De sa première manifestation, Alaa Busati garde un souvenir glaçant. En septembre 2013, dans le sillage des printemps arabes, des milliers de Soudanais et de Soudanaises bravent les interdictions et descendent dans la rue contre le régime tout-puissant d’Omar Al-Bachir, qui règne sans partage depuis son coup d’État mené en 1989 avec l’appui du mouvement islamiste. « Au début, j’étais terrifiée. En trois jours, plus de 800 personnes ont été tuées et des centaines ont été arrêtées. Pour la première fois, j’ai vu des gens mourir sous mes yeux, j’ai entendu les balles, le vacarme de l’oppression. Puis, je n’ai plus jamais eu peur. Ces manifestations ont brisé le mur de la peur, pavant la voie à la révolution de 2018. »
Âgée de 18 ans, Alaa est alors en première année de droit à l’université El-Nilein de Khartoum, où elle s’engage dans un réseau clandestin mêlant étudiants, professeurs et avocats. « En tant que femme, je n’avais pas de droits. J’étais privée de liberté. Sous le joug d’un régime islamiste corrompu, nous encourrions cinquante coups de fouet si nous portions un jean ou un voile mal ajusté, nous n’avions aucune perspective. » À l’instar d’Alaa, dont le père est un islamiste conservateur mais dont la famille maternelle est communiste, toute une génération commence à être infusée par des idées révolutionnaires qui s’immiscent jusque dans l’intimité des foyers.
Pendant cinq ans, Alaa et des milliers d’opposants s’organisent secrètement, scrutant avec attention les échecs et les réussites des révolutions alentour. Lorsqu’en décembre 2018 des manifestations spontanées éclatent contre le triplement du prix du pain à Mayerno dans le sud du pays, puis à Atbara dans le nord, l’étincelle est enfin allumée. Venue des marges, la contestation gagne la capitale. Structurées autour de syndicats professionnels et de comités de résistance disséminés dans chaque quartier, des manifestations massives secouent les grandes villes. À Khartoum ou à Port-Soudan, Alaa distribue des tracts, tague le slogan « Liberté, Paix et Justice » sur les murs, organise les prochaines mobilisations.
La participation des femmes à ce mouvement est sans précédent. « D’un coup, nous nous sommes toutes soulevées, quelles que soient notre profession et notre catégorie sociale. Même les grands-mères campaient devant les commissariats. Les femmes ont certes toujours joué un rôle dans les luttes politiques au Soudan, notamment dans les révolutions successives contre les pouvoirs militaires, mais, cette fois, les trois décennies de régime islamiste les avaient excédées. » Au fil des mois, le pouvoir vacille. Omar Al-Bachir est destitué en avril 2019. En tête de cortège, Alaa et des millions de manifestantes exultent.
Elles ont vite déchanté. Au sein des nouvelles autorités civiles de transition qui partagent le pouvoir avec un conseil militaire, les femmes ont été reléguées au second plan. Sous le gouvernement du Premier ministre Abdallah Hamdok, quelques mesures suscitent l’enthousiasme, comme l’abrogation de lois criminalisant les tenues et les pratiques jugées indécentes. Mais les demandes de participation politique, d’égalité, de protection des femmes, sont restées lettre morte. « Il y a eu une romantisation internationale de la libération de la femme soudanaise par la révolution. Le changement politique n’a pas suivi. Nous avions fait chuter un régime, mais sans parvenir à faire tomber son système. Puis le coup d’État a tout brisé. »
« Nous avions fait chuter un régime, mais sans parvenir à faire tomber son système »
Lorsque le 25 octobre 2021, les généraux Al-Bourhane et Hemetti s’allient pour renverser le gouvernement civil, tous les espoirs de changement sont pulvérisés. Dans le sillage du putsch, les partisans du régime islamiste déchu font leur retour dans les rouages de l’État. Alors que les manifestations qui s’élancent contre ce nouveau pouvoir militaire sont réprimées dans le sang, Alaa s’active en coulisse. Membre d’un réseau secret d’avocats, elle œuvre nuit et jour pour sortir de prison des centaines de militants arrêtés arbitrairement. « C’était le grand retour en arrière. Comme regarder son propre enfant mourir. J’avais l’impression qu’un rat était en train de grignoter mon âme. Nous avions perdu tout ce pour quoi nous nous étions battus. »
Sur fond de tensions politiques et de lutte pour les ressources du pays, les deux généraux putschistes se déchirent progressivement. Les bruits de bottes annoncent une déflagration imminente. Le 15 avril 2023, la première balle est tirée, et le pays s’embrase. Les civils sont pris entre les feux croisés de l’armée régulière du général Al-Bourhane et des milices paramilitaires du général Hemetti. Les premiers affrontements ont lieu à quelques rues de la maison d’Alaa. La famille se terre sous les escaliers à chaque bombardement. « La guerre représente le point culminant du processus contre-révolutionnaire. Les deux forces qui ont bafoué nos aspirations se battent pour le pouvoir, coupant la route à la démocratisation du pays. »
L’irruption du conflit entraîne l’exil de millions de civils. Alaa fuit d’abord vers le village de son père, sur les rives du Nil Blanc. « Le paysage n’était que destruction. Et puis il y avait cette odeur, celle des corps en décomposition sur le bord des routes. À l’époque, on ne la connaissait pas encore ; depuis, on s’y est habitués. » Arrivée à Port-Soudan, Alaa retrouve un réseau d’activistes qui distribue nourriture et vêtements à des milliers de personnes déplacées. Ensemble, ils lancent une campagne pacifiste pour mettre fin à la guerre. « Nous avons immédiatement été la cible de nombreuses pressions et beaucoup de camarades ont été arrêtés. Les autorités rejettent toute idée de neutralité. »
Alaa est contrainte de s’exiler à Addis-Abeba, en Éthiopie, puis à Kigali, au Rwanda, d’où elle multiplie les allées et venues vers les capitales de la région. Aux côtés d’autres révolutionnaires, elle coordonne des actions de soutien en faveur des femmes soudanaises déplacées par la guerre. « Dans les camps de réfugiés ou prisonnières des combats, elles se trouvent dans un état de vulnérabilité ultime et sont régulièrement exploitées par les acteurs armés qui profitent de leur fragilité. La femme est utilisée comme un moyen, le viol comme une tactique de guerre. »
En octobre 2024, Alaa rejoint Marseille par l’intermédiaire d’une initiative pacifiste. Elle a depuis déposé une demande d’asile en France et tente de développer un collectif européen pour promouvoir la paix au Soudan. Du Rwanda, elle a gardé la conviction que les femmes ont un rôle fondamental dans la construction de la paix. « La guerre n’a pas cassé les Soudanaises. La solution commencera par les femmes. Elles sont les premières à comprendre la réalité de la guerre, à la vivre dans leur chair, à dénoncer son absurdité. Les guerres sont lancées par des hommes, et au milieu meurent les femmes. Il est temps que cela change. »
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