Rien n’empêchera la chanteuse guinéenne Sia Tolno d’avancer sur le chemin de l’afrobeat, ce style nigérian dans lequel elle convertit son énergie. Manene, sixième album de la lauréate 2011 du prix Découvertes RFI basée en France, est le fruit de sa collaboration avec des musiciens européens.
RFI Musique : Dans quel état d’esprit et avec quelles ambitions avez-vous abordé cet album ?
Sia Tolno : Le précédent, This Train, était un peu mainstream : il faut savoir que je viens des cabarets, j’y ai appris à chanter, et j’avais envie de refaire un peu ce que j’entendais dans ce temps-là, par nostalgie. Mais ma vraie musique, c’est l’afrobeat. Et dans cet album Manene, je l’ai mélangé avec la guitare mandingue de la Guinée, vu mon identité. Voilà ce qui est différent.
Sur cet album, vous êtes accompagnée par un groupe basé en Espagne, à Barcelone, avec lequel vous jouez aussi sur scène depuis fin 2020. Comment s’est faite cette association ?
On s’est connus juste après This Train. J’étais à la recherche de musiciens afrobeat qui ressemblaient un peu à Tony Allen (batteur historique de l’afrobeat) dans tout ce qui touche à la construction musicale – n’oubliez pas que j’avais fait un album avec lui en 2014. Quand je suis tombée sur Alma Afrobeat, j’étais très contente. Je suis venue à Barcelone. On a fait quelques sessions ensemble et ça m’a beaucoup plu, même s’il n’y avait pas de guitare mandingue ! Aujourd’hui, le monde de la world music a changé, les musiciens se font rares. Tout ce qui est live est mort ou presque ! Mais je suis têtue, je persiste, je donnerai jusqu’à ma dernière goutte de sang pour cette musique ne meure pas. Avec eux, on a aussi créé un autre groupe qui s’appelle Afro Dead et dont je suis la chanteuse : on fait des reprises de Grateful Dead en afrobeat. Cet été, on va tourner ensemble aux États-Unis et au Canada. J’ai aussi mon groupe en Alsace : quand j’y suis arrivée en 2019, je suis allée dans un pub et j’ai demandé à des musiciens qui faisaient du rock s’ils voulaient jouer avec moi. Je leur ai fait découvrir l’afrobeat. Quand ils ont écouté les morceaux que je leur ai envoyés, ils ont vu que c’était des choses écrites, pas des notes jouées n’importe comment.
Vous avez évoqué votre collaboration avec le Nigérian Tony Allen, décédé en 2020. Que vous en reste-t-il ?
Quand on a commencé à travailler ensemble, je l’ai tout de suite invité au restaurant. Il fallait que je le connaisse avant qu’on entre en studio. Je lui ai posé beaucoup de questions, bien sûr au sujet de Fela (dont il a été le batteur au sein d’Afrika 70, NDR), mais il voulait aussi qu’on se souvienne de son nom à lui, comme l’un des pionniers de l’afrobeat.
Tony Allen m’a dit que l’afrobeat, ce n’est pas que le chant, ou une belle voix. C’est une attitude, une manière de voir les choses. Quand on choisit l’afrobeat, on ne va pas s’amuser à chanter « Chéri, je t’aime mais tu es parti ». Non. On doit pousser les gens à l’essentiel. Faisons face à la réalité : nous venons d’un continent qui est hyper riche, qui est paradisiaque, mais on est malheureux. On utilise l’afrobeat pour parler de choses importantes, pour changer le monde même si ce n’est pas le cas au final. Au moins, quand tu seras vieux, tu pourras dire que tu as contribué à ta modeste échelle !
À quoi fait référence le titre de cet album, Manene ?
C’est un refrain qui a déjà existé et qui dit « il faut qu’on demande pardon ». Je l’ai emprunté aux femmes qui le chantaient en chœur durant la guerre en Sierra Leone. Elles étaient venues demander pardon aux rebelles, parce qu’il y avait eu trop de tueries, de famine. Pour que ça s’arrête. Mais malheureusement, les rebelles ont fait feu sur elles, alors qu’elles venaient avec ce chant. La guerre en Sierra Leone m’a beaucoup marquée.
Quand vous avez présenté votre nouvel album à Conakry, en mai, vous êtes revenue sur votre parcours. « J’ai perdu mon passé », avez-vous déclaré en référence à cette guerre civile que vous avez fuie en 1992. Comment en avez-vous pris conscience ?
Si je n’avais pas eu d’enfants, je n’aurais pas pensé avoir perdu mon passé. Parce que je n’aurais pas su faire la différence entre le passé et le présent. J’aurais vécu uniquement dans le présent. Quand on a déménagé de Paris pour aller en Alsace il y a quelques années, je les ai vu pleurer, ne plus avoir d’appétit parce qu’ils quittaient leurs amis. Mais ils peuvent repartir les voir de temps en temps. Moi, je ne verrai plus mes amis. La guerre a beaucoup d’impacts que les gens n’imaginent pas. On n’a plus d’habitudes. Quand la guerre est arrivée en 1992, on s’est tous séparés. Même quand tes amis arrivent à émigrer dans d’autres pays, tu les as quand même perdus, parce qu’ils vont faire d’autres rencontres. Ils veulent oublier. Tout le monde veut oublier ce passé où il y avait la guerre, où il y avait les tueries.
Et lorsque je reviens en Sierra Leone, je suis hyper triste. Pourtant, c’est un très joli pays : la plage, c’est comme une mini-Jamaïque ! Mais quand tu viens t’y asseoir, dans ton esprit, tu ne vois que les corps, tout ce qui s’est passé et que tu avais oublié. Une fois sur place, les souvenirs reviennent.
Sia Tolno Manene (Kingsland Music & Slow Walk Music) 2024
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