Rwanda, Congo, M23 : les ressorts du conspirationnisme et du négationnisme
«L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » déclarait un ancien président de la République française. À l’occasion de la reprise de Goma et Bukavu par le M23, un groupe armé congolais aux revendications politiques et à l’existence autonome, combien de médias, députés français ou européens, intellectuels ou simples citoyens, qui s’étaient indignés à l’époque des propos de Nicolas Sarkozy, reproduisent aujourd’hui cette même vision infantilisante et méprisante de l’Afrique ?
Pourquoi ces biais s’accompagnent-ils d’une réactualisation de discours négationnistes ? Trente ans après le génocide des Tutsis rwandais, en quoi la couverture médiatique de l’Afrique des Grands Lacs reste-t-elle largement imprégnée de clichés racistes, hérités de la colonisation et mâtinés de raisonnements calqués sur l’antisémitisme ?
Négationnisme et inversion accusatoire
Avant toute chose, il convient de s’accorder sur le sens des mots. Le terme « négationnisme » fut forgé en 1987 par Henry Rousso afin de permettre aux historiens de démasquer les entreprises de dénégation et de confondre les imposteurs qui, sous couvert de « révision », niaient ou minoraient la Shoah. En France, le négationniste qui a le plus marqué les esprits à la fin des années 1970 est sans doute Robert Faurisson, en niant purement et simplement l’existence des chambres à gaz. Mais il est à noter qu’aujourd’hui, un tribunal pourrait, à raison, considérer que la déclaration « Pétain a sauvé les juifs français » relève du négationnisme. Cette affirmation d’Éric Zemmour, tordant les faits dans une rhétorique inspirée par la défense de Pétain et des proches de Pierre Laval, même sans nier l’existence des chambres à gaz, constitue en effet une « minoration outrancière » des conséquences de la politique antijuive de Vichy.
Concernant le génocide des Tutsis au Rwanda, on pourrait considérer qu’il existe trois formes principales de négationnisme, dont les rhétoriques sont là encore des reprises de la défense des génocidaires et de leurs complices devant le Tribunal pénal international. La façon la plus grossière d’avancer un discours négationniste du génocide des Tutsis consiste à nier purement et simplement l’existence des massacres. Une deuxième, plus insidieuse, prétend condamner le génocide des Tutsis rwandais, mais s’empresse d’inventer un second génocide contre les Hutus, pour relativiser et donc nier le seul génocide qui a eu lieu dans la région : celui perpétré contre les Tutsis en 1994. Qu’il avance de manière outrancière ou insidieuse, le négationniste accuse chaque fois les victimes et leurs proches de porter une responsabilité dans les massacres. Cette inversion accusatoire est à la fois une variante et une constante des discours négationnistes.
Dans tous les discours négationnistes du génocide des Tutsis rwandais, l’accusation obsessionnelle vise toujours, à un moment ou à un autre, le Front patriotique rwandais (FPR). Le FPR est une force politique rwandaise – née d’une rébellion dans un esprit de guerre de libération – qui s’est opposée à la division raciste de la société rwandaise, entre Hutus et Tutsis, imposée par la colonisation et perpétuée après l’indépendance par des acteurs politiques rwandais. En 1994, le FPR (qui n’était pas composé uniquement de Tutsis) arrêta seul le génocide. Et depuis, dans un retournement, le FPR est accusé d’avoir fomenté le génocide des Tutsis, afin de s’emparer du pouvoir. Ce qui est aussi absurde que le seraient des allégations qui – reprenant le genre d’élucubrations délirantes qu’on peut trouver dans les pamphlets de Roger Garaudy ou d’Alain Soral – viseraient à accuser les Juifs ou « les sionistes » d’avoir fomenté la Shoah en infiltrant la SS, et cela, afin de prendre le pouvoir en Palestine !
Conspirationnisme et relativisation du génocide des Tutsis
Alors qu’en Europe le conspirationnisme anti-Kagamé s’adonne à réécrire l’histoire, la haine raciale prospère à l’Est du Congo. Dans une indifférence quasi générale, l’idéologie des génocidaires hutus est remobilisée aujourd’hui, notamment par les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), la Codeco (Coopérative pour le développement du Congo), les milices maï-maï et wazalendo. Cette idéologie est instrumentalisée par le pouvoir kino-congolais, notamment contre les Tutsis congolais, les Hema et les Banyamulenge, traités en « étrangers envahisseurs », sur le modèle de l’antisémitisme.
