RN dans les Outre-mer : symbole d’une extrême droite au dernier stade de sa « dédiabolisation » ?

Comment expliquer l’ascension du Rassemblement national dans les territoires ultramarins ? Jeanne Belanyi, directrice de l’Observatoire des Outre-mer, analyse ce phénomène à la lumière de trois éléments : une progression nette qui s’inscrit dans un contexte d’abstention plus forte qu’au niveau national, les mesures socio-économiques proposées qui ne prennent nullement en compte les difficultés liées à la vie chère en Outre-mer et, enfin, son idéologie inégalitaire et racialiste.

Les scores du Rassemblement national (RN) dans les territoires ultramarins à la présidentielle de 2022 et aux élections européennes de 2024 sont-ils le symbole d’une extrême droite au dernier stade de sa « dédiabolisation » ?

Plus explicite encore, la chercheuse Silyane Larcher pose la question en ces termes : « Comment des sociétés nées de l’esclavage atlantique et du racisme inscrit au cœur de la traite et de la colonisation, sociétés communément présentées comme des « terres de gauche » voire comme des emblèmes de la créolisation, ont-elles pu basculer dans les bras de Marine Le Pen, représentante aux dernières élections présidentielles des oripeaux du fascisme français ? ».

Il est certain que les résultats des dernières élections ont de quoi inquiéter. 

En 2022, à l’occasion du second tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen, candidate du Rassemblement national, a remporté la majorité des suffrages dans la plupart des départements et territoires d’Outre-mer : 69,6% en Guadeloupe, 60,8% en Martinique, 60,7% en Guyane, 54,7% à Saint-Barthélemy, 55,4% à Saint-Martin, 50,6% à Saint-Pierre-et-Miquelon… Ces résultats peuvent paraître d’autant plus surprenants qu’en 2017, la même Marine Le Pen remportait, toujours au second tour, seulement 35,1% des suffrages en Guyane, 22,5% en Martinique ou encore 24,9% en Guadeloupe.

Quant aux élections européennes de juin 2024, la liste du Rassemblement national, dont la tête de liste n’était autre que le président du parti d’extrême droite, Jordan Bardella, se classe systématiquement sur la première (Guadeloupe, La Réunion, Guyane, Mayotte, Saint-Pierre et Miquelon) ou deuxième (Wallis-et-Futuna, Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Saint-Martin/Saint-Barthélemy) marches du podium, selon les territoires. Ainsi, parmi les trois eurodéputés ultramarins envoyés à Bruxelles et à Strasbourg, deux sont issus de la liste présentée par le Rassemblement national.

Mais pour en revenir à la formule de Silyane Larcher, peut-on parler de basculement ? 

Statistiquement, une progression de l’extrême droite, cache-sexe d’une victoire à la Pyrrhus 

À rebours d’un sursaut de dynamisme électoral à l’échelle hexagonale, l’abstention, qui a atteint son plus bas niveau depuis trente ans à l’occasion du récent scrutin européen, est demeurée largement majoritaire Outre-mer : 87,68% en Martinique, 86,75% en Guadeloupe, 86,41% en Polynésie française, 83,25% à Saint-Martin/Saint-Barthélemy, 80,04% à Mayotte, 78,85% à Saint-Pierre-et-Miquelon, 73,63%% à La Réunion, 68,54% à Wallis-et-Futuna, et même 90,65% en Guyane. Les abstentionnistes sont même plus nombreux en 2024 qu’ils ne l’étaient en 2019. Si l’on reprend les territoires précédemment cités, l’abstention atteignait alors respectivement : 84,78%, 85,63%, 77,83%, 85,36%, 71,36%, 71,20%, 69,34%, 65,37 et 86,59%. 

