Un homme regarde un incendie ravager une zone du marché à bétail d’al-Fasher, la capitale de l’État du Darfour-Nord au Soudan, à la suite d’un bombardement des paramilitaires des Forces de soutien rapide (FSR). (Photo : AFP)
La décision prise par le département d’État américain en janvier 2025, selon laquelle la force paramilitaire des Forces de soutien rapide (FSR) au Soudan était responsable d’un génocide, a été accueillie par les observateurs moins comme une révélation que comme un truisme.
Un an plus tôt, une enquête menée par un groupe d’experts des Nations Unies avait conclu que les FSR avaient systématiquement violé le droit humanitaire international, y compris en commettant potentiellement des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Les FSR et les milices arabes alliées avaient ciblé de manière sélective les communautés africaines (en grande partie du groupe ethnique Masalit) au Darfour. Dans la seule capitale du Darfour occidental, jusqu’à 15 000 personnes ont été tuées.
La déclaration de génocide accuse les FSR d’avoir exécuté des civils sans défense et des combattants non armés et d’avoir commis des actes de violence sexuelle à grande échelle. Les FSR sont également liées à l’assassinat systématique d’hommes et de garçons de tous âges, au pillage des biens des Masalit et à la saisie de leurs terres. On estime que 950 000 personnes ont fui vers le Tchad voisin. Les meurtres, la brutalisation et le dépeuplement du Darfour sont des échos tragiques du génocide commis par le précurseur des FSR, la milice Janjaouid, dans les années 2000.
Les crimes odieux qui justifient la déclaration ne sont donc guère contestés.
L’intérêt principal de la déclaration de génocide pourrait être d’accroître l’attention portée à ce conflit longtemps négligé.
L’intérêt principal de la déclaration de génocide pourrait être d’accroître l’attention portée à ce conflit longtemps négligé, dans lequel on estime qu’environ 60 000 à 150 000 personnes ont péri. Mettre en lumière les acteurs régionaux qui soutiennent les combats pourrait ainsi modifier l’impasse politique régionale qui a permis au conflit de persister en l’absence d’un électorat national populaire.
La violence contre les civils non armés s’inscrit dans le cadre d’une concurrence plus large entre deux structures militaires rivales, les FSR et les Forces armées soudanaises (SAF), qui sont ostensiblement considérées comme l’armée nationale. Bien qu’il ne soit pas inclus dans la déclaration de génocide, le chef des Forces armées soudanaises, le général Abdel Fattah al-Burhan, a également été sanctionné par les États-Unis pour avoir commis des « attaques meurtrières contre des civils, notamment en ciblant des écoles, des marchés et des hôpitaux » ainsi que pour avoir délibérément entravé l’acheminement de l’aide d’urgence destinée à des millions de Soudanais. Le conflit a déplacé environ 15 millions de personnes, dont 3,5 millions de réfugiés. La moitié des 47 millions d’habitants a besoin d’une aide humanitaire, et au moins 638 000 sont menacés de famine.
Les structures militaires soudanaises qui s’affrontent aujourd’hui sont le produit des 30 années de régime autocratique d’Omar el-Béchir, l’ancien président destitué en 2019 lors d’un soulèvement populaire exigeant la mise en place d’un gouvernement démocratique. L’armée avait ensuite rejoint un gouvernement de transition avec des dirigeants civils dans le cadre d’une transition promise vers un régime entièrement civil. Cependant, avant que cela ne soit possible, al-Burhan et le chef des FSR, le général Mohamad Hamdan Dagalo, connu sous le nom de « Hemedti » ont organisé un coup d’État en octobre 2021. L’escalade des manœuvres politiques entre les deux généraux a déclenché des affrontements à Khartoum en avril 2023, Ces derniers se sont ensuite rapidement étendus à d’autres régions du pays.
Des Facteurs et des dimensions régionaux
Le conflit soudanais se distingue par sa situation stratégique. Le Soudan est limitrophe de sept autres pays africains et de la mer Rouge, par laquelle transite un quart du trafic maritime mondial de conteneurs. Le Soudan sert donc de passerelle entre le monde arabe et l’Afrique. Dès le début du conflit, on a craint que la position stratégique du Soudan, son accès portuaire sur une voie maritime essentielle, ses terres agricoles fertiles le long du Nil et ses importants gisements d’or ne constituent une cible irrésistible pour les acteurs régionaux désireux de s’emparer des richesses du pays et d’en faire un État vassal.