Les responsabilités européennes dans le chaos raciste de l’Afrique des Grands Lacs s’inscrivent dans le temps long. Les catégories raciales mobilisées aujourd’hui par des acteurs politiques locaux ont d’abord été théorisées par des pseudo-savants, comme Arthur de Gobineau (théoricien racialiste du XIXe siècle), Georges Montandon (auteur de « Comment reconnaître le Juif », qui sévit au Commissariat général aux questions juives sous Vichy) ou Georges Seligman (auteur du classique de l’anthropologie coloniale Les Races de l’Afrique, préfacé par Montandon), avant d’être imposées aux populations lors de la colonisation allemande, puis belge. Les responsabilités françaises sont aussi récentes, notamment dans le repli des génocidaires au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) en 1994, lors de l’opération Turquoise. C’est en effet cette opération – menée au nom de la France – qui, en couvrant la fuite des génocidaires extrémistes hutus du Rwanda vers le Zaïre, a aidé cette idéologie à s’enraciner plus profondément dans la région.
Ces dernières années, dans une variante actualisée, un narratif conspirationniste s’acharne à démontrer que le M23, qui est loin d’être uniquement composé de Tutsis ou de rwandophones, serait coupable d’un génocide dans le Kivu (Est de la RDC). Or, ce groupe s’oppose à la logique raciste et à la corruption qui sévissent aujourd’hui au Congo, avec des revendications similaires à celles du FPR au Rwanda à la veille de 1994. Ce supposé « Holocauste au Congo » (pour reprendre le titre racoleur de l’ouvrage de Charles Onana, pamphlétaire condamné le 9 décembre 2024 par la 17ème chambre du Tribunal correctionnel de Paris, pour « déploiement sans frein de l’idéologie négationniste ») serait fomenté en coulisses par Paul Kagamé, dans le but de piller les ressources minières de la RDC pour le compte des puissances occidentales. Il est important de comprendre que ce récit n’est pas plus crédible que ceux fabriqués autour des « Protocoles des Sages de Sion », un faux document antisémite aux nombreuses versions, mis en circulation à la fin du XIXe siècle et supposé attester l’existence d’un complot juif pour la domination du monde.
Cependant, il serait trompeur de réduire ces élucubrations aux égouts d’internet et de penser qu’elles n’ont pas droit de cité auprès des sphères les plus cultivées des sociétés européennes, ainsi que dans les productions des médias dits de référence. Cela ne devrait d’ailleurs plus surprendre. Il s’agit d’une constante – tant lors de la colonisation que sous Vichy – que de constater la participation d’élites intellectuelles, politiques et médiatiques à la mise en forme et la perpétuation du racisme. Récemment encore, Fréderic Métezeau, un des contributeurs les plus zélés de l’enquête « Rwanda classified », signée « Forbidden stories », cas d’école de désinformation sur le Rwanda et faillite journalistique ayant mobilisé « 50 journalistes, 17 médias internationaux », relayait la parole de génocidaires et de négationnistes notoires. Ces articles sont toujours en ligne et promus sur les plateformes de France Inter, France Info, Le Monde, Arte, etc. De même, parler « d’autorités tutsis au Rwanda » (sic), comme le fait Agnès Callamard – secrétaire générale d’Amnesty International – sur le média Blast, c’est emprunter aux mêmes théoriciens racialistes du XIXe et du XXe siècles qui auraient parlé de « gouvernement sémite de Blum et Mendès France ».
Tout comme les catégories de « sémite » et d’« aryen », les catégories de « Tutsi » et de « Bantou » sont la perpétuation d’une lecture raciale et raciste, à l’intersection entre la négrophobie et l’antisémitisme. Et pourtant, le « reporter Afrique » du journal Le Monde, Christophe Chatelôt – qui n’hésite pas dans L’Empire du silence, documentaire confus de Thierry Michel, actuellement disponible sur Arte, à évoquer la thèse du « double génocide » –, s’étonne que le Rwanda post-1994 refuse ces catégories racistes nées en Europe. En 2024, Chatelôt, journaliste à qui Le Monde confie encore aujourd’hui le soin de couvrir la situation en RDC, reproche à demi-mot au « régime autoritaire de Kagamé » d’avoir, dit-il, « [décrété] qu’il n’y a plus ni Hutu ni Tutsi mais des Rwandais ».