Il ne faut toutefois pas évacuer la réalité d’une dynamique victorieuse dans laquelle s’inscrit le Rassemblement national depuis les élections européennes de 2019, à l’occasion desquelles la liste de Jordan Bardella raflait d’ores et déjà la majorité des suffrages exprimés dans la plupart des territoires ultramarins : en Guadeloupe (23,71 des voix exprimées, à La Réunion (31,24%), en Guyane (27,47%), à Mayotte (46,12%), en Nouvelle-Calédonie (27,30%), à Saint-Martin/Saint-Barthélemy (28,38%), à Saint-Pierre-et-Miquelon (24,02%). Les suffrages des Martiniquais et des Polynésiens la plaçaient en deuxième position tandis qu’à Wallis-et-Futuna, l’extrême droite était alors devancée par les listes de la majorité présidentielle et de l’Union de la droite et du centre, menées respectivement par Nathalie Loiseau et François-Xavier Bellamy. 

Idem, lors de l’élection présidentielle de 2022, l’abstention reste incontestablement majoritaire. Alors qu’il s’élève à 28% dans l’Hexagone, son taux dans les territoires ultramarins s’envole à 53%, en moyenne. Seuls trois territoires comptent moins de 50% d’abstentionnistes : Wallis-et-Futuna (38,62 %), La Réunion (40,61 %) et Saint-Pierre-et-Miquelon (42,91 %). 

Si les chiffres de l’abstention ont pu contribuer à « pondérer les réactions », cette dernière ne peut évidemment pas être ramenée au rang de lot de consolation. Et ce d’autant plus lorsqu’on l’envisage dans son aspect dit différentiel. Selon Bernard Dolez, l’abstentionnisme différentiel peut être simplement défini comme « la propension de certains électorats à s’abstenir de manière plus importante que d’autres ». Ainsi, il intervient notamment lorsque le jour du scrutin, un camp politique s’abstient plus qu’un autre, ce qui implique pour les différents camps politiques non seulement de surveiller les intentions de vote, mais également les indicateurs de mobilisation. Cela est d’autant plus complexe qu’Outre-mer, les enquêtes d’opinion ou les sondages y sont quasiment inexistants. 

Silyane Larcher relevait ainsi que, dans les Antilles, alors même que le premier tour de l’élection présidentielle de 2022 était marqué par une abstention de 55,25% en Guadeloupe et de 57,32% en Martinique, la participation électorale avait sensiblement augmenté au second tour, « des électeurs antillais [ayant] ainsi sciemment fait le choix, et de manière volontariste, de donner la victoire à Marine Le Pen ».

Il est intéressant de relever que le coordinateur Outre-mer, qui avait mené la campagne de 2017 d’Emmanuel Macron, constatait lui-même cinq ans plus tard qu’il s’agissait bien davantage d’un « rejet de la politique menée par Emmanuel Macron » que « d’un plébiscite pour le Rassemblement national ». Peut-on dès lors craindre qu’aux prochaines élections législatives anticipées du 30 juin et 7 juillet prochains le sentiment anti-Macron, alimenté par la méconnaissance et le désintérêt du locataire de l’Élysée pour les territoires ultramarins, prenne le pas sur toute rationalité et fasse le lit du Rassemblement national ? 

S’il est probable que les candidats rattachés au parti présidentiel subissent une déroute, l’optimisme et les précédents électoraux nous invitent à penser que celle-ci se fera au bénéfice des candidats positionnés à l’opposé du parti d’extrême droite sur l’échiquier politique. Il faut en effet d’une part rappeler que, à la dernière élection présidentielle, Jean-Luc Mélenchon était arrivé très largement en tête au premier tour en Guyane (50,6 %), en Martinique (53,1 %) ou encore en Guadeloupe (56,2 %), mais également que, aux législatives de 2022, l’extrême droite n’atteignait le second tour que dans une seule circonscription ultramarine, en Guadeloupe, et plafonnait dans les 26 autres à des scores situés entre 2 et 14%. 

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Idéologiquement, des engagements socio-économiques en trompe-l’œil 

Dans un article d’octobre 2023, Anne-Lorraine Bujon et Michaël Fœssel estiment que « l’explosion des inégalités, l’effondrement des services publics (particulièrement dans les zones rurales et périurbaines), la relégation sociale et le fait d’être les perdants de la mondialisation du capitalisme jouent un rôle beaucoup plus important que l’adhésion positive au nationalisme dans le vote en faveur du Rassemblement national ».