C’est d’ailleurs la trajectoire qu’a prise le conflit. À l’instar d’autres conflits par procuration, tels que ceux du Yémen et de la Libye, les ravages ont été encore plus importants que ceux d’une guerre civile « classique » car une grande quantité de fonds et d’armes a été déversée dans la zone de conflit, alors que les sponsors n’ont subi aucun des coûts humains.
Avant même le déclenchement des hostilités, Hemedti aurait collaboré avec les Émirats arabes unis (EAU) et la Russie pour le trafic d’or en provenance du Soudan et transitant par Dubaï. Les sociétés des Émirats arabes unis exploitent également plus de 200 000 hectares de terres soudanaises et les Émirats prévoient d’investir plus de 6 milliards de dollars dans le port soudanais d’Abu Amama, ce qui leur permettra de contrôler de manière significative les routes commerciales du Soudan. Les Émirats arabes unis avaient déjà recruté des FSR pour combattre les milices houthies au Yémen.

Le général Mohamed Hamdan Dagalo, chef des Forces de soutien rapide (FSR). (Photo : Peoplesdispatch)
Lorsque le conflit soudanais a éclaté, les Émirats arabes unis ont vu en Hemedti un mandataire évident par lequel ils pourraient exercer une influence sur un pays 22 fois plus grand qu’eux. Le rapport du groupe d’experts des Nations Unies établit un lien entre les Émirats arabes unis et le soutien financier et matériel apporté aux FSR. Grâce au financement des Émirats arabes unis et à leur expérience du combat, les FSR ont rapidement pris le dessus sur les SAF dans la conquête du territoire. Pour renforcer sa position de futur chef d’État tout en assainissant sa réputation, Hemedti a entrepris une tournée très médiatisée en Afrique en janvier 2024, au cours de laquelle il a été accueilli par des chefs d’État de l’Afrique du Sud, de l’Ouganda, de Djibouti, du Rwanda, de l’Éthiopie et du Kenya.
En réponse, les Forces armées soudanaises ont pu mettre en place leur propre coalition de mécènes extérieurs, dont l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Iran, le Qatar et la Turquie. La Russie, qui convoite l’accès naval à Port-Soudan, a soutenu à divers moments les deux parties au conflit. Les forces islamistes reconstituées qui jouaient un rôle central dans l’application de l’autorité répressive de la dictature de Bashir ont également rejoint la coalition des Forces armées soudanaises. Grâce à ce financement et à ce soutien en personnel et en matériel, les SAF ont pu lentement récupérer des territoires, y compris autour de Khartoum.
Implications de la déclaration de génocide
Les coûts politiques sont plus importants que les implications financières liées à la déclaration de génocide.
Les coûts politiques sont plus importants que les implications financières liées à la déclaration de génocide. Cette désignation compromet les efforts déployés pour renforcer la réputation de Hemedti en tant que futur dirigeant acceptable du Soudan. À plusieurs endroits hors du Soudan, la déclaration a eu pour effet immédiat de faire de Hemedti et des FSR des parias. Les FSR ont dû annuler une conférence de presse à Nairobi quelques jours seulement après la déclaration.
La déclaration a également un impact sur le calcul politique des Émirats arabes unis. En donnant une plus grande visibilité au conflit soudanais, les coûts de réputation pour les Émirats arabes unis, s’ils sont perçus comme finançant un génocide, ont considérablement augmenté.
Pour un pays qui a investi des ressources et des efforts considérables pour promouvoir sa réputation d’oasis moderne et cosmopolite dans le Golfe, les dommages pourraient être énormes. L’aéroport international de Dubaï est le deuxième plus fréquenté au monde et les Émirats arabes unis sont une destination touristique de plus en plus populaire. « Émirats » est devenue une marque à part entière, renforcée par son transporteur aérien national qui dessert 265 destinations internationales et sponsorise des clubs de football professionnels européens, des stades et des événements sportifs internationaux. Si la marque Émirats est au contraire associée à un génocide, les coûts pourraient être plus importants et plus durables que ce que les Émirats arabes unis avaient prévu. Peut-être en signe précurseur, le rappeur américain Macklemore a annulé son spectacle d’octobre 2024 à Dubaï pour protester contre le rôle des Émirats arabes unis dans le conflit au Soudan.
