Sénégal : qu’en est-il de la rupture promise par le nouveau pouvoir de Bassirou Diomaye Faye ?

Une foule de jeunes s’était réunie ce 9 juin devant l’esplanade du Grand Théâtre de Dakar à l’appel du chef du parti Les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef), Ousmane Sonko. L’ancien opposant, désormais chef du gouvernement, remobilisait et rassurait les Sénégalais. « Nous savons où nous allons. Il nous a fallu dix ans pour construire ce projet. Ce n’est pas maintenant que nous allons nous tromper de combat », a-t-il affirmé dans ce meeting aux allures de campagne. Les nouvelles autorités se savent attendues au tournant : plébiscité dès le premier tour avec 54,28 % des voix le 24 mars dernier, Bassirou Diomaye Faye a été élu sur un programme souverainiste en rupture totale avec l’ancien régime du président Macky Sall.




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Exit l’hyperprésidentalisme, la gouvernance est désormais bicéphale. « Il y a une répartition des tâches entre un président qui parle peu et voyage beaucoup depuis sa prise de poste et un premier ministre qui s’occupe surtout des questions sociales et des préoccupations des Sénégalais», détaille Babacar Ndiaye, analyste politique au sein du think tank Wathi. Figure de proue du « projet Pastef », Ousmane Sonko occupe un rôle majeur dans ce nouveau pouvoir qu’il a largement contribué à faire élire. « Ce n’est pas un premier ministre ordinaire. Il a un poids certain par rapport à ce qu’il représente et la vision du Pastef qu’il a toujours portée», précise Babacar Ndiaye. Il jongle ainsi entre ses activités partisanes de président du Pastef et ses fonctions de chef de gouvernement.

Ces derniers mois, Bassirou Diomaye Faye a multiplié les déplacements dans les pays de la sous-région, réaffirmant ainsi les nouvelles priorités diplomatiques du Sénégal, dans la droite ligne de la vision panafricaniste du Pastef. Un changement de paradigme qui s’illustre aussi par la nouvelle dénomination du ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères. «Il y a une redéfinition de la diplomatie sénégalaise. Ce sont d’abord les intérêts du Sénégal, puis du Sénégal avec les pays voisins, l’Afrique, puis le reste du monde», explique Maurice Soudieck Dionne, professeur agrégé en science politique à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis.




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En se rendant dans les pays de l’Alliance des États du Sahel (Niger, Burkina Faso et Mali) en crise avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), le président sénégalais se positionne en médiateur et espère faciliter leur réintégration dans son giron. Hors du continent, il a assisté le 20 juin au Forum mondial pour la souveraineté et l’innovation vaccinale en France, et a ensuite rencontré Emmanuel Macron. Cette visite, trois mois après l’investiture, tranche avec celle de ses prédécesseurs. Elle s’inscrit dans la volonté de changement diplomatique du Sénégal vis-à-vis de la France, et plus généralement avec tous ses partenaires étrangers. «Les deux chefs d’État ont exprimé leur volonté commune de donner une nouvelle impulsion au partenariat entre le Sénégal et la France, fondé sur un respect mutuel, un partenariat équilibré au service des intérêts réciproques des deux peuples », indiquait un communiqué conjoint.

Audits et mesures fiscales

« Il est trop tôt pour tirer des conclusions, surtout devant l’étendue des tâches », indique Babacar Ndiaye. Les promesses faites sont nombreuses et ambitieuses, mais peu de mesures concrètes sont visibles, même si des orientations se dessinent. Premier acte fort tenu fin mai, les assises de la justice doivent réformer et moderniser le secteur, malmené par les affaires politico-­judiciaires. «Diomaye Faye et Sonko l’ont vécu : ils étaient emprisonnés il y a encore quatre mois», rappelle le politologue, soulignant l’urgence du besoin d’équité. Un collectif de victimes de Macky Sall a ainsi demandé un mandat d’arrêt international à son encontre.

C’est surtout sur la lutte contre la vie chère que les autorités étaient observées. L’inflation à 5,9 % en 2023 se répercute durement sur les denrées alimentaires, qui représentent plus de 48 % des dépenses des ménages sénégalais (1). Initialement espérée vers le 15 mai, la baisse des prix n’a été annoncée que le 13 juin pour être effective le 24. «Les Sénégalais devenaient impatients car c’est leur première préoccupation », explique Momar Ndao, président de l’Association des consommateurs du Sénégal. Mais les montants ont déçu.