Cette analyse est tout aussi transposable aux Outre-mer, car si le facteur invariant du vote RN est avant tout le rejet de la politique d’Emmanuel Macron, les campagnes du Rassemblement national, principalement axées sur l’immigration, l’insécurité et le pouvoir d’achat, résonnent avec une clarté de plus en plus nette aux oreilles d’une population excédée par les situations socioéconomiques extrêmement dégradées de leurs territoires, par l’augmentation des prix de l’alimentation, des carburants ou du logement, et plus largement par les lourdes privations liées à la cherté des produits du quotidien, qui nourrissent un sentiment croissant de déclassement éprouvé par la société française dans son ensemble. La Guyane fait par ailleurs face à un taux d’homicide quatorze fois plus élevé qu’à l’échelle française, quand, à Mayotte, une crise sociale secoue l’île depuis des mois, en réaction notamment à un afflux migratoire continu depuis les Comores et Madagascar. Plutôt que d’envisager une approche globale (diplomatique, économique, sociale – notamment en mettant fin aux droits sociaux minorés, les montants versés au titre du RSA étant par exemple deux fois plus faibles qu’ailleurs en France), le gouvernement a préféré reprendre une proposition de longue date du Rassemblement national, en proposant de mettre fin à toute possibilité d’accéder à la nationalité française autrement que par le droit dit du sang, ce qui constitue une « rupture fondamentale avec les principes de la République ». 

Sur le plan économique, le Rassemblement national présente le pouvoir d’achat comme sa priorité, alors même que s’agissant du salaire, élément central du pouvoir d’achat, le parti s’est récemment refusé à augmenter le Smic et a, entre autres exemples, remis à plus tard sa proposition de réduction de TVA sur les biens de première nécessité. Cette dernière reculade peut nous amener à nous interroger, dans le cas d’une prise de pouvoir du RN, sur l’avenir de la non-applicabilité de la TVA en Guyane et à Mayotte et sur le maintien de taux réduits de TVA en Guadeloupe, Martinique et à la Réunion, qui concourent à un objectif de baisse des prix pour le consommateur final. 

À titre d’illustration supplémentaire, citons un autre renoncement du RN : celui relatif à l’abrogation de la réforme des retraites, alors même que l’impact de cette réforme individualiste et déshumanisante sera encore plus dramatique dans les Outre-mer, où la majorité des populations vit en dessous des seuils de pauvreté, où la réalité est celle de vies actives hachées, d’une accumulation de « petits boulots » à la pénibilité accrue, qui ne permettent pas de vivre décemment. Concernant plus spécifiquement les personnes âgées, 9 à 15% des retraités des départements et régions d’Outre-mer dits historiques sont en situation de grande pauvreté, contre 1% en moyenne en France hexagonale.

Par ailleurs, avant d’introduire prudence et modération au sein de ses propos au cours des derniers jours, excluant « toute décision hâtive », André Rougé, le « monsieur Outre-mer » de Marine Le Pen, défend par ailleurs la suppression de l’octroi de mer, une taxe spécifique aux Outre-mer qui, bien que faisant l’objet d’appréciations diverses et nourrissant de nombreux débats, est une ressource primordiale pour l’équilibre financier des collectivités ultramarines et leur garantit une autonomie fiscale. 

Historiquement, un parti qui s’inscrit dans l’héritage des idéologies inégalitaires et racialistes du siècle dernier

Il semblerait qu’à certains égards, la mémoire n’ait plus bonne presse lorsqu’il s’agit de combattre l’extrême droite. Elle est au contraire incontournable dans les sociétés ultramarines, profondément marquées par les traces laissées par les figures coloniales et la violence fondée sur une idéologie raciste et xénophobe. Ce passé pèse incontestablement sur le présent des territoires ultramarins, impactant par ailleurs directement la politique nationale, ne serait-ce qu’à l’échelle sémantique. Il n’est ainsi pas anodin que le terme « Hexagone » soit désormais préféré à celui de « métropole » pour qualifier la France continentale par rapport à ses territoires ultramarins, le terme « métropole » faisant écho au passé colonial de la France, alors même qu’avec la loi du 19 mars 1946 tendant au classement comme départements français de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Réunion et de la Guyane française, la France est supposée avoir abandonné son statut d’empire colonial en érigeant ses territoires ultramarins en départements.