Que faudrait-il penser d’un journaliste qui accuserait la République d’être un « régime autoritaire » du fait de « décréter à la Libération qu’il n’y a plus, aux yeux de la loi, ni juifs ni aryens, mais des Français » ? Par ailleurs, dans un récent du Monde, le président du Rwanda Paul Kagamé est présenté comme un personnage duplice, manipulant l’opinion internationale. L’iconographie du Monde orne son visage, dépeint comme maléfique et comploteur, d’une spirale hypnotique. Cette représentation à charge, reprenant les codes traditionnels de l’antisémitisme (duplicité, complot, démonisation) contre le président du Rwanda, est endossée par des figures politiques de tous bords. Au Parlement européen (qui heureusement pour le Rwanda ne brille que par sa légendaire impuissance et son agitation théâtrale…), à l’occasion d’une résolution votée le 13 février 2024, des députés européens ont demandé avec une écrasante majorité (443 voix pour, 4 contre et 48 abstentions) la suspension d’un accord signé plus tôt avec le Rwanda, dans une même ignorance crasse de la situation de l’Afrique des Grands Lacs.
Le discours complotiste qui anime, par ignorance ou par cynisme, une partie substantielle des élites occidentales, des élus français et européens, des ONG et de la presse internationale, s’inscrit dans une rhétorique confortant de fait les discours visant à relativiser le génocide des Tutsis rwandais, heurtant les rescapés, ainsi que les familles de victimes.
Pillage de minerais ou question raciale ?
Qu’en est-il de l’argument du « pillage de la RDC par le Rwanda » ? Peut-être faudrait-il, à la suite de la journaliste franco-rwandaise Madeleine Mukamabano, inviter ceux qui opposent « richesse du sous-sol congolais » à la « pauvreté du sous-sol rwandais » limitrophe à se demander, au contraire, si la présence des minerais s’arrête miraculeusement là où débutent les frontières. De plus, curieusement, ce sont les mêmes qui reconnaissent au Rwanda l’efficacité de sa lutte contre la corruption qui accusent le Rwanda d’être une entreprise corrompue de recel de minerais congolais. Ce complot, supposément « orchestré par Kagamé », constitue une présentation si caricaturale de la situation, qu’il en devient un défi lancé au principe de non-contradiction.
Il existe en réalité un biais consistant à présenter un groupe armé congolais autonome, le M23, comme un « proxy » du Rwanda, dont l’objectif serait d’envahir et piller la RDC pour ses minerais. Surtout au moment où les leaders congolais s’affairent de capitale en capitale, afin de proposer des contrats d’exploitation de ces mêmes minerais, en échange d’un soutien politique contre le Rwanda. Après le génocide des Tutsis de 1994, le Rwanda a effectivement franchi la frontière avec le Zaïre, après l’avoir annoncé, sans se cacher, et pour une raison légitime : le Rwanda cherchait à empêcher les génocidaires de se réarmer et de se réorganiser afin de revenir « terminer le travail ». Avant, pendant et après 1994, il n’a jamais été question pour le FPR de procéder à une quelconque « expansion territoriale ». Pourquoi Kagamé chercherait-il à « envahir » le Congo et instaurer un « Grand Rwanda », comme le prétend notamment la journaliste belge Colette Braeckman (Le Soir) ?
Transformer une question raciale et un risque génocidaire contre les Hema, Tutsis et Banyamulenge en une question économique (« le pillage des ressources »), c’est finalement verser dans le complotisme. Cette grille de lecture dépolitise les conflits ayant lieu sur le sol congolais et annule les effets au long terme du génocide contre les Tutsis, comme si l’Afrique n’avait ni histoire politique, ni idéologies. Comme si pour les observateurs occidentaux, en Afrique, après tout, il n’y avait que des histoires de « nègres », qui se tuent pour des cailloux.
L’adhésion au discours simpliste et largement accepté, quel que soit le bord politique, qui présente les désordres de l’Afrique des Grands lacs comme résultant d’un plan machiavélique du Rwanda, le seul pays de la région luttant activement contre l’idéologie du génocide avec des résultats incontestables, semble faire voler en éclat l’idée selon laquelle les clichés racistes hérités de la colonisation – ou les représentations complotistes du monde qui structurent l’antisémitisme – se réduiraient aux extrêmes-droites occidentales.
Crédit: Lien source