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Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie.

«Ils ont répondu à la pression pour calmer les ardeurs, mais c’est loin d’être suffisant ! » déplore Aïssatou Diatta, retraité de 60 ans qui se plaint aussi de la cherté des loyers dakarois. « Les nouveaux dirigeants se retrouvent confrontés aux réalités du pouvoir », note Maurice Soudieck Dione. Prévue en ­septembre-octobre, la présentation du document de politique générale devrait fixer la feuille de route pour matérialiser le « projet ».

Une myriade d’audits dans divers secteurs a été lancée et les autorités multiplient les mesures fiscales pour renflouer les caisses du Trésor public : TVA sur les activités ­numériques en prévision, recouvrement fiscal des médias, etc. Dans le secteur de la pêche, économie prioritaire, les choses bougent aussi : la liste des navires autorisés dans les eaux sénégalaises a été publiée et un audit sur le pavillon sénégalais pour déterminer l’attribution des licences de pêche est en cours. «Ces premiers actes donnent de l’optimisme : on sent un engagement à privilégier la pêche locale», se félicite Aliou Ba, responsable de campagne à Greenpeace Afrique.

Après le temps de la joie collective, vient la période de doute avec l’exercice du pouvoir.

A. Tine

La question de la renégociation des contrats de pêche avec l’Union européenne est toujours à l’étude, comme celle des hydrocarbures. Fin avril, le gouvernement a aussi gelé les travaux sur le littoral dakarois pour déterminer les occupations illégales du territoire. «Nous avons apprécié cette décision forte. Il faudrait dépasser les effets d’annonce avec des mesures réelles et libérer le littoral en détruisant ces bâtiments», rapporte Mbacké Seck, de l’association SOS Littoral, qui insiste sur les «attentes énormes des populations pour la transparence et la bonne gouvernance».




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Pierre angulaire du « projet », la lutte contre l’impunité était en effet au cœur de la campagne du Pastef. En réaffirmant le 9 juin que «toutes les responsabilités seront situées», Ousmane Sonko confirme cette dynamique. « Après le temps de la joie collective, vient la période de doute avec l’exercice du pouvoir», estime Alioune Tine, fondateur du think tank Afrikajom Center. Pour Saer Tambédou, la rupture est consommée avec les autorités. «Même si ça ne fait que trois mois, “quand un repas est bon, il sent déjà bon”. Ils ne font que parler et mentent : ils ne pourront pas amener le pays là où ils l’avaient promis», regrette ce vendeur ambulant de 32 ans, partisan de ­l’ancien régime.

Premières crispations

Des critiques émergent déjà, tel le manque de représentativité des femmes dans le gouvernement ou encore l’absence d’appels d’offres, pourtant promis, pour des postes dans des organismes publics. Si les profils nommés ont été salués pour leurs compétences, la sélection continue à faire débat. «Ils font de la politique », analyse Maurice Soudieck Dionne.

Aissata Diatta s’interroge : « J’ai peur que les nouveaux dirigeants oublient nos enfants. Ils doivent les aider à trouver un emploi rapidement, ou cela va devenir dangereux», souligne cette Sénégalaise dont le fils, sympathisant de Sonko, a été emprisonné pendant neuf mois en 2023 et reste sans emploi depuis sa libération. Avec 29 % de jeunes au chômage, la question de l’emploi est un enjeu de taille. Demeure une autre attente : l’ouverture d’enquêtes et l’indemnisation des victimes des crises politiques de 2021 à 2024, malgré l’annonce d’une commission spéciale. « Le nouveau défi du pouvoir est la question de l’impunité », assure Alioune Tine.




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L’hostilité véhémente affichée par Ousmane Sonko le 9 juin a interrogé. Il s’est livré à une diatribe contre les médias, accusés de détournement fiscal, la magistrature corrompue ou encore l’opposition, pourtant silencieuse. « Votre rôle est d’apporter des solutions durables pour fortifier la presse et la consolider. Vous n’êtes plus dans l’opposition mais dans la position d’apporter des réponses rassurantes et démocratiques », l’a interpellé Birahim Seck, coordinateur du Forum civil. Quelques semaines plus tôt, un activiste et un imam étaient condamnés pour « diffusion de fausses nouvelles » et « offense » pour des attaques contre Ousmane Sonko sur sa « complaisance envers l’homosexualité ». Un durcissement qui inquiète.

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