Alors, certes, pour reprendre les propos de Jean-Yves Camus, « l’incantation moralisatrice consistant à répéter en boucle que le Rassemblement national est le parti de la haine depuis son origine ne fera jamais revenir l’électorat populaire ni les classes moyennes votant RN vers les partis de gauche ou de droite »Mais dans un contexte de défiance politique croissante, où la société semble prise d’une fièvre dégagiste, la ruse suprême du diable n’est-elle pas de faire croire qu’il n’existe pas ? 

À cet égard, Marine Le Pen a récemment martelé qu’elle n’était « absolument pas raciste» et a dans la foulée récusé toute forme de discrimination « en fonction de l’origine » ou « de la couleur de la peau », pointant avec une certaine démagogie la popularité dont elle serait créditée auprès des habitants de Mayotte, qui ont « voté pour [elle] dans des proportions absolument spectaculaires aux élections présidentielles », oubliant au passage de préciser que plus d’un Mahorais sur deux (54,51%) ne s’était pas rendu aux urnes au second tour. Le ripolinage de façade engagé depuis le début de la « dédiabolisation » sur la question du racisme du RN s’effrite dès lors que des situations concrètes se présentent à lui : en ce sens le verni bas de gamme d’un antiracisme made in RN s’est écaillé lorsque Marine Le Pen n’a finalement rien eu à redire face à la situation de Divine, cette aide-soignante noire violemment insultée par un couple de sympathisants RN, telle que dévoilée dans l’émission Envoyé spécial diffusée le 20 juin dernier.

Il s’agirait ainsi de reconnaître l’ancien sous les apparences du nouveau. Les piqûres de rappel ne manquent pas, à commencer par celle de la condamnation en 2016 pour injure publique raciale d’Anne-Sophie Leclère, ancienne candidate du Front national aux municipales de 2014, après avoir comparé l’ancienne ministre de la Justice Christiane Taubira à un singe. Plus récemment, le délégué départemental du Rassemblement national à Mayotte, Saidali Boina Hamissi, devait initialement figurer sur la liste européenne de Jordan Bardella, avant d’en être évincé suite à la polémique déclenchée par des déclarations notamment racistes et misogynes. N’est-ce pas par ailleurs Nadine Morano, membre des Républicains mais récemment courtisée par le RN dans le cadre des élections européennes, qui déclarait en 2015 que la France était un « pays de race blanche » dont il fallait préserver la « majorité culturelle » pour « qu’il y ait une cohésion nationale » ?

Ces propos s’inscrivent dans le prolongement de ceux de Marine Le Pen, alors candidate à l’élection présidentielle de 2022, qui déclarait vouloir « rétablir systématiquement l’usage exclusif et irremplaçable du français dans tous les usages qui fondent et forment notre civilisation ». Des propos à contre-courant du multilinguisme qui caractérise les territoires ultramarins, les langues y étant l’expression de savoirs et de cultures, et des combats menés pour leur reconnaissance officielle. 

Ainsi que le soulignaient Norman Ajari et Marylin Maeso, l’extrême droite ne se fonde ainsi plus sur « l’hérédité biologique » mais sur « l’irréductibilité des différences culturelles » pour asseoir la « supériorité intellectuelle ou civilisationnelle des Blancs ». C’est donc dorénavant au nom de la différence et de l’égalité, de l’égale différence des cultures et de leur « contribution spécifique au patrimoine commun », comme le disait Lévi-Strauss, que l’extrême droite s’emporte aujourd’hui contre la menace du métissage, de la migration ou de la crise démographique. Chasser le naturel, il revient au galop. Et si la monture a changé, ce n’est pas le cas du cavalier.

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