du Ghana – pour occuper le poste de président provisoire. La radio était jusqu’alors hors service. Bizarrement, lorsque ce dernier arriva à la frontière d’Aflao à 19h, il était accompagné entre autres par un virulent juventiste, qui avait envisagé, en janvier 1962, organiser une « lutte » illégale au Togo et avait informé les Allemands de l’Est, installés au Ghana. Il voulait passer par le Nigéria, le Dahomey et entrer au Togo pour organiser une telle « lutte ».
– La nouvelle piste de complicités avec des forces militaires ou anciens démobilisés du Dahomey a récemment été ouverte. Il n’est pas clair si cet axe avait été mis sur pied sous le couvert du transfert de treillis et d’équipements militaires français inutilisés du Dahomey (Cotonou) vers le Togo. Cela amènerait à regarder de plus près l’action d’aide française à la création d’une nouvelle compagnie de l’armée togolaise, pour voir s’il y avait eu des complicités ou pas. L’intérêt que la France eut pour l’armée togolaise plus tard est un autre sujet historique à analyser.
– Enfin, l’opinion publique et le monde scientifique sont peu informés sur l’irritation française relative à l’attitude de S. Olympio envers la RFA, notamment concernant son engagement pour la construction d’un Port à Lomé avec des fonds ouest-allemands. Les Français regardaient avec impatience que la lune de miel entre Olympio et les Allemands de l’Ouest finisse vite et n’attendaient qu’à voir des brouilles entre ceux-ci. Or, l’attitude ouest-allemande quant au financement du projet était en réalité ambivalente. S. Olympio insistait que le projet soit réalisé vaille que vaille.
On peut ajouter d’autres pistes, comme les mobiles réels de l’implication des forces régulières de l’armée togolaise dans le coup. Trois services (Compagnie d’Infanterie, Gendarmerie et Garde Togolaise) avaient alors de préoccupations internes compréhensibles liées aux conditions de travail, etc. Au regard de toutes ces pistes que nous venons de mentionner et qui sont loin d’être exhaustives, un travail de fond mérite d’être fait avec pour objectif de faire toute la lumière sur le coup d’État qui peut être considéré comme le péché originel du Togo indépendant. Il aggrava le problème togolais, que l’on peine à résoudre jusqu’à nos jours.
Kodzo Gozo
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Source : Liberte.tg
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