Une réévaluation par les Émirats de leur soutien au FSR pourrait modifier l’équation régionale du conflit et les perspectives de dialogue et de règlement négocié. Une telle réévaluation pourrait servir de base pour amener les Émirats arabes unis à s’asseoir à la table des partisans régionaux des SAF. Toutes les parties devraient cesser de financer les belligérants de manière mutuellement transparente, afin de garantir qu’aucun des rivaux régionaux ne prenne le dessus dans le processus de désescalade. L’offre de la Turquie de servir de médiateur, à laquelle les Émirats arabes unis se sont montrés ouverts, pourrait constituer un pas dans cette direction. Cependant, étant donné le rôle de la Turquie en tant que soutien des SAF, l’efficacité d’Ankara en tant que médiateur pourrait être limitée.
Toutes les parties régionales sont incitées à conclure un accord, car plus le conflit persiste, plus la fragmentation, l’imprévisibilité et l’instabilité régionale à long terme risquent de s’aggraver, ce qui serait coûteux pour tout le monde.
Nécessité de l’engagement des civils
Les négociations doivent également réunir des représentants des coalitions civiles soudanaises afin de renforcer l’appropriation et la stabilité de tout accord.
Impliquer les civils soudanais au cœur de tout accord offre un troisième pôle aux négociations, dépassant la dynamique bipolaire à somme nulle qui définit la rivalité entre les SAF et les FSR. Une coalition civile neutre peut également offrir une voie de compromis plus acceptable pour chaque faction militaire que de permettre à leur rival d’émerger au sommet.

Des manifestants soudanais portent les corps des autres manifestants tués par les forces de sécurité lors des marches pour la démocratie en 2019. (Photo : Peoplesdispatch)
Cela s’applique également aux soutiens régionaux des SAF et des FSR. Le fait d’éviter une issue où le gagnant remporte tout signifie qu’aucun acteur régional n’est exclu ou désavantagé par rapport à ses rivaux. Au contraire, chacun serait en mesure de négocier avec les autorités civiles reconnues des accords commerciaux, miniers et de construction qui seraient conclus d’ici la fin des combats. En outre, l’expérience du Soudan pendant la période de transition post-2019 a démontré que les dirigeants civils sont bien plus susceptibles de mobiliser les volumes importants d’investissements internationaux dont le pays a besoin pour se reconstruire.
Le fait que des civils soudanais non alignés soient au centre d’un règlement négocié offre également une plate-forme pour les intérêts des citoyens. Ce sont les citoyens soudanais qui ont le plus souffert de ces combats. Des dirigeants civils apporteraient une certaine légitimité et de meilleures perspectives pour renouer le tissu social déchiré du pays.
Ce sont les citoyens soudanais qui ont le plus souffert de ces combats. Des dirigeants civils apporteraient une certaine légitimité et de meilleures perspectives pour renouer le tissu social déchiré du pays.
On ne peut en dire autant des deux parties militaires, toutes deux largement vilipendées par la majorité de la population, pour les violations des droits humains à l’encontre des civils, les ravages qu’elles ont causés au pays et pour avoir fait dérailler la transition de 2019. Afin d’adoucir leur image, chaque faction militaire tentera de plus en plus d’obtenir la reconnaissance des parties civiles, même si le pouvoir réel restera entre les mains des généraux.
De nombreuses questions épineuses devront encore être abordées lors des négociations ultérieures, notamment la création d’un Soudan unifié, l’intégration ou non des FSR au sein des SAF, la reprofessionnalisation des SAF, l’obligation de rendre compte des atrocités commises par les deux parties en matière de droits humains, l’harmonisation des positions des acteurs civils, le rôle des partis politiques islamistes et le contrôle des flux de revenus illicites, pour n’en citer que quelques-uns.
Néanmoins, la déclaration de génocide pourrait servir de pivot pour redéfinir les paramètres du conflit au Soudan. Cela est d’autant plus remarquable que le conflit a été enfermé dans un équilibre politique depuis ses premiers mois. Toutefois, cette ouverture est probablement éphémère. L’expérience d’autres conflits en Afrique montre qu’ils n’ont pas tendance à s’éteindre d’eux-mêmes, mais à persister. Avec le temps, elles se compliquent, les antagonistes se divisant en un nombre croissant d’acteurs armés avec des structures hiérarchiques différentes, ce qui rend le cessez-le-feu et la démobilisation d’autant plus difficiles à obtenir.
Une version antérieure de cet Éclairage a été publiée sous forme d’article par l’Institut italien d’études politiques internationales (ISPI). Vous pouvez lire la publication originale ici